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De Gaulle, en ce mois de janvier 1942, a d’autant plus besoin de Jean Moulin et du soutien des hommes de la Résistance que les critiques contre lui, dans le cœur même de la France Libre, se multiplient, attisées par les Américains et les Anglais.
On ne lui pardonne pas son action à Saint-Pierre-et-Miquelon, en décembre 1941. L’amiral Muselier, le chef des Forces navales Françaises Libres, qui a conduit l’opération, déclare début janvier qu’il regrette d’avoir exécuté les ordres de De Gaulle !
Muselier a cédé aux pressions du Premier Lord de l’Amirauté, Alexander, et des Américains.
Il a suffi de flatter Muselier qui se déjuge, affirme « l’impossibilité pour des hommes libres de se soumettre à la domination despotique d’un seul homme » !
Et des membres de l’état-major de Muselier se solidarisent avec lui.
De Gaulle est partagé entre le mépris et le dédain. Il a la tentation de quitter ses bureaux de la France Libre, à Carlton Gardens, d’abandonner cette fourmilière traversée de rivalités.
Ainsi il manifestera aux yeux de tous que le pouvoir lui importe peu et qu’il ne l’exerce, fermement, que par devoir ! Mais pense-t-il renoncer ? Les phrases qu’il a prononcées reviennent en lui :
« Penché sur le gouffre où la patrie a roulé, je suis son fils qui l’appelle, lui tient la lumière, lui montre le salut. »
Il restera à son poste. Il écrit à Muselier :
« Amiral,
« […] Votre présence à Londres actuellement donne lieu dans le personnel à confusions et fausses interprétations dont la discipline risque de souffrir.
« Je dois en conséquence vous inviter à quitter Londres sans délai jusqu’à décision à intervenir.
« Veuillez croire, Amiral, à mes sentiments distingués. »
C’est ainsi.
Dans la grande tragédie qu’est cette guerre mondiale où les actes héroïques, les souffrances, l’abnégation sont immenses, où chaque jour des dizaines de milliers d’hommes, de l’Asie à la Libye, des neiges de Russie aux rues du ghetto de Vilna, sacrifient leur vie, il y a aussi le grouillement des intrigues, les sordides ambitions, et les implacables rivalités entre nations.
« Nous sommes en plein Munich, dit de Gaulle, la politique de Washington tend à nous arracher Saint-Pierre-et-Miquelon, comme jadis on arrachait les Sudètes aux Tchèques ! »
Il n’exagère pas.
Angleterre et États-Unis sont à la fois les grands alliés indispensables et les rivaux cyniques qui ne veulent pas que de Gaulle incarne le renouveau français, l’indépendance nationale recouvrée.
« Nos alliés, poursuit de Gaulle, cherchent à contester ce rassemblement de la France autour de nous. »
Au moment même où la police du gouvernement de Vichy arrête à Lyon, à Clermont-Ferrand, des animateurs du mouvement Combat, dont Chevance-Bertin, et Bertie Albrecht, la compagne d’Henri Frenay.
Elle les relâchera, mais la précarité, la fragilité des succès obtenus par Moulin sont évidentes.
Et de Gaulle a le sentiment que sur tous les fronts il en est de même.
On a cru un peu vite, en ce mois de janvier 1942 que l’Allemagne était à la veille d’être battue.
Or, dès la mi-janvier, la Wehrmacht ne recule plus en Russie. La contre-offensive russe, victorieuse, s’arrête après avoir repoussé les Allemands à 200 kilomètres de Moscou.
Succès majeur, mais les armées nazies ne sont pas brisées. Au sud du front, dans le Donbass, les Allemands attaquent. À l’extrême nord, ils n’ont pas fait plier Leningrad, mais la ville est toujours assiégée.
De Gaulle, le 20 janvier 1942, à la radio de Londres, peut bien saluer les succès de la Russie, célébrer avec « enthousiasme l’ascension du peuple russe », il sait que la victoire n’est encore qu’une perspective à peine esquissée.
