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Le soldat allemand, en cet automne 1942, marche dans les faubourgs de Stalingrad qui ne sont plus qu’un immense champ de gravats et de ruines.
La Luftwaffe a la maîtrise du ciel, une journée de bombardements tue 40 000 personnes et les habitants, les soldats blessés, essaient de quitter la ville, située sur la rive droite de la Volga.
Il leur faut traverser le fleuve, large de 1 500 mètres et soumis aux attaques aériennes le jour, et la nuit aux bombardements incessants de l’artillerie et des mortiers allemands.
Mais on veut rejoindre cette rive est qui constitue l’« arrière » de Stalingrad.
L’écrivain Viktor Nekrassov, lieutenant à Stalingrad, écrit :
« Vers la fin octobre, alors qu’il ne nous reste plus que quelques têtes de pont sur la rive droite du fleuve, nous disposons d’un nombre très réduit d’unités : 20 000 hommes peut-être en tout. Mais de l’autre côté de la Volga, il y a une véritable montagne de matériel : tout le ravitaillement, toute l’artillerie, tous les avions y sont concentrés. »
Les Katioucha – batteries à canons multiples – lancent leurs projectiles sans discontinuer.
En dépit de cette puissance, les renforts qui doivent passer le fleuve sont soumis aux tirs de l’artillerie allemande.
« Ces passages sont pathétiques. On fait traverser le fleuve à une vingtaine de soldats. Il s’agit ou bien des vieux de 50 à 55 ans, ou bien des tout jeunes de 18, 19 ans. Ils sont là, sur la rive, tremblant de froid et de peur. On leur donne des vêtements chauds et puis on les dirige vers la ligne de front, parfois à quelques centaines de mètres. Quand ils y arrivent, les obus allemands ont déjà tué la moitié de ces hommes… Chose curieuse, tous ces types qui parviennent au front deviennent rapidement des soldats endurcis, de vrais frontoviks. »
Ils découvrent l’enfer.
Au nord de la ville, dans la zone industrielle, se dressent les pans de mur des usines – usines de tracteurs, d’armement, usine métallurgique : Djerjinski, Octobre Rouge, Barricade. Au sud, le terrain est relativement ouvert. Une colline, « Mamaï », se dresse au centre de la ville et la domine.
On se bat au corps à corps.
Le général allemand Doerr écrit :
« C’en est fini à jamais des opérations conduites à grandes guides, des espaces immenses de la steppe, la guerre passe aux coteaux de la Volga avec leurs taillis drus et leurs ravins encaissés…
« Pour chaque immeuble, château d’eau, maison, atelier, chaque remblai de chemin de fer, chaque mur, chaque cave, ou même pour chaque amas de ruines, c’est une bataille à livrer, implacable.
« La distance entre les lignes ennemies et les nôtres est réduite… Il est impossible de se dégager de cette zone de combats rapprochés… »
Pour les soldats allemands, les Russes sont des « bêtes sauvages », des « fanatiques », des « barbares qui emploient des méthodes de gangsters », « ce ne sont pas des hommes, mais des créatures en fer. Ils ne sont jamais fatigués et le tir de nos armes ne les effraie pas ».
C’est bien l’enfer !
« Chaque soldat se considère comme un condamné à mort. »
Le général Tchouikov donne à ses soldats ses conseils pour les combats rapprochés. « L’expérience est souveraine, dit-il.
« Déplacez-vous à quatre pattes ou en rampant. Soyez prêt à l’attaque, la mitraillette à l’épaule, et dix à douze grenades en réserve… N’entrez jamais seul dans une maison ; allez-y à deux : vous et une grenade. La grenade d’abord et vous derrière la grenade, puis le coup de balai avec votre mitraillette…
« Il est possible que l’ennemi contre-attaque ; réagissez brutalement à la grenade, à la mitraillette, à la baïonnette et, si vous n’en avez pas, au poignard et au couteau… »
Cependant, les Allemands, appuyés par les chars, soutenus par la Luftwaffe, progressent. Mais les pertes sont énormes, le désespoir gagne.
« Mon Dieu, pourquoi nous avez-vous abandonnés ? » s’interroge un lieutenant de panzers.
« Il y a quinze jours que nous nous battons pour une seule maison, à grands coups de mortier, de grenade, de mitrailleuse… et de baïonnette, écrit-il. Depuis le troisième jour, les corps de cinquante-quatre des nôtres jonchent le sol, à la cave, sur les paliers, dans l’escalier… Le front ? C’est un corridor entre deux chambres incendiées, un mince plafond entre deux étages. La seule aide que nous recevions est celle de camarades qui occupent les escaliers de secours et les cheminées des maisons voisines. D’étage à étage, on se bombarde avec des grenades, au milieu des explosions, de nuages de poussière et de fumée, de monceaux de plâtras, de flots de sang, de débris de mobilier, et d’excréments humains. Demandez à un soldat ce que représente seulement une demi-heure de combats corps à corps dans de pareilles conditions. Et imaginez Stalingrad ; quatre-vingts jours et quatre-vingts nuits de corps à corps…
« Stalingrad n’est plus une ville. De jour, c’est un gigantesque nuage de fumée brûlante et aveuglante, recouvrant un vaste brasier. Et quand la nuit descend, une de ces nuits torrides, hurlantes et sanglantes, les chiens s’enfuient, plongent dans la Volga et nagent désespérément pour gagner l’autre rive. Les nuits de Stalingrad sont une terreur pour eux. Les animaux fuient cet enfer… que, seul, l’homme peut endurer ! »
On se bat aussi pour contrôler le centre de la ville et la colline Mamaï qui s’y dresse.
