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En ce printemps et cet été 1942, rares sont les passants qui à Paris – et il en va de même dans les autres villes européennes occupées par les nazis – s’arrêtent devant les affiches apposées par les autorités allemandes.


Elles menacent. Elles dressent des listes de condamnés à mort – 93 en France, en un seul jour, le 12 août 1942.

Les passants accélèrent le pas, détournent la tête.

La police, faisant respecter l’ordre allemand, arrête, souvent au hasard, ceux qu’elle soupçonne d’arracher des lambeaux de ces affiches gorgées de sang ou d’y tracer quelques mots.

« Vive de Gaulle ! » et « Vive la France ! ».

Ou bien d’y dessiner un V, annonçant la Victoire, ou une croix de Lorraine, et parfois une faucille et un marteau – Vive l’URSS ! –, et aussi une étoile de David.


On sait ce qu’il en coûte d’être accusé de « saboter » les affiches signées à Paris par le général SS Karl Oberg, ou le général Stülpnagel. Il en est de même partout dans les pays occupés.

Les masques sont tombés en ce printemps et cet été 1942.


Chacun se sent menacé.

On rafle dans la rue. Les jeunes hommes sont ainsi requis d’office pour aller travailler en Allemagne, puisque la Relève imaginée par Laval est un échec.

Le « négrier » ne peut fournir assez de « chair » au ministre du Reich Sauckel qui exige plusieurs centaines de milliers de volontaires et l’application du Service du travail obligatoire.


On interpelle dans le métro, à Paris, on fouille.

On arrête les Juifs qui ne portent pas l’étoile jaune, qui depuis le 6 juin 1942 est obligatoire dans la zone occupée, alors que le gouvernement de Vichy refuse de l’imposer en zone libre.

Mais il livre les « Juifs apatrides », autorise des centaines de policiers allemands à pénétrer en zone libre, à arrêter qui bon leur semble, Juifs apatrides ou français, résistants, radios qui transmettent à Londres les renseignements recueillis par les réseaux de la Résistance.

Les masques tombent, le gouvernement de Vichy est réduit à ne plus être que l’auxiliaire actif de l’occupant.


Sa collaboration avec les nazis est indispensable à ces derniers.

Le général Oberg sait bien qu’il ne dispose pas d’assez d’hommes pour identifier, arrêter, déporter les Juifs que Himmler, appliquant la « solution finale », lui réclame. Oberg ne veut pas non plus que les rafles et les déportations provoquent des mouvements de révolte dans la population française. Il ne peut pas traiter Paris comme Varsovie ou Kiev.

Et il n’est pas possible de déplacer des divisions engagées sur le front de l’Est pour maintenir ou rétablir l’ordre en France.


Heureusement, le jeune et ambitieux secrétaire général de la police française, René Bousquet, est décidé à collaborer, à la condition que les autorités françaises aient la maîtrise des opérations.

Bousquet veut ainsi marquer que la France est souveraine, même en zone occupée.

Il explique au général SS Oberg que la préfecture de police de Paris a établi un fichier des Juifs apatrides comportant 28 000 noms et adresses.

Qu’il peut mettre en œuvre près de 9 000 hommes, policiers, gendarmes, auxquels viendront s’ajouter les jeunes « chemises bleues » du Parti populaire français de Doriot.


Une « grande rafle » est fixée au 16 juillet 1942, après qu’on a renoncé à la date du 14… jour de fête nationale et républicaine.

Les Juifs, quels que soient leur sexe, leur âge, leur état – infirmes, grabataires, vieillards, malades, jeunes enfants –, seront arrêtés à l’aube, embarqués dans des autobus parisiens, rassemblés au Vélodrome d’Hiver, puis, de là, expédiés au camp d’internement de Drancy.

Les parents et les enfants seront dirigés vers les camps de Pithiviers et de Beaune-la-Rolande. Là, les enfants seront séparés de leurs parents et dirigés vers…

Vers quoi ? L’est ? La Pologne ?


