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Hitler méprise trop les Russes, ces Untermenschen, pour connaître et comprendre ces « sous-hommes ».


Dans son nouveau quartier général de Vinnytsia, il va et vient, frottant ses mains, voûté, le regard fixe, modifiant ses plans au gré de ses visions et des victoires qui s’accumulent, des retraites des Russes, des centaines de milliers de prisonniers que ses troupