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De Gaulle répète ces mots « unité, volonté françaises », qu’il vient de lire en tête de l’éditorial du journal clandestin Libération.
Il est satisfait de cette évolution – si lente, si lente – des mouvements de résistance, à son endroit et à l’égard de la France Libre. Mais il lui semble que la situation militaire n’a jamais été aussi périlleuse. Elle lui rappelle le printemps 1940, ou bien le moment du déclenchement de l’offensive contre la Russie, le 22 juin 1942.
« La guerre traîne en longueur son cortège de douleurs et de déceptions », dit-il.
Mais ce n’est pas le plus grave.
La guerre est depuis toujours une tragique suite meurtrière.
Ce qui inquiète de Gaulle, c’est que – et il le dit dans un discours, parce que la lucidité est la mère de la volonté – « la balance reste en équilibre. Le sort demeure suspendu ».
Il y a l’Afrikakorps de Rommel qui s’accroche à ses positions face à El-Alamein, et les Britanniques de la 8e armée commandés par Montgomery tardent à passer à l’offensive. Il y a surtout le front russe.
Malgré l’ordre du jour de Staline diffusé le 30 juillet 1942 et donnant pour consigne de ne plus faire un pas en arrière, les armées allemandes progressent dans le Caucase, et en direction de Stalingrad.
Les Allemands paraissent avoir retrouvé cette euphorie qui les poussait en avant, il y a un an, lors de la mise en application du plan Barbarossa.
Il s’agit maintenant de l’Opération bleue : il faut conquérir et raser Stalingrad, cimetière pour les armées russes et la population.
Des généraux allemands – Weichs et surtout Paulus, commandant la VIe armée – prétendent avoir fait part de leurs réserves au Führer en se rendant auprès de lui à son nouveau quartier général de Vinnytsia.
Hitler les a-t-il seulement entendus ?
Ont-ils osé élever la voix quand le Führer leur a dit :
« Stalingrad, c’est une affaire d’une importance vitale, il faut jeter dans la bataille tous les hommes disponibles et s’emparer aussi vite que possible de la ville elle-même tout entière et des rives de la Volga. »
Dans la nuit du 23 au 24 août 1942, des centaines de bombardiers de la Luftwaffe, certains venant d’aérodromes éloignés, effectuent un bombardement « terroriste » sur Stalingrad.
Des pilotes de l’armée aérienne de Richthofen effectuent jusqu’à trois sorties dans la nuit. Les bombes déversées sont pour plus de la moitié incendiaires.
Stalingrad n’est plus qu’un gigantesque bûcher qui incendie le ciel et éclaire jusqu’à 70 kilomètres à la ronde.
Des milliers d’habitants sont dévorés par les flammes, ensevelis sous les ruines.
« Toute la ville est en feu, note un officier allemand. Notre Luftwaffe en a fait un vaste brasier. Il fallait ça pour mettre fin à la résistance des Russes. »
Mais le lendemain, alors que la ville brûle encore, le Comité régional du parti communiste proclame l’état de siège, répète l’ordre du jour de Staline, menace d’exécution immédiate tous les déserteurs, les fuyards, les « paniquards ».
« Camarades et citoyens de Stalingrad ! Nous ne livrerons jamais notre ville natale à l’envahisseur allemand. Chacun de nous doit se donner avec cœur à la défense de notre chère cité, de nos foyers et de nos familles. Barricadons chaque rue, transformons chaque quartier, chaque bloc, chaque maison en une forteresse imprenable. »
Il n’est pas un soldat allemand ou russe qui ne sente que la bataille qui s’engage pour cette ville, dont le nom est à soi seul un symbole, devient la clé de la guerre en Russie.
Staline y délègue les généraux qui ont conduit avec succès les contre-offensives de décembre 1941 : Joukov qui n’a jamais été battu, Voronov, spécialiste de l’artillerie, Novikov, le chef des forces aériennes soviétiques, et Tchouikov, un jeune général déterminé, plein d’initiatives et d’allant.
C’est un duel à mort entre Hitler et Staline, à Stalingrad, pour Stalingrad.
Ce Staline que le métropolite Nicolas, oublieux des violences exercées contre l’Église orthodoxe, appelle « Notre Père à tous, Joseph Vissarionovitch ».
Et l’Église russe organise des collectes de fonds pour financer la fabrication d’une colonne de chars baptisée « Dimitri Donskoï », du nom du vaillant prince russe qui mit les Tartares en déroute au champ de Koulikov en 1380.
Et Staline est personnellement, charnellement, attaché à cette ville de la Volga, car il a bâti sa réputation de révolutionnaire et de chef de guerre en infligeant au général tsariste Denikine, entre la ville et la boucle du Don, au cours de la guerre civile russe, une défaite.
« La situation, note le général Halder, présente une singulière similitude avec celle d’aujourd’hui. C’est à cette époque que la ville de Tsaritsyne devint Stalingrad. Tout à fait par hasard, j’ai découvert en Ukraine un ouvrage relatant cet épisode. »
Le général Halder, chef de l’état-major général, ne restera pas longtemps auprès du Führer.