Le 1er juillet 1942, dans l’émission de Radio-Londres « Les Français parlent aux Français », le journaliste Jean Marin a révélé qu’en Pologne, les Allemands ont abattu, souvent à la mitrailleuse, hommes, femmes et enfants polonais, qu’ils ont rassemblé les Juifs dans des ghettos, avant de les massacrer.

Il ajoute :

« Les Allemands utilisent pour cela des chambres à gaz qu’on appelle, même en Allemagne, les chambres de Hitler. »


La « grande rafle » du 16 juillet se déroule dans le calme ; quelques suicides, des hurlements. Mais au lieu d’arrêter les 28 000 Juifs du fichier de la préfecture de police, les policiers français ne peuvent se saisir que de 3 031 hommes, 5 802 femmes et 4 051 enfants, soit 12 884 personnes.

Les autres – près de 15 000 – ont pu fuir, se cacher après avoir été prévenus dans les jours ou les heures qui ont précédé la grande rafle.


« Hier, écrit l’écrivain Ernst Jünger, officier de l’armée d’occupation à Paris, un grand nombre de Juifs ont été arrêtés ici pour être déportés. On a séparé d’abord les parents de leurs enfants, si bien qu’on a pu entendre leurs cris dans les rues. »


Ces enfants seront entassés dans des wagons, et dirigés vers…

On ne dit pas Auschwitz – que précisément en ce mois de juillet Himmler vient de visiter, pour juger de l’efficacité de l’extermination –, on dit l’est…

On pense « vers la mort ».



« J’ai vu passer un train, écrit Édith Thomas, dans la publication clandestine Les Lettres françaises.

« En tête, un wagon contenait des gendarmes français et des soldats allemands. Puis venaient des wagons à bestiaux, plombés. Des bras maigres d’enfants se cramponnaient aux barreaux. Une main au-dehors s’agitait comme une feuille dans la tempête.

« Quand le train a ralenti, des voix ont crié “maman” ! Rien n’a répondu que le grincement des essieux…

« La vérité : les étoiles sur les poitrines, l’arrachement des enfants aux mères, les hommes qu’on fusille, chaque jour, la dégradation méthodique de tout un peuple. La vérité est interdite : il faut la crier. »


Les catholiques qui rédigent Les Cahiers du Témoignage chrétien – clandestins – ont, dès le mois de mai 1942, stigmatisé « ces antisémites qui interprètent le silence forcé de la nation comme un acte d’acquiescement. Français et chrétiens, nous venons rompre solennellement le silence… La France tout court n’entend pas être complice ».

Mais Pierre Laval prévient le nonce apostolique Mgr Rocco que « si le clergé venait à donner asile aux Juifs destinés à la déportation dans les églises ou des monastères, il n’hésiterait pas à les en faire sortir à l’aide de la police ».

Au pasteur Bœgner qui vient exprimer son indignation, Laval répond qu’il « fait de la prophylaxie » et qu’il n’admet pas que restent en France des Juifs étrangers, pas même des enfants.

« J’ai insisté, dit le pasteur Bœgner, pour que soient confiés aux œuvres qualifiées les enfants… Mais Laval veut leur départ. »


Ces faits, le régime de Vichy cherche à les dissimuler.

Il veille à ce que les rafles, les déportations se déroulent à l’aube, derrière les barrages des forces de police.

Mais on entend les cris des enfants, on assiste à des tentatives de fuite, on recueille ceux des Juifs qui ont réussi à échapper à leurs poursuivants, on écoute avec effroi et indignation les récits des infirmières et des médecins qui ont pu pénétrer dans le Vélodrome d’Hiver, dans les camps d’internement.

Des cheminots parlent, évoquent les trains de la honte et de la mort qui quittent les gares proches de Drancy, de Compiègne, de Pithiviers, pour aller où ? vers quel massacre ?

