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Au printemps de 1942, la « solution finale » est ainsi à l’œuvre. Mais on perçoit chez ses organisateurs la crainte de la révolte de leurs victimes.

Elles sont des millions en Europe et si elles se soulevaient les nazis seraient réduits à l’impuissance.

Alors il leur faut terroriser, isoler les Juifs en les marquant de cette étoile jaune, jouer sur la peur, la lâcheté, la cruauté de la population qu’il faut à la fois fasciner, menacer, et rendre complice du massacre. Mais l’inquiétude des nazis est toujours présente. On la perçoit même chez le Führer.


Quand le 18 mai 1942, à Berlin, une bombe incendiaire explose sur le site de l’exposition « Le Paradis soviétique », Hitler fébrile hurle, comme enragé.

Il réunit le 23 mai les Reichsleiter et les Gauleiter, à la Chancellerie du Reich.

On a déjà arrêté les auteurs de l’attentat : un groupe de communistes dirigés par un homme jeune, Herbert Baum, qui, torturé, se donnera la mort.

« Il est caractéristique que cinq membres de ce groupe soient juifs, expose Goebbels, que trois soient demi-juifs, et quatre aryens. »


Hitler est hors de lui, « extraordinairement révolté, dit Goebbels. Il m’ordonne de veiller à ce que les Juifs de Berlin soient évacués dès que possible ».


« Les Juifs, déclare Hitler aux dignitaires nazis réunis à la Chancellerie, sont décidés à remporter la victoire dans cette guerre, à tout prix, car ils savent que la défaite signifierait leur liquidation personnelle. Nous voyons désormais clairement ce que Staline, homme de paille des Juifs, avait préparé pour cette guerre contre le Reich. »

La démesure des propos accompagne l’ampleur de la répression : 250 Juifs sont exécutés au camp de Sachsenhausen, et des centaines d’autres y sont déportés.


En fait, les dirigeants nazis, quel que soit leur rang, ont peur. Quand un officier SS inspecte un camp de concentration, il dit en ricanant, face aux déportés figés depuis des heures au garde-à-vous, immobiles sous peine de mort :

« Maintenant que vous êtes im Dreck – dans la merde –, voyons de quoi vous êtes capables, vous les Juifs. »

Phrase méprisante, et cependant le défi qui est lancé révèle l’incertitude, l’angoisse même.


Et lorsque la dizaine de Juifs à Berlin font exploser un engin artisanal qui ne cause que de légers dégâts, Goebbels avoue qu’il « n’a aucune envie d’être abattu par un “Ost Jude” de vingt-deux ans ».


« Je représente au Führer mon projet d’évacuation complète des Juifs de Berlin, poursuit-il. Que 40 000 Juifs qui n’ont rien à perdre puissent encore écumer librement dans Berlin représente un grand danger. C’est un défi et une invitation aux assassinats. Si cela commence, plus personne ne sera en sécurité ; même des Orientaux de vingt-deux ans ont participé au dernier attentat à la bombe incendiaire ; cela en dit long. Je prône une fois de plus une politique radicale contre les Juifs et le Führer m’approuve sans réserve. » Hitler insiste sur la brutalité des Juifs et leur soif de vengeance.

« Le Führer pense que pour nous, personnellement, le danger augmentera si la situation militaire devient plus critique. »


L’attentat de Berlin – dérisoire, comparé aux effets de la guerre, à la puissance du Reich, à la « solution finale » – est reçu comme un avertissement : il faut achever l’extermination des Juifs au plus vite.


Or le 27 mai 1942 – neuf jours à peine après l’attentat de Berlin –, l’Obergruppenführer SS Reinhard Heydrich, chef de l’Office central pour la Sécurité du Reich au sein de la SS, protecteur de la Bohême et de la Moravie, maître d’œuvre de la conférence de Wannsee sur la « solution finale », celui qu’on appelle le « boucher de Prague » et dans la SS la « bête blonde », est tué dans un attentat.


Il n’est pas l’œuvre de Juifs.

C’est le gouvernement tchèque en exil à Londres qui l’a organisé.

Heydrich en effet, cynique et habile, après avoir exterminé la résistance tchèque, fusillant, déportant, a accordé des avantages matériels aux ouvriers tchèques qui travaillent dans les usines d’armement, les séparant ainsi de l’élite patriote.


Abattre Heydrich, personnage qui incarne l’ordre nazi, c’est, selon les Tchèques de Londres, déclencher la répression, et donc raviver la résistance.

Deux Tchèques, de l’Armée libre tchécoslovaque, formés en Angleterre, Jean Kubis et Jozef Gabeck, sont parachutés à proximité de Prague.


L’attentat est facile à exécuter.

Heydrich circule sans escorte, empruntant tous les jours le même itinéraire, souvent en Mercedes décapotable.

Il se rend de sa maison, à une vingtaine de kilomètres de Prague, au château de Hradcany.

Kubis et Gabeck lancent, le 27 mai 1942, une bombe qui blesse mortellement Heydrich. Ils réussissent à fuir, à se réfugier dans l’église Saints-Cyrille-et-Méthode à Prague.

Dénoncés par un agent anglais du SOE (Special Operations Executive), ils repoussent avec un groupe de résistants et d’agents du SOE durant plusieurs heures l’assaut des SS, puis ils se suicident.


Le nazisme est frappé à la tête.

Heydrich représentait les SS, le symbole même du Reich de Hitler. Et le Führer veut pour Heydrich des funérailles grandioses, même s’il a pesté contre l’Oppensgruppenführer admiré, jalousé, accusé même d’avoir une ascendance juive – ce qui est faux.

Pour Hitler, Heydrich a fait preuve « de bêtise et de stupidité » en circulant sans escorte, en se laissant aller à des « gestes héroïques ».


Au vrai, Heydrich, au visage énigmatique, est un personnage singulier qui désarçonne par sa « logique », implacable.

« Vous… vous, avec votre logique, a un jour hurlé Himmler, tout ce que je propose vous le démolissez avec votre logique, vos froides critiques raisonneuses. »

L’homme, glacial, est ému seulement lorsqu’il joue du violon.

Himmler l’accuse d’être « totalement divisé » parce qu’il a une ascendance juive.

Heydrich, un soir d’ivresse, aurait tiré sur le miroir qui lui renvoyait son image, en criant : « Je te tiens enfin, canaille. »


Il faut une répression à la mesure de l’importance de Heydrich.

Mille trois cent trente et un Tchèques, dont 201 femmes, sont exécutés sur-le-champ. On tue 3 000 Juifs enfermés dans le camp de Theresienstadt – un « ghetto » privilégié, le décor où l’on promène les envoyés de la Croix-Rouge.

On découvre sur le cadavre d’un agent du SOE le nom du village de Lidice, une bourgade située non loin de Prague.

Dix camions chargés d’hommes de la police de sécurité allemande encerclent Lidice, le matin du 9 juin 1942.

Les hommes sont fusillés, les femmes déportées au camp de Ravensbrück.

Restent les enfants orphelins : 88 d’entre eux sont jugés racialement inférieurs, déportés et tués. Dix-sept sont envoyés en Allemagne et adoptés par des familles du Reich.


Lidice est incendié, les ruines dynamitées et le terrain nivelé. Cinq mille Tchèques ont payé de leur vie la mort de l’Obergruppenführer SS Reinhard Heydrich, « boucher de Prague » et « bête blonde ».



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