De nouvelles divisions russes ont réussi à traverser la Volga. L’une est commandée par le général Rodimtsev, qui a combattu en Espagne, durant la guerre civile, et dont les soldats sont aguerris. Ils s’enterrent sur les flancs de la colline, et repoussent toutes les attaques allemandes.
L’autre est commandée par le major général Gourtiev. Elle est composée des « Sibériens ».
Ils sont lancés dans la bataille en octobre dans le secteur nord de la ville :
« Ils sont jeunes, grands, pleins de santé, dit Tchouikov. Ils portent l’uniforme des parachutistes avec poignards et dagues à la ceinture. Ils chargent à la baïonnette. Ils envoient sur leur épaule un nazi mort comme un sac de paille. Personne ne les vaut pour les combats de maison à maison. Ils attaquent par petits groupes, surgissent dans les maisons et dans les caves et se servent alors de leurs couteaux et de leurs dagues. Même encerclés, ils continuent de se battre et meurent en criant “Pour le pays et pour Staline ! On ne se rendra jamais”. »
Voudraient-ils cesser de se battre que les troupes du NKVD – la police politique – les fusilleraient… Et l’on dit que le nombre des soldats exécutés à Stalingrad atteint peut-être la dizaine de milliers…
Mais cette discipline de fer, ces exécutions sommaires, la brutalité des officiers à l’égard de leurs hommes – certains les frappent – n’auraient pas suffi à susciter ces actes d’héroïsme, cet acharnement à se battre, que manifestent les troupes russes à Stalingrad.
Ces hommes savent aussi comment les nazis traitent leurs prisonniers ! Alors on lutte jusqu’à la mort.
Une unité veut résister, hisse un drapeau rouge au sommet de l’immeuble de façon à attirer l’ennemi, à le détourner d’autres objectifs. Et le drapeau rouge est une chemise de blessé, pleine de son sang !
Dans son journal, un officier allemand note au jour le jour.
« 16 septembre. Notre bataillon, appuyé par des chars, attaque un silo d’où déferlent des torrents de fumée. C’est le blé qui est à l’intérieur qui brûle. Les Russes semblent y avoir eux-mêmes mis le feu. Des barbares ! Nous subissons de lourdes pertes. Il ne reste plus guère que soixante hommes par compagnie. Ce ne sont pas des hommes qui occupent le silo, mais des diables que ni les flammes ni les balles ne peuvent détruire.
« 18 septembre. Le combat se poursuit à l’intérieur du silo. Les Russes qui sont encore à l’intérieur sont des types condamnés à mort. Le chef de bataillon nous a dit : “Les commissaires politiques ont donné l’ordre à ces hommes de résister jusqu’à la mort.” Si toutes les maisons de Stalingrad sont défendues de cette façon, aucun de nos soldats ne rentrera en Allemagne. J’ai reçu aujourd’hui une lettre d’Elsa ; elle attend mon retour dès que nous aurons remporté la victoire.
« 20 septembre. La bataille pour le silo continue toujours. Les Russes font feu de toutes parts. Nous restons dans notre cave ; impossible de sortir. Le sergent-major Nuschke a été tué ce matin alors qu’il traversait la rue en courant. Le pauvre vieux, il laisse trois gosses.
« 22 septembre. La résistance des Russes dans le silo est brisée. Nos troupes avancent vers la Volga. À l’intérieur du silo, on a trouvé quarante cadavres russes. La moitié d’entre eux étaient habillés en matelots ; ce sont des diables marins ! Nous avons fait un prisonnier, il est grièvement blessé ; il ne peut pas parler, ou bien il fait semblant… »
Ce Russe se nomme Andrei Khozyanov.
Il appartient à une brigade d’infanterie de marine, et non à l’un de ces « régiments disciplinaires » dans lesquels on est voué à la mort, comme l’a prétendu le chef du bataillon allemand. Dans le silo à blé, il a résisté avec une poignée d’hommes à des attaques de char.
Il raconte.
« La nuit, pendant une courte accalmie, on fit le compte des quelques munitions qui nous restaient : un “tambour” et demi de fusil-mitrailleur, vingt à vingt-cinq cartouches par mitraillette, et huit à dix cartouches par fusil.