Ainsi, en cet été 1942, la rupture s’accomplit-elle entre l’opinion française et Vichy.


Radio-Londres – la BBC – reprend et diffuse ces informations, ces témoignages dans le programme « Les Français parlent aux Français ».

« On sait aujourd’hui que les nazis ont introduit en France – terre classique de la liberté, pays fameux par une tradition de dignité et de générosité – l’ignoble pogrom, entend-on lors de l’émission du 8 août 1942. Qui ne connaît la réputation sinistre des camps de concentration de Drancy, Compiègne, du Vélodrome d’Hiver ? C’est là que par des arrestations arbitraires les Allemands envoient les Juifs à l’isolement depuis des mois !

« Mais les Allemands viennent de faire mieux : ce n’est plus individuellement qu’on a arrêté les Juifs, mais en masse ; on a enfermé des femmes et des enfants au Vélodrome d’Hiver. On a séparé brutalement des hommes de leur famille pour les expédier vers des camps de concentration d’abord, et de là vers les terres d’exil de Pologne ou de Russie. »


La presse clandestine de la Résistance – ainsi les journaux Combat, Franc-Tireur, mais aussi L’Humanité clandestine, l’organe du parti communiste – révèle de nouveaux faits accablants pour le régime de Vichy.

« Les horreurs déferlent sur la zone dite libre, peut-on lire dans Franc-Tireur, en août 1942.

« À Lyon, Toulouse, Marseille, Nice, Montélimar, dans les bourgs et les villages de tous les départements, la population française indignée a été témoin de scènes infâmes et déchirantes : la battue des malheureux réfugiés israélites que Vichy livre aux bourreaux hitlériens. Des vieillards de soixante ans, des femmes et des malheureux gosses ont été avec les hommes empilés dans des trains qui partent vers le Reich et vers la mort. C’est dans notre patrie que cette abjection se passe ! Vichy semble s’acharner à déshonorer la France. »


Laval est interpellé par le chargé d’affaires américain à Vichy qui s’indigne de l’attitude de la police française. Elle traque les Juifs « étrangers » et les livre aux Allemands.

Laval répond, sarcastique, que les États-Unis n’ont qu’à recueillir ces « indésirables qui se livrent au marché noir, à la propagande gaulliste et communiste ».

Mais Laval refuse, comme l’y invite le diplomate américain, de faire une demande officielle d’asile aux États-Unis pour ces Juifs pourchassés, voués à la mort.

Car désormais, même si on ne se l’avoue pas, on sait, au fond de soi, que l’est de l’Europe, vers où l’on dirige les Juifs arrêtés en France, est la terre du Grand Massacre.


Les autorités catholiques s’émeuvent.

À Vichy même, à l’église Saint-Louis, le révérend père Dillard, un dimanche de juin 1942, devant les dignitaires du régime, invite les fidèles à prier non seulement pour les prisonniers de guerre, mais aussi pour les 80 000 Français que l’on bafoue en leur faisant porter une étoile jaune.

On contraindra bientôt le père Dillard à quitter Saint-Louis de Vichy, et il sera plus tard déporté au camp de Dachau où il mourra.


L’assemblée des cardinaux et archevêques réunie à Paris en juillet 1942 adresse une supplique au Maréchal :

« Nous ne pouvons étouffer le cri de notre conscience… »

Les termes sont pesés, le mot Juif n’est pas écrit. Les ecclésiastiques demandent que soient respectées les exigences « de la justice et de la charité ».


Ce sont Mgr Saliège, archevêque de Toulouse, et Mgr Théas de Montauban qui, dans leurs lettres pastorales, ont, en dépit des pressions exercées par les préfets de Pétain, le courage de « nommer » et de « décrire » l’horreur.

Mgr Saliège, le dimanche 30 août 1942, fait lire en chaire, dans toutes les églises du diocèse, une lettre vibrante.

« Que des enfants, que des femmes, des pères et des mères soient traités comme un vil troupeau ; que des membres d’une même famille soient séparés les uns des autres et embarqués pour une destination inconnue, il était réservé à notre temps de voir ce triste spectacle.

« Notre Dame, priez pour la France !

« Dans notre diocèse, des scènes d’épouvante ont lieu dans les camps de Noé et de Récébédou.

« Les Juifs sont des hommes. Les Juives sont des femmes. Les étrangers sont des hommes. Les étrangères sont des femmes. Tout n’est pas permis contre eux, contre ces hommes, contre ces femmes, contre ces pères et mères de famille. Ils font partie du genre humain comme tant d’autres. Un chrétien ne peut l’oublier.

« France, patrie bien-aimée, France qui porte dans la conscience de tous tes enfants la tradition du respect de la personne humaine, France chevaleresque et généreuse, je n’en doute pas, tu n’es pas responsable de ces horreurs. »


Dans les temples de l’Église protestante, les pasteurs – ainsi les pasteurs Trocmé, Theis, qui prêchent dans les villes et villages du Massif central, notamment au Chambon-sur-Lignon – s’élèvent depuis des mois déjà contre les arrestations, les déportations, le sort réservé aux Juifs.

Ils ont condamné le « statut des Juifs » mis en place dès l’été et l’automne de 1940 par le gouvernement de Vichy.

De nombreux croyants – chrétiens, catholiques ou protestants – accueillent, cachent les Juifs qui ont réussi à échapper aux rafles et aux camps.

Et c’est cette résistance d’hommes et de femmes, cet héroïsme des Justes qui sauvent de la mort les deux tiers des Juifs de France.


Cependant, parmi les 4 051 enfants arrachés à leurs parents en juillet 1942, lors de la grande rafle du Vél’ d’Hiv’, il n’y eut aucun survivant.


Dès le 22 août 1940, le général de Gaulle avait écrit à Albert Cohen, conseiller politique du Congrès juif mondial à New York, l’assurant que « la France libérée ne peut manquer d’avoir à cœur de veiller à ce qu’il soit fait justice des torts portés aux collectivités victimes de la domination hitlérienne et entre autres aux communautés juives »…


Mais l’« opération » Vent printanier, le nom de code nazi pour désigner la mise en œuvre de la « solution finale » en France et en Europe de l’Ouest, se poursuit.

Les trains de la honte et de la mort roulent vers Auschwitz.


Le 5 août 1942, sous le titre « Le plan de dégradation de la France », Radio-Londres, dans l’émission de la France Libre, appelle à s’opposer à la persécution antisémite.

« Comme en Allemagne, comme en Tchécoslovaquie, comme en Autriche, comme en Pologne, comme partout, la persécution des Juifs n’est qu’un prélude, l’opération préliminaire à d’autres mesures d’asservissement du peuple français tout entier.

« Pour y faire échec, un seul mot d’ordre : SOLIDARITÉ.

« Solidarité pour tous les persécutés, pour toutes les victimes, pour tous ceux qui sont menacés.

« Chaque Français qui dispose d’un lit et de quelques légumes doit abriter, nourrir et protéger un Juif ou un chômeur. »


Mais parmi ceux qui ont réussi à échapper aux rafles, jeunes gens devenus des proscrits, des hors-la-loi, nombreux sont ceux qui ne cherchent pas seulement un refuge, mais surtout l’occasion d’agir, de se battre.

Ils vont souvent rejoindre les rangs de l’organisation de la MOI créée par le parti communiste.

Ils deviennent les intrépides et déterminés auteurs de nombreux attentats.

Ce sont eux que la police française et la police allemande traquent.

Ce sont eux qu’on fusille ; eux dont les noms « étrangers » sont inscrits en lettres noires sur l’affiche rouge que les Allemands apposent sur les murs de Paris.

On les appellera des « bandits », des « terroristes ».

Ils sont des « résistants ».

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