« Le commandement de Hitler a cessé d’avoir quoi que ce soit de commun avec les principes stratégiques qui font la loi depuis des générations, constate Halder. Son tempérament violent, esclave de ses impulsions, ne reconnaît aucune limite et ses rêves éveillés dictent ses actes. »
Le Führer ne supporte plus qu’on lui annonce que Staline peut rassembler de 1 million à 1,5 million d’hommes dans le secteur septentrional de Stalingrad ni que les Soviétiques produisent 1 200 chars par mois.
« Hitler bondit sur le lecteur du rapport, poings en avant, l’écume à la bouche, et lui interdit de continuer à lire ces boniments ineptes… »
« Nous avons tous les deux les nerfs malades, dit Hitler à Halder lors de leur dernière entrevue. Et mon épuisement actuel est en partie votre œuvre. Prolonger cette situation est inutile. Aujourd’hui, le Reich a besoin non pas d’habileté professionnelle, mais de zèle idéologique, de dynamisme national-socialiste. Un officier de la vieille école tel que vous, Halder, en est incapable. »
Étrangement, ni Halder ni Hitler, dans leurs appréciations de la situation de Stalingrad, ne tiennent aucun compte de la bataille qui se livrerait à Leningrad, autre ville symbole que Hitler veut – comme Stalingrad – conquérir et détruire.
Trois millions de civils y sont pris au piège, soumis à d’incessants bombardements aériens.
Et la ville ne tombe pas, en dépit de ce million de morts, victimes de la faim, du froid, des bombardements.
« Pour se chauffer, on brûle ses meubles, ses livres, mais bientôt ces combustibles s’épuisent.
« Pour remplir leurs estomacs vides, pour amoindrir la terrible souffrance de la faim, les gens recourent à d’incroyables palliatifs. Ils essaient d’attraper des corbeaux, des corneilles, les chats ou les chiens encore vivants…
« Ils explorent leur armoire à pharmacie en quête d’huile de ricin, d’huile pour les cheveux, de vaseline ou de glycérine. Ils font de la soupe avec de la colle de charpentier, récupérée sur le papier peint arraché ou sur des meubles démembrés.
« La mort vous saisit en toute occasion : dans la rue, on tombe pour ne plus se relever ; chez soi, on s’endort pour ne plus se réveiller ; à l’usine, on s’écroule durant le travail.
« Il est presque impossible de trouver un cercueil. Des centaines de cadavres sont abandonnés dans le cimetière ou alentour, la plupart du temps enveloppés d’un simple drap. Les autorités ont, dans l’hiver 1941-1942, fait ouvrir d’immenses fosses par les troupes de la défense civile, à l’aide d’explosifs. On n’a plus la force de creuser les tombes dans la terre gelée. »
Mais la ville résiste.
Toute la population est requise. Affamées, grelottant de froid dans des tenues légères, les jeunes filles du Komsomol de Leningrad construisent par -40 °C une route à travers la forêt pour relier la ville à une voie ferrée.
On fusille ceux qui se procurent des cartes d’alimentation supplémentaires, ceux qui cèdent à la panique, ceux qui oublient ainsi l’ordre du jour de Staline « plus un pas en arrière ».
Et la ville résiste, franchit l’hiver de 1942.
Mais alors que le front, en août, paraît se stabiliser, voilà qu’on apprend que Kharkov et Sébastopol, dans le Sud, sont tombées. Que le drapeau à croix gammée flotte au sommet de l’Elbrouz et que Stalingrad est menacée.
C’est l’été noir de 1942.
À Leningrad, on a le sentiment que si Stalingrad tombe, Leningrad sera anéantie à son tour.
Si au contraire…
On pressent que le sort de la ville de Staline détermine le sort de la ville de Lénine.
Au Grand Quartier Général de Vinnytsia, le Führer s’emporte contre ces généraux qui, devant la résistance russe à Stalingrad, prêchent pour le recul de la VIe armée de Paulus, jusqu’à la boucle du Don.
Hitler éructe, injurie, menace.
Heureusement, le 25 octobre 1942, le général Paulus fait savoir au Führer que la prise de Stalingrad sera chose faite le 10 novembre au plus tard.
Hitler est aussitôt rasséréné. La réalité semble rejoindre ses visions.
Il indique déjà les mouvements que devront faire la IVe et la VIe armée, une fois Stalingrad conquise.
Il sait pourtant que leur flanc, le long du Don, est menacé, que seules des troupes hongroises, roumaines, italiennes, ne possédant ni blindés, ni artillerie, ni transports de fantassins, sont en couverture des armées allemandes.
Si elles cèdent, la VIe armée de Paulus peut être encerclée.
Hitler paraît ne pas envisager cette hypothèse que les rapports qu’on lui a remis évoquent.
Hitler secoue la tête, serre les poings.
« Là où un soldat allemand a posé le pied, il l’y laisse », répète-t-il d’une voix sourde.