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Pour le maréchal Pétain, qui vient ce 17 avril 1942 de capituler à nouveau, d’abandonner le pouvoir à Laval, c’est-à-dire aux nazis, mais qui implore aussi la compassion, de Gaulle est impitoyable.


Il se rend le 18 avril au siège de la BBC.

Chaque jour, il mesure l’écho de plus en plus grand des émissions de la France Libre. Des millions de citoyens sur le territoire national, en Afrique du Nord, écoutent « Les Français parlent aux Français », cette émission qui sape la propagande vichyste, allemande.

« Radio-Paris ment, Radio-Paris est allemand », chantonne l’humoriste Pierre Dac. Et Maurice Schumann, de sa voix brûlante, exalte les patriotes, dénonce les collaborateurs, stigmatise l’ennemi, ces bourreaux qui fusillent les otages par dizaines.


Les affiches noir et jaune apposées sur les murs, signées du général Schaumburg, commandant du Gross Paris, annoncent que, à la suite du meurtre d’un soldat allemand, « vingt communistes et Juifs, appartenant aux mêmes milieux que les auteurs de l’attentat, seront fusillés et que vingt autres seront passés par les armes, si les coupables ne sont pas découverts ». Les Allemands ont transformé la grande salle de la présidence de la Chambre des députés en tribunal, décoré de croix gammées. Von Stülpnagel et son état-major viennent assister aux audiences. Parfois, c’est la grande salle de la Maison de la chimie qui devient siège du tribunal, avec, tapissant les murs, les croix gammées noires sur fond blanc et rouge.

On juge 27 accusés le 15 avril, pour meurtres et sabotages. Le 16 avril, 23 d’entre eux sont condamnés à mort.

Ils seront exécutés, le 17 avril 1942, au mont Valérien.


Ce jour-là, à Vichy, c’est la passation des pouvoirs de l’amiral Darlan à Pierre Laval.

Ce même jour, les instructions du Führer sont transmises au général von Stülpnagel :

« Pour chaque attentat, vingt exécutions, dont cinq immédiatement et quinze, cinq jours plus tard, si les auteurs ne sont pas arrêtés. En outre, cinq cents otages sont à déporter pour chaque attentat. »

« Plaignez-moi », a dit Pétain, de sa voix implorante de vieillard prêt à toutes les capitulations pour conserver les apparences du pouvoir.


De Gaulle, quand il commence à parler devant le micro de la BBC, ce 18 avril 1942, se souvient de ces noms des fusillés que les réseaux de résistance transmettent à Londres.


Il salue cette « France qui combat », il fustige « les traîtres de Vichy », il analyse le choix de Hitler.

Le Führer, dans « sa volonté de pervertir la France pour mieux l’asservir et l’exploiter, délègue l’exercice de l’oppression à des gens plus spécialement habiles dans l’art de corrompre et de terroriser… contre le monde et contre la France, il se sert de l’infamie et de la trahison ».

De Gaulle n’a pas de compassion pour Pétain, ni d’« illusions dérisoires sur le redressement possible de chefs prosternés dans la boue ». Qui pourrait croire que « ceux qui sont allés sur le sol frémissant de la patrie martyrisée, mettre leur main dans la main de Hitler, sortiraient jamais du déshonneur » ?


Une seule issue pour les Français : la lutte « contre l’ennemi et contre les gens de Vichy qui sont les complices de l’ennemi ». Et de Gaulle, ce 18 avril 1942, va plus loin qu’il n’a jamais été en déclarant : « La libération nationale ne peut être séparée de l’insurrection nationale. »


Pour de Gaulle il n’y a pas d’autre issue que de parler haut et fort, à la fois pour imposer la souveraineté et l’indépendance de la France aux Américains et aux Anglais, et pour faire entendre la voix de la Résistance.

De Gaulle n’est dupe ni des intentions des Alliés à l’égard de la France Libre, ni des arrière-pensées des chefs de la Résistance qui le soupçonnent de ne pas être aussi républicain qu’ils le souhaiteraient.


Les Anglais et les Américains, eux, agissent brutalement aux Antilles, en Nouvelle-Calédonie, en Orient, à Madagascar. Les Américains traitent avec les représentants de Vichy !

Et pendant ce temps, l’Allemand, grâce, reconnaît-il, « à la qualité de sa collaboration avec la police française », arrête, condamne, fusille plus d’une centaine d’otages à Paris, 55 à Lille, 40 à Caen.

