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La loi d’airain, telle que Staline l’a formulée dans son ordre du jour du 30 juillet 1942 – le décret n° 227 –, a un article unique : « Plus un pas en arrière. » Quiconque recule sans ordre de le faire ou qui se rend doit être traité comme un traître à la patrie, un déserteur, et être fusillé.
Des « articles patriotiques », publiés dans L’Étoile rouge, mettent désormais en scène non seulement les actes héroïques, mais aussi la malfaisance des déserteurs, tel ce soldat qui, fuyant le front, entre dans une maison et y tue trois petits enfants.
Et face à ces criminels se dresse le héros russe.
« Nous sommes assis dans une tranchée sous un feu d’enfer, écrit un correspondant de guerre. Nous nous retrouvons encerclés ; je me désigne de ma propre initiative comme commissaire d’un groupe de dix-huit hommes ; plus tard, nous sommes couchés dans les blés, arrivent des Allemands à cheval. Un type roux crie avec un fort accent : “Russes, mains en l’air !” Nous tirons une rafale de pistolets-mitrailleurs et désarçonnons quatre Allemands. Nous nous enfonçons dans cette brèche et nous tirons… Il y avait vingt-cinq Allemands. Des dix-huit que nous étions, seize s’en tirent.
« La nuit, nous marchons dans les blés. Ils sont plus que mûrs et crissent. Les Allemands nous attaquent à la mitrailleuse. Bientôt, nous ne sommes plus que six. Ensuite, je rassemble encore une fois seize hommes. […] Nous passons la nuit sur la rive haute du Don. Nous tressons des cordes avec des bâches pour faire traverser les blessés, mais on n’en a pas assez. Je propose de traverser à la nage avec tous les papiers sous le calot et le barda dans un sac. Au milieu du fleuve, je n’en peux plus, je me débarrasse du sac dans l’eau, et je garde mes carnets dans mon calot. »
On ne se rend plus, non pas seulement parce qu’on craint d’être fusillé comme déserteur si l’on est surpris à lever les bras, mais parce que, avec le Don et la Volga qu’atteignent les armées de la Wehrmacht, on est au cœur de la Russie.
Ou bien on les arrête là, sur ces fleuves, ou bien il ne reste plus de lignes de défense, et les portes de la profonde et immense Russie sont grandes ouvertes.
Mais la reprise en main est difficile.
Le général Tchouikov, qui parcourt le front, « tombe sur deux états-majors de division… si l’on pouvait appeler ainsi des groupes d’officiers se déplaçant dans quatre ou cinq camions surchargés de fûts et de bidons d’essence. Je leur demandai où étaient les Allemands et ce qu’on savait de leurs mouvements sans pouvoir recueillir de réponse valable… J’appréciai très modérément ce manque de fermeté dans la résistance, ce peu d’ardeur au combat. On avait l’impression que chacun à l’intérieur de ce PC, depuis le général commandant l’armée jusqu’aux plantons, se tenait constamment prêt à… échapper à la poursuite ».
Tchouikov rencontre le général Gorlov – qui sera destitué.
« Ses cheveux avaient viré au gris ; ses yeux fatigués donnaient l’impression de ne rien voir, et leur regard froid semblait dire : “Inutile de me parler de la situation, je la connais, mais étant donné les événements, j’estime que je ne peux rien faire.” »
Et les Allemands sont là, à l’offensive.
« La guerre reprend son souffle », écrit le lieutenant de panzers August von Kageneck.
Il est debout dans la tourelle de son char.
Le premier objectif à atteindre, c’est le Don, puis, en second, Stalingrad, sur la Volga.
Telle est la directive n° 45 du Führer, son « plan bleu », aussi ambitieux que le plan Barbarossa de juin 1941.
