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Au Caire, en ce début du mois d’août 1942, de Gaulle, penché sur une grande carte de l’Afrique du Nord, de la Tunisie à l’Égypte, du Tchad à la Cyrénaïque, pointe du doigt la position de l’Afrikakorps de Rommel.
De Gaulle interroge du regard le nouveau commandant de la 8e armée britannique, le général Montgomery.
« Si Rommel nous attaque, nous nous battrons à El-Alamein, dit Montgomery. Nous resterons ici, vivants ou morts. »
De Gaulle l’approuve.
Il est temps que les Britanniques comprennent l’importance décisive de l’Afrique.
Il rappelle à Montgomery les actions du général Leclerc qui, après avoir pris l’oasis de Koufra dès le mois de mars 1941 – ce verrou stratégique entre la Cyrénaïque et l’Égypte –, a conquis le Fezzan, lançant à partir du Tchad des colonnes motorisées.
« Elles arrivent par surprise au pied d’un poste italien, l’attaquent, s’en emparent, le détruisent, libèrent les combattants indigènes et font prisonniers les Italiens. »
Et puis il y a eu Bir Hakeim.
« L’ennemi s’était cru vainqueur de la France parce qu’il avait pu, d’abord, rompre sous l’avalanche des moteurs notre armée préparée d’une manière absurde et commandée d’une manière indigne. »
L’ennemi à Bir Hakeim a compris son erreur.
« Les cadavres allemands et italiens qui ont jonché les positions du général Kœnig font présager à l’ennemi de combien de larmes et de combien de sang la France lui fera payer ses outrages. »
Dans les environs du Caire, de Gaulle vient de passer en revue toutes les troupes françaises présentes en Égypte.
« Il s’est établi entre eux et moi, dit-il, un contact, un accord des âmes qui a fait déferler en nous une espèce de vague de joie qui a rendu élastique le sable qu’ont foulé nos pas. »
Montgomery répond qu’il est prêt à accueillir sous ses ordres la 1re Division légère Française Libre (1re DFL). Elle sera équipée et prendra part aux combats.
Enfin !
Les Britanniques prennent acte que, depuis le 14 juillet 1942, la France Libre a choisi comme dénomination « France Combattante ».
De Gaulle veut qu’elle soit présente – fût-ce symboliquement – sur tous les théâtres d’opérations.
Ainsi il a donné l’ordre au sous-marin Surcouf – le plus grand sous-marin du monde – des Forces navales Françaises Libres de gagner le Pacifique afin de participer aux batailles navales qui opposent Américains et Japonais.
Et lors de leur affrontement à Midway, le 3 juin 1942, les Américains ont coulé quatre porte-avions japonais et perdu un seul porte-avions.
C’est le grand tournant de la guerre navale dans le Pacifique.
Et, début de la reconquête, les Marines américains débarquent le 6 août 1942 dans l’île de Guadalcanal.
Mais le sous-marin Surcouf a disparu corps et biens.
Mais les Anglais, en même temps qu’ils reconnaissent la France Combattante, tentent de prendre partout la place des Français dans ce qui est encore « l’Empire ».
Et de Gaulle défend bec et ongles la souveraineté française à Madagascar, au Levant – de Damas à Beyrouth –, en Afrique.
Il constate que les États-Unis – aux Antilles, en Afrique du Nord, à Alger comme à Marrakech, à Dakar – prennent langue avec les « vichystes », comme si leur souci était d’écarter de Gaulle, de s’appuyer sur les hommes de Pétain et de l’amiral Darlan, pour organiser une « transition » pacifique, de la collaboration avec l’Allemand à la collaboration avec les Américains.
De Gaulle se refuse à accepter cette politique et la combat comme le plus dangereux des périls, non pour lui mais pour la France.
« La démocratie se confond exactement pour moi avec la souveraineté nationale », dit-il.
Et il répète « la libération nationale ne peut être séparée de l’insurrection nationale », cette phrase qui, prononcée à Radio-Londres le 18 avril 1942, a inquiété le président Roosevelt.
N’est-ce pas là le propos d’un « apprenti dictateur » qui révèle son rêve d’un coup d’État ?
En réponse, de Gaulle dit à Churchill – et celui-ci en fera part à Roosevelt :
« Vous pouvez, si vous voulez, me faire coucher à la Tour de Londres, mais vous ne pouvez pas me faire coucher avec Vichy. »
De Gaulle sait que l’opinion publique, en Angleterre comme aux États-Unis, soutient la France Libre parce qu’elle est la France Combattante, présente sur tous les fronts. Les combats de Bir Hakeim ont plus fait pour le rendre légitime que tous les discours.
Le 14 juillet 1942, le défilé militaire des Free French a été acclamé par la foule londonienne. En France, dans les villes de la zone libre, la population, suivant une consigne gaulliste lancée par Radio-Londres, a pavoisé, chanté La Marseillaise.
« Les drapeaux, c’est la fierté ! Les défilés, c’est l’espoir ! La Marseillaise, c’est la fureur. Il nous faut et il nous reste, fierté, espoir, fureur ! », dit de Gaulle.
Aux États-Unis, l’association France for Ever organise, ce 14 juillet, une grande réunion en présence du général Pershing. Et de Gaulle dans un message salue ce « grand soldat qui sut faire avec Foch et avec Haig le front unique des Alliés dans la bataille de France », en 1917-1918.
Mais pour consolider la France Combattante, il faut aller plus loin. De Gaulle rencontre Molotov – en visite à Londres –, ministre des Affaires étrangères et collaborateur direct de Staline.
De Gaulle n’a aucune illusion sur les méthodes du gouvernement soviétique. Mais sous la « glace » communiste, il y a la Russie, dont il faut rechercher l’appui pour faire contrepoids aux Anglo-Saxons.
Et Molotov assure de Gaulle des « bonnes intentions » de Staline à propos des divergences entre la France Libre et les États-Unis et la Grande-Bretagne – en Martinique, à Madagascar –, et Molotov soutient de Gaulle.
Ainsi de Gaulle, à l’orée de l’été 1942, a le sentiment que la France Libre se renforce, qu’elle a désormais plusieurs points d’appui – l’opinion anglo-saxonne, la Russie soviétique et, le plus important, la Résistance que Jean Moulin s’efforce toujours de rassembler.
Lorsque, à l’Albert Hall, de Gaulle célèbre le deuxième anniversaire de l’appel du 18 Juin, il soulève l’enthousiasme en commentant, dès les premiers mots, cette pensée de Chamfort : « Les raisonnables ont duré. Les passionnés ont vécu ! »
« Je dis que nous sommes des passionnés. Mais en fait de passion, nous n’en avons qu’une, la France ! Je dis que nous sommes des raisonnables. En effet, nous avons choisi la voie la plus dure, mais aussi la plus habile, la voie droite. »
Dans l’assistance, il y a ces jeunes gens qui l’ont rejoint à Londres en juin 1940, et parmi eux, ceux qui, comme Daniel Cordier, vont être parachutés en France pour assumer, dans la clandestinité et le risque majeur, les tâches d’organisation de la Résistance.
Loin de l’Albert Hall, il y a ceux qui écoutent le discours dans les camps militaires de la 8e armée britannique proches d’El-Alamein, tels Yves Guéna et Pierre Messmer, et qui sont bouleversés lorsque de Gaulle déclare :
« Invinciblement, la France Combattante émerge de l’océan : quand, à Bir Hakeim, un rayon de gloire renaissante est venu caresser le front sanglant de ses soldats, le monde a reconnu la France. »
« Nous admirions de Gaulle, confie Daniel Cordier, avec une affection – pourquoi ne pas le dire ? – que nous aurions eu honte d’avouer. »
Mais comment dissimuler son émotion quand en conclusion de son discours de Gaulle déclare :
« Puisque la France a fait entendre sa volonté de triompher, il n’y aura jamais pour nous ni doute, ni lassitude, ni renoncement. Unis pour combattre, nous irons jusqu’au bout de notre devoir envers elle, nous irons jusqu’au bout de la libération nationale.
« Alors notre tâche finie, notre rôle effacé, après tous ceux qui l’ont servie depuis l’aurore de son Histoire, avant tous ceux qui la serviront dans son éternel avenir, nous dirons à la France, simplement, comme Péguy :
« “Mère, voyez vos fils qui se sont tant battus.” »