La répression, dirigée maintenant par le général SS Karl Oberg, est efficace. Oberg, Hoherer SS und Polizei Führer, s’est installé dans de vastes locaux, 57, boulevard Lannes.

Il prend conscience de la gravité de la situation. Chaque jour, en ce printemps 1942, il y a une action violente – meurtre, attentat, sabotage, manifestation de rue ; ainsi rue de Buci à Paris – contre la Wehrmacht.

Oberg organise une coopération quotidienne avec René Bousquet, qui met les sections « anticommunistes » de la police au service de l’occupant, en même temps que la préfecture de police dresse le fichier complet, tenu à jour, des Juifs français et étrangers.


Face à cette répression, la résistance s’organise.


Jean Moulin parcourt la France : il est Max, Rex, Régis, prépare l’ouverture d’une galerie de peinture, à Nice, couverture commode pour un ancien préfet « limogé » par Vichy, et qui semble ainsi se vouer à des activités de marchand d’art.

Peu à peu, il contrôle les communications radio de la Résistance avec Londres, il recense et équipe les aires d’atterrissage et de parachutage, et il tient ainsi sous contrôle les livraisons d’armes en même temps qu’il dispose des fonds à attribuer.

Son but est d’unir la Résistance autour du général de Gaulle. Il crée un Bureau d’information et de propagande qui diffuse les thèmes élaborés à Londres, répartit le matériel de propagande et transmet à Londres les informations obtenues par les mouvements de résistance. En même temps, Moulin organise le départ – puis le retour – des chefs de la Résistance vers Londres.

Rémy, Pierre Brossolette, des hommes politiques souvent socialistes (Christian Pineau, Félix Gouin) font ainsi l’aller et retour entre la France occupée et la « France Libre ».

De Gaulle peut donc « prendre le pouls » de la Résistance, en même temps que les préjugés antigaullistes tombent.


Ces voyages sont périlleux. L’avion – un Lysander – atterrit sur un terrain sommairement balisé. Il dépose des « passagers », en embarque sans s’arrêter plus de quelques minutes.

La voie maritime est plus longue.

D’Astier de La Vigerie monte à bord d’un sous-marin britannique au large d’Antibes. Il rejoint ainsi Gibraltar, après de nombreuses arabesques, et gagne enfin, en avion, Londres. Le voyage aura duré une vingtaine de jours…


Cette rencontre de Gaulle-Résistance (dans quelques mois, on dira entre les Forces Françaises Libres – FFL – et les Forces Françaises de l’intérieur – FFI) renforce de Gaulle, au moment où les divergences sont nombreuses entre France Libre et Alliés.

Washington et Londres recherchent peut-être l’affaissement de la France, afin de s’emparer de son Empire et d’installer leur domination en Europe, une fois l’Allemagne vaincue.


De Gaulle sent bien qu’on lui suscite des rivaux, hier l’amiral Muselier, aujourd’hui le général Henri Giraud qui vient de s’évader de la forteresse de Königstein où il était retenu, après avoir été fait prisonnier. Giraud refuse de se rendre à Londres, écrit une lettre à Pétain, respectueuse, se déclare candidat à la conduite de la résistance aux Allemands dans toute l’Europe.

Contre ce rival, de Gaulle n’a que la ressource de s’appuyer sur la résistance intérieure, et le rôle de Jean Moulin l’unificateur est donc décisif.


Mais les tensions sont vives.

De Gaulle s’exclame devant les officiers de son état-major :

« J’ai signé des accords avec les Britanniques, ils ne les respectent pas, à Madagascar, au Levant… Engagez-vous dans l’armée canadienne, messieurs, au moins vous vous battrez contre les Allemands. La France Libre, c’est fini ! Messieurs, je vous salue. »

Il écrit à « ses compagnons au service de la France », les généraux Leclerc, Larminat, Catroux :

« Si mes soupçons se réalisaient, je n’accepterais pas de rester associé aux puissances anglo-saxonnes… Il faudrait avertir le peuple français et l’opinion mondiale par tous les moyens en notre pouvoir et notamment par radio des raisons de notre attitude… »


Il sait que les ministres anglais sont inquiets, car l’opinion britannique est favorable à de Gaulle et à la France Libre.

Anthony Eden, le ministre des Affaires étrangères, rencontre de Gaulle qui ne cache pas son amertume.


« Vous ne nous soutenez qu’à moitié, dit de Gaulle. Les Américains font tout ce qu’ils peuvent pour nous nuire. Si les conditions actuelles durent, un jour ou l’autre nous nous disloquerons. Si c’est ce que vous cherchez, il vaut mieux le dire, mais rendez-vous compte des conséquences. Avec nous, c’est la France elle-même qui se disloquera… »


Churchill, Eden entendront d’autant mieux ce message que la résistance intérieure, patriotique, se renforce. Les communistes (Francs-Tireurs et Partisans Français – FTP –, Main-d’Œuvre Immigrée – MOI) multiplient, en dépit de leurs pertes, les attentats et les sabotages. De Gaulle apparaît comme le seul capable de les « contrôler », parce que, portée par la BBC, la voix de la France Libre se fait entendre et que l’opinion se mobilise contre l’occupant. Et ce, des deux côtés de la ligne de démarcation, en zone occupée comme en zone libre.


À Lyon, vraie capitale de la zone libre, quand l’Orchestre philharmonique de Berlin, dirigé par Krauss, l’un de ses chefs les plus prestigieux, donne un concert dans la salle Rameau, des centaines de manifestants – dont de nombreux Alsaciens-Lorrains – se rassemblent devant la salle, défilent en chantant La Marseillaise, et se heurtent à la police.

Quelques semaines plus tard, le chef d’orchestre Paul Paray vient diriger dans la même salle un concert « expiatoire » où l’on ne joue que des œuvres de compositeurs français, et qui se termine par une Marseillaise, chantée à pleine voix par toute l’assistance.


À Perpignan, une charge explosive détruit le bureau de recrutement de la Légion des volontaires français contre le bolchevisme.

Ce printemps 1942 révèle que la population de la zone libre est entrée en dissidence, que le retour de Laval identifie le gouvernement de Vichy à la collaboration sans retenue avec les nazis.


De Gaulle, à la radio de Londres, donne à ce changement, par la force de son verbe, l’écho puissant qui à son tour amplifie l’évolution de l’opinion.

« Hitler en sera pour sa rage et Vichy pour son infamie, dit de Gaulle. La France a choisi son camp, et c’est le camp des vainqueurs. »


Le 30 avril 1942, il appelle à célébrer « le 1er mai, fête nationale, parce que, dans les pires drames de notre Histoire, c’est du peuple laborieux que se levèrent toujours les grandes vagues profondes dont la patrie sortit sauvée, libérée, renouvelée ».

Il sait que les syndicalistes, les socialistes, les communistes engagés dans la Résistance attendent cet appel à manifester.

« Demain 1er mai, à partir de 18 h 30, tous les Français, toutes les Françaises passeront silencieusement et individuellement devant les statues de la République et devant les mairies de nos villes et de nos villages. »


En zone occupée, ce 1er mai 1942, des trains de permissionnaires allemands déraillent à Caen, des attentats ont lieu. La population s’en va fleurir les tombes d’aviateurs anglais abattus.


En zone libre, on évalue à 100 000 le nombre des manifestants à Marseille. Il y a foule à Lyon, à Saint-Étienne, à Nice, à Clermont. Pas une ville qui ne connaisse son rassemblement. On chante La Marseillaise, L’Internationale. On crie « Vive de Gaulle ! ».

Jean Moulin, lorsqu’il envoie son rapport quelques jours plus tard, souligne que les mouvements de résistance – Libération, Combat, Le Franc Tireur –, les syndicats, les partis politiques ont manifesté de concert.

« Tous ont revendiqué de Gaulle comme chef et symbole, écrit Jean Moulin. La manifestation a eu un effet considérable sur les militants, qui sentent pour la première fois le synchronisme entre Londres et les chefs locaux… »

Ici et là, le Service d’ordre légionnaire a tenté de réagir, s’en prenant à telle ou telle personnalité connue pour son rejet de Vichy. Ces violences physiques montrent l’isolement des hommes de Joseph Darnand, mais aussi leur rage de voir la population leur échapper.

« C’est la fin des jours glorieux et de la tyrannie omnipotente exercée par la Légion », note un témoin.


De Gaulle, le 10 mai 1942, peut célébrer la fête de Jeanne d’Arc :

« Le présent est pour la patrie au moins aussi terrible que l’était la situation au moment où parut Jeanne », dit-il. Nous sommes « dans la phase la plus dure de cette guerre gigantesque et dans le plus grave moment de l’existence nationale ». Mais « nous ne voulons rassembler nos esprits et nos cœurs que dans la confiance inébranlable en la destinée de la France éternelle ».

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