Kageneck constate :
« Très peu de résistance dans les villages. En dépit des bombardements de la Luftwaffe sur les positions russes, pas de cadavres. Les “Ivans” ont-ils eu connaissance de notre offensive ? »
« Mais où sont-ils, les chars russes ?, s’interroge Kageneck. Nous scrutons les balkas (crevasses remplies de l’eau de la fonte des neiges), les petits bois perdus de l’immense steppe, les lisières des villages qui disparaissent dans les hautes herbes desséchées par le vent chaud du sud. Nous avançons à tâtons. »
Le char de Kageneck est précédé par une patrouille blindée que commande un Feldwebel.
Un jour, le sous-officier revient en trombe avec son automitrailleuse.
« Herr Major, crie-t-il, les T34 ! Derrière moi ! Ils sont au moins 80 ! »
Dans l’affrontement qui suit, une fois de plus, la supériorité des chars russes est manifeste.
« Des accrochages comme cela, poursuit Kageneck, nous en eûmes tous les jours dans les semaines qui suivirent. Nous nous battions sans cesse, à gauche, à droite, devant, derrière. Nous ressemblions aux croisés assaillis de toutes parts par les combattants d’Allah. Nous ne distinguions plus la nuit du jour. Dès que le barrage nous laissait un répit, nous sombrions dans un sommeil de mort. Où étaient donc les limites de la résistance humaine ? »
Kageneck est blessé le 25 juillet 1942. Un obus de 76, tiré par un T34, a explosé au bord du trou dans lequel Kageneck et son chef de bataillon se sont réfugiés.
Un éclat a pénétré sous son oreille droite, a fracassé sa mâchoire et arraché les dents du côté droit. Deux soldats l’ont enlevé, jeté dans un side-car et transporté à un poste de secours.
Kageneck survivra, mais « la campagne de Russie est terminée pour moi », écrira-t-il.
Son bataillon, qui fait partie de la IVe armée blindée, atteint le Don, son premier objectif.
La plupart des ponts ont sauté. L’aviation russe est active, les appareils surgissent à la fin du jour ou à l’aube quand la Luftwaffe est absente.
Ces attaques sont conjuguées avec des tirs d’artillerie.
« Mais la résistance russe est insignifiante, dit un sergent de la XIe division de panzers.
« Très peu de traces de l’ennemi. La chaleur est étouffante. La rive droite du Don sur toute sa longueur était couverte de nuages de poussière. Beaucoup de soldats se déshabillent et se baignent comme nous l’avions fait dans le Dniepr, il y a exactement un an. Espérons que l’Histoire ne se répétera pas. »
Les premiers éléments allemands commencent à traverser le Don, le 25 juillet 1942.
« Notre compagnie est en tête, rapporte un soldat. Nous marchons à toute allure. J’ai écrit aujourd’hui à Elsa : On ne va pas tarder à se revoir. Nous pensons tous que c’est la fin et que la victoire est proche. »
Dans toute la Wehrmacht, on sent bien qu’une course de vitesse s’est engagée – comme durant l’été 1941 – entre les panzers et la concentration des réserves russes. Le but de la « course » étant cette fois-ci Stalingrad.
En 1941, les Allemands ont gagné la course et ont échoué à quelques kilomètres de Moscou. Puis les contre-offensives russes et l’hiver polaire de cette année-là les ont paralysés.
Mais l’hiver est loin : les fleurs colorent la steppe et la chaleur est étouffante.
Le soleil dégèle depuis le printemps les cadavres des soldats russes tombés parfois par centaines devant les positions auxquelles les Allemands s’étaient accrochés.
Avec le printemps et l’été 1942, et les premiers succès des offensives, la confiance est revenue dans les armées allemandes.
Le 29 juillet 1942, un soldat note dans son journal :
« Notre capitaine vient de nous dire que les Russes sont fichus et qu’ils ne pourront plus tenir longtemps. Le Führer sait où est le point faible des Russes. La victoire n’est pas loin.
« Atteindre la Volga et prendre Stalingrad, ce n’est pas un problème pour nous. »