Il faut cependant l’exalter, dire :
« La mort de chaque soldat allemand tué ou gelé en Russie, la destruction de chaque canon, de chaque avion, de chaque tank allemand, au grand large de Leningrad, de Moscou, de Sébastopol, donnent à la France une chance de plus de se redresser et de vaincre. »
Et de Gaulle commence à jouer de la force affirmée de la Russie pour conforter la position de la France Libre, face à Washington et à Londres.
« L’alliance franco-russe, dit-il, est une nécessité que l’on voit apparaître à chaque tournant de l’Histoire. »
Et il en sera ainsi dans l’Europe libérée, car « la Russie sera au premier rang des vainqueurs de demain ».
Mais ce n’est encore qu’une vision.
Pour l’heure les Allemands sont encore à Smolensk, et menacent de s’emparer de Sébastopol !
Il a d’ailleurs suffi de trois semaines en janvier 1942, pour que la réalité de la puissance allemande s’impose à nouveau.
Rommel, et son Afrikakorps, se préparent à l’offensive. Les sous-marins allemands détruisent chaque jour plus de bateaux que n’en peuvent construire les chantiers navals américains et britanniques.
Aux antipodes, la poussée japonaise s’amplifie, après Hong Kong, Manille, les îles de Guam et de Wake, la presqu’île de Malacca et Singapour sont conquises ou menacées.
Certes à l’horizon, la victoire des Alliés semble inéluctable, et le général américain MacArthur a raison de répéter « je reviendrai ».
L’US Air Force prépare un premier raid de bombardement sur Tokyo, pour bien montrer que le Japon n’est pas invulnérable, et que les États-Unis iront jusqu’au bout.
Mais la guerre sera longue et cruelle.
Il faudra serrer les dents, surtout quand on n’est pas à la tête d’un État, mais d’une France Libre qui n’est d’abord qu’une espérance et une volonté.
C’est le gouvernement de Vichy qui, bien que veule et soumis à l’occupant, est aux yeux de la majorité des Français l’autorité légitime.
C’est lui qui commande à l’armée de l’armistice et impose ses consignes à la censure.
Le 13 janvier 1942, le texte suivant est communiqué aux journaux :
« Évitez d’employer les mots Russie et Russe. La marge des synonymes entre Soviets et Rouges est assez étendue sans qu’il soit besoin de recourir aux anciennes dénominations. »
Et c’est au maréchal Pétain que, le 20 janvier 1942, la police prête serment !
C’est cela le visage « officiel » de la France !
Et parfois de Gaulle a le sentiment que tel Sisyphe il pousse un rocher qui retombera et tout sera à recommencer !
Alors, chaque signe de Jean Moulin, chaque Français qui se rallie à la France Libre lui apportent un réconfort, raffermissent sa volonté.
Ainsi de Gaulle a-t-il été ému par la lettre que lui adresse de New York, où il s’est réfugié, le philosophe Jacques Maritain. Le général a lu et relu ces lignes :
« Je pense, écrit Maritain, que la mission immense que la Providence a dévolue au mouvement dont vous êtes le chef est de donner au peuple français… une chance de réconcilier enfin dans sa vie elle-même, le christianisme et la liberté. »
Le 7 janvier 1942, de Gaulle répond à Maritain :
« Mon cher Maître,
« Il est doux d’être aidé, il est réconfortant de l’être par un homme de votre qualité…
« Si, jusqu’à présent, j’ai dû m’appliquer… à dire que notre désastre n’avait été que militaire et à faire qu’il soit réparé, je crois comme vous qu’au fond de tout il y avait dans notre peuple une sorte d’affaissement moral…
« J’ai pensé que, pour remonter la pente de l’abîme, il fallait d’abord empêcher que l’on se résignât à l’infamie de l’esclavage.
« Nous devrons ensuite profiter du rassemblement national dans la fierté et la résistance pour entraîner la nation vers un nouvel idéal intérieur… »
Selon de Gaulle, cette guerre dans sa cruauté doit être le moyen d’un redressement moral. Et en ces premiers jours de janvier 1942, dans le salon du petit appartement de l’hôtel Connaught qu’il occupe chaque soir de la semaine, de Gaulle médite à cet après-guerre.
Il écrit à Jacques Maritain :
« Il n’y aura qu’une base de salut : le désintéressement, et pour le faire acclamer, les âmes sont maintenant préparées par le dégoût et la sainte misère… Chacun ne trouve sa part que dans le renoncement de chacun. Il nous fait un peuple en vareuse, travaillant dans la lumière et jouant en plein soleil.
« Tâchons de tirer cela de cette guerre-révolution.
« Je sais que tout ce qui est jeune le désire.
« N’attendons plus rien des académies.
« Je ne suis pas inquiet pour la démocratie. Elle n’a d’ennemis chez nous que des fantoches.
« Je ne crains rien pour la religion. Des évêques ont joué le mauvais jeu, mais de bons curés, de simples prêtres sont en train de tout sauver.
« Écrivez-moi quelquefois. Cela est utile. J’aimerais mieux encore vous voir.
« Ma lettre est longue mais rapide. Prenez-la dans sa sincérité.
« Croyez-moi, mon cher Maître, votre bien dévoué
« Charles de Gaulle. »
Mais Maritain qui, il y a un an, en janvier 1941, a publié un livre – À travers le désastre – pétri de l’esprit de résistance, ne rejoindra pas de Gaulle à Londres, préférant comme d’autres Français illustres (Alexis Leger/Saint-John Perse) rester à New York.
Maritain n’éprouve aucune hostilité envers de Gaulle, mais il craint le climat d’intrigues politiques qui sévit à Londres, et le glissement du Général vers l’autoritarisme qui le séparera du peuple.
De Gaulle souffre de ces réticences, de ces soupçons. Ce qu’il apprend de l’état d’esprit des « élites » restées en France et qui s’accommodent de la présence de l’occupant nazi, collaborent et se vautrent dans l’antisémitisme, le révolte.
L’attitude des écrivains – Céline, Brasillach, Rebatet, Drieu la Rochelle – l’indigne.
Il apprend qu’au cours d’une réception à l’ambassade d’Allemagne à Paris, Céline a interpellé l’écrivain allemand Ernst Jünger, qui a repris l’uniforme, lui l’ancien et héroïque combattant de la Première Guerre mondiale.
« Céline, a raconté Jünger, me dit combien il est surpris, stupéfait, que nous, soldats, nous ne fusillions pas, ne pendions pas, n’exterminions pas les Juifs. Il est stupéfait que quelqu’un disposant d’une baïonnette n’en fasse pas un usage illimité. »
Céline peut passer pour un « extravagant », un délirant, un provocateur.
Mais que dire du comportement du propriétaire d’une illustre et respectée maison d’édition ?
Il a fait une offre pour acquérir la maison d’édition Calmann-Lévy, qui appartenait à des Juifs[1].
Dans une lettre recommandée adressée à l’administrateur provisoire de Calmann-Lévy, avec une copie au Commissariat général aux questions juives, l’éditeur écrit :
« Nous avons l’honneur de vous confirmer notre offre d’acquérir le fonds de commerce d’édition et de librairie connu sous le nom de Calmann-Lévy… Cette offre est faite moyennant le prix de deux millions cinq cent mille francs payables comptant. »
Il est dès à présent convenu que le nouvel éditeur n’absorbera pas la firme Calmann-Lévy « qui conservera son autonomie et qui aura un comité littéraire qui lui sera personnel, dont sans doute MM. Drieu la Rochelle et Paul Morand accepteront de faire partie ».
« Nous vous indiquons dès à présent que le nouvel éditeur est une maison aryenne à capitaux aryens. »
De Gaulle est révolté.
Cette capitulation de l’esprit, ce ralliement aux thèses les plus sinistres de l’ennemi, cet esprit de lucre qui efface toute valeur morale sont les causes majeures du succès nazi.
Comment s’étonner qu’un Goebbels puisse à Hambourg, en dépit des revers des armées allemandes, s’écrier le 16 janvier 1942 :
« Nous avons à peine besoin de faire appel à la foi dans notre destin pour prédire notre prochaine victoire comme certaine et irrévocable. »
« Maison aryenne à capitaux aryens », écrivait l’illustre éditeur, dans sa lettre recommandée datée du mardi 20 janvier 1942.