« Se défendre avec si peu de munitions était impossible. Nous étions encerclés. Il y avait de nombreux chars au nord et à l’est du silo. Nous décidâmes de tenter une sortie vers le sud…
« La nuit du 20, on tenta le coup. Au début, tout alla bien ; les Allemands ne nous attendaient pas de ce côté-là. On franchit le ravin, on traversa la voie ferrée, puis on tomba sur une batterie de mortiers allemands qui venait juste de prendre position en profitant de l’obscurité.
« On renversa les trois mortiers et un camion chargé de bombes. Les Allemands s’enfuirent, laissant derrière eux sept morts, abandonnant non seulement leurs armes, mais leur pain, et… leur eau. “Quelque chose à boire ! Quelque chose à boire !” Nous ne pouvions penser à rien d’autre. Nous bûmes jusqu’à plus soif. Puis on mangea le pain qu’on avait trouvé, et on repartit.
« Que se passa-t-il alors et qu’arriva-t-il à mes camarades ? Je ne sais pas… la seule chose dont je me souvienne, c’est que, lorsque je rouvris les yeux, le 25 ou le 26 septembre, j’étais dans une cave noire et humide, et il me semblait que j’étais couvert d’une couche d’huile. Je n’avais plus de vareuse, ni de soulier au pied droit. Mes mains et mes pieds ne répondaient plus ; et dans ma tête, ça bourdonnait.
« Une porte s’ouvrit et, dans la lumière du jour, je pus voir un soldat en uniforme noir. Sur sa manche gauche, il y avait une tête de mort. J’étais tombé aux mains de l’ennemi. »
Ce soldat russe blessé et ses camarades ont été galvanisés par l’ordre du jour lancé par le Comité de guerre du front de Stalingrad : « L’ennemi doit être écrasé à Stalingrad ! »
De la mi-septembre aux premiers jours de novembre 1942, les Allemands progressent parfois de seulement quelques mètres, mais ils réussissent à couper en deux la 62e armée, à occuper le cœur de Stalingrad et à atteindre le quai central de la Volga.
Le mois d’octobre est le plus cruel.
La colline Mamaï change plusieurs fois de mains. Le sommet est un véritable no man’s land. Mais sur les pentes, les cadavres allemands s’entassent. En un jour, ils perdent 1 500 hommes et 50 chars.
Mais les bombes allemandes atteignent des réservoirs d’essence. Le combustible se déverse dans la Volga : le fleuve est en feu. Les flammes passent par-dessus les abris où Tchouikov a établi son quartier général.
« Tout d’abord, nous perdons presque la tête, écrit Tchouikov. Que faire ? Alors, mon chef d’état-major, le général Krylov, ordonne : “Serrez-vous les uns contre les autres. Restez dans les abris encore intacts, et maintenez les communications par radio avec vos troupes !” Puis il murmure : “Vous croyez qu’on peut tenir ? – Oui, dis-je. Et de toute façon, on a nos revolvers ! – Ça va, répond-il.” Nous nous étions compris.
« Je dois reconnaître qu’au premier regard que je risque hors de l’abri, je suis terrifié à la vue des flammes. Mais l’ordre de Krylov me rend mon sang-froid. Bien qu’entourés de feu, nous continuons à travailler et à diriger les troupes.
« L’incendie dure plusieurs jours. Or nous n’avons pas d’autre quartier général, en réserve. Toutes nos troupes, y compris les hommes du génie, se battent contre les Allemands. Il nous faut donc nous débrouiller dans les abris encore intacts, dans des trous, souvent sous le feu de l’ennemi. Plusieurs jours et plusieurs nuits durant, nous ne fermons pas l’œil. »
Les combats les plus terribles se déroulent du 14 au 23 octobre 1942, suivis dans les premiers jours de novembre d’offensives allemandes qui sont repoussées, même si les points d’appui russes adossés à la Volga n’ont qu’une profondeur de quelques centaines de mètres.
Les combats acharnés se poursuivent pour une pierre, pour chaque mètre du sol de Stalingrad.
Mais de ces derniers jours d’octobre, les Russes ont une impression de victoire.
Même si au centre du front les Allemands ont atteint, sur une longueur de 500 mètres, la rive de la Volga, les ailes du dispositif russe au nord et au sud ont tenu.
Tchouikov se souvient des cours qu’il a suivis à l’Académie militaire. Il a la conviction que cette bataille de Stalingrad se déroule selon le schéma de la bataille de Cannes quand, en 216 av. J.-C., Hannibal avait défait les troupes du consul romain Varron.
Le « centre » carthaginois avait reculé, mais les « ailes » avaient tenu et avaient encerclé les légions romaines !
« Le schéma de la bataille de Stalingrad correspond au plan classique de la bataille de Cannes », confie Tchouikov.
On le regarde avec étonnement et ironie.
Tchouikov déclare : « Nous sommes dans la situation des Carthaginois », et il répète la prédiction énoncée par Staline, lors de la parade du 7 novembre 1942 sur la place Rouge :
« Nous aussi, nous ferons bientôt la fête dans nos rues. »