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On voudrait que ce « voyage vers la mort » soit interrompu par les puissances alliées. Car en cette fin d’année 1942, elles savent que l’extermination des Juifs est au bout du chemin.

Des sources allemandes ont confirmé la mise en œuvre de la « solution finale ».

Jusque-là, les témoignages, les rapports – ceux du résistant polonais Ian Karski – n’avaient pas réussi à lever tous les doutes.

En outre, les préoccupations politiques diverses et contradictoires avaient retenu le gouvernement polonais en exil, à Londres, comme les responsables sionistes de s’exprimer.

« La destruction des Juifs d’Europe est ruineuse pour le sionisme, déclarait Ben Gourion, à la fin de l’année 1942, car il ne restera personne pour construire l’État d’Israël. »

Il ne s’attardait pas sur le crime contre l’humanité en train de se commettre.


Et puis, le 10 novembre 1942, un groupe de Juifs polonais munis de passeports britanniques et échangés contre des Allemands vivant en Palestine révèlent la réalité insoutenable de l’extermination.

Auschwitz, Birkenau, Treblinka, Sobibor, Belzec et tant d’autres sites de massacre ne sont plus de simples noms abstraits, mais les lieux de l’horreur.

La « solution finale » s’incarne.


Puis vint le témoignage du Waffen-SS Kurt Gerstein – un protestant profondément religieux –, chargé de se procurer une centaine de kilos d’acide prussique (Zyklon B) et de le livrer à Lublin.

À Belzec, il a assisté à l’asphyxie d’un « transport » de Juifs de Lemberg.

Il se confie à un diplomate suédois, Goran von Otter, qui rédige un rapport pour son ministère. Mais celui-ci ne le divulgue pas[5].


Le consul suédois à Stettin, Karl Ingve Vendel – en fait un agent de renseignements –, transmet à Stockholm un rapport rassemblant les confidences de plusieurs officiers allemands.

Le rapport confirme point par point le témoignage de Gerstein.


En juillet 1942, un industriel allemand, Eduard Schulte, se rend à Zurich et révèle à une relation d’affaires le plan d’extermination de la communauté juive d’Europe.

Le directeur du bureau genevois du Congrès juif mondial – Gerhart Riegner – est averti. Il rédige un rapport qu’il envoie à Londres et à Washington.

Riegner écrit :

« Reçu rapport alarmant faisant état qu’au Quartier Général du Führer un plan est discuté et en cours d’examen selon lequel tous les Juifs des pays occupés devraient, après déportation et concentration dans l’Est, être exterminés d’un coup, afin de résoudre une fois pour toutes la question juive en Europe. Selon le rapport, l’action est planifiée pour l’automne. Les moyens d’exécution sont encore en discussion, comprenant l’usage d’acide prussique. Nous transmettons cette information avec toutes les réserves nécessaires, car son exactitude ne peut être confirmée par nous.

« L’informateur est attesté comme ayant des liens proches avec les plus hautes autorités allemandes et ses rapports sont généralement dignes de foi. »


Le département d’État et le Foreign Office demeurent sceptiques et demandent à Stephen Wise, le président du Congrès juif mondial à New York, qui avait lu le rapport, de ne le publier qu’après avoir obtenu des confirmations par d’autres sources.

C’est en novembre et en décembre 1942 que les doutes sont levés et que la décision est prise de dénoncer l’extermination des Juifs d’Europe par les nazis. Roosevelt, recevant le 8 décembre 1942 une délégation de personnalités juives, leur déclare :

« Le gouvernement des États-Unis est parfaitement au courant de la plupart des faits sur lesquels vous attirez aujourd’hui mon attention. Nous en avons malheureusement reçu confirmation par de nombreuses sources. »


Le 17 décembre 1942, la Grande-Bretagne, les États-Unis, l’URSS et le Comité national de la France Combattante à Londres révèlent solennellement que les Juifs d’Europe sont en train d’être exterminés.

« Les États s’engagent à ce que les responsables de ces crimes n’échappent pas au châtiment. »

Mais ils n’annoncent aucune initiative susceptible d’arrêter le « voyage vers la mort ».

Et ce n’est pas la menace d’une mise en jugement, une fois le conflit terminé, qui peut faire reculer les bourreaux.


Et ce n’est pas non plus le message du pape Pie XII, diffusé sur les ondes de Radio-Vatican, le 24 décembre 1942, qui va arrêter le « voyage vers la mort » de millions de personnes.

Le pape déclare que l’humanité doit formuler le vœu de « ramener la société à l’inébranlable centre de gravitation de la loi divine.

« Ce vœu, l’humanité le doit à des centaines de milliers de personnes qui, sans aucune faute de leur part, par le seul fait de leur nation ou de leur race, ont été vouées à la mort ou à une progressive extinction ».

Mais aussitôt, Pie XII, comme s’il craignait d’avoir pris le parti des Juifs, ajoute, réduisant ainsi la « solution finale » à un aspect parmi d’autres de la cruauté de la guerre :

« Ce vœu, l’humanité le doit à ces milliers et milliers de non-combattants, femmes, enfants, infirmes, vieillards auxquels la guerre aérienne – dont nous avons depuis le début dénoncé maintes fois les horreurs – a sans distinction enlevé la vie, les biens, la santé, les maisons, les asiles de la charité et de la prière. »


L’ambassadeur britannique à Rome s’étonne, suggérant que « le Vatican, au lieu de penser uniquement au bombardement de Rome – par l’aviation anglaise –, devrait s’interroger sur ses devoirs face au crime contre l’humanité sans précédent que représente la campagne d’extermination des Juifs par Hitler ».

Le cardinal Maglione, secrétaire d’État, a répondu :

« Le pape ne saurait condamner les atrocités particulières ni vérifier le nombre de Juifs tués rapporté par les Alliés. »

Cependant, le Vatican savait par plusieurs sources quels étaient le but et les conditions du « voyage » auquel les Juifs – les « non-aryens », écrit le Vatican – étaient condamnés.


Le 26 décembre 1942, Joseph Goebbels note :

« Le discours du pape est dénué de toute signification profonde. Il porte sur des généralités qui suscitent le désintérêt le plus total dans les pays en guerre. »


Que dire ?

Nommer le crime et réclamer le châtiment.

Mais la révolte, l’angoisse et le désespoir demeurent.

Mesurer son impuissance face à cet insondable univers de la souffrance.


C’est ce que ressent, en 1942, Richard Lichtheim, délégué de l’Agence juive à Genève, quand le président de l’United Palestine Appeal aux États-Unis lui demande d’écrire un article de 1 500 mots sur la « position des Juifs en Europe ».

« Je croule sous les faits, répond Lichtheim, mais je ne peux les dire dans un article de quelques milliers de mots. Il me faudrait des années pour écrire…

« Cela signifie que je ne puis vous dire réellement ce qui est arrivé et ce qui arrive à 5 millions de Juifs persécutés dans l’Europe de Hitler.

« Personne ne racontera jamais l’histoire : une histoire de 5 millions de tragédies personnelles dont chacune remplirait un volume. »


FIN




[1] Saul Friedländer, Les Années d’extermination, op. cit.

[2] En 1944, la visite de Pétain à Paris fut un triomphe, quelques jours avant la Libération.

[3] La condamnation de Fernand Bonnier de La Chapelle a été annulée le 31 décembre 1945. Le jeune homme est réhabilité. On estime qu’il a agi dans « l’intérêt de la France ». En 1953, il est décoré à titre posthume de la croix de guerre et de la médaille militaire. Il avait été en 1942 membre d’un groupe gaulliste, le Corps franc d’Afrique. Une croix de Lorraine est gravée sur sa tombe.

[4] Qui sera canonisée.

[5] Gerstein se rendit aux Américains en 1945, rédigea plusieurs rapports sur ce qu’il avait vu, fut remis aux autorités françaises d’occupation et se pendit dans sa cellule le 25 juillet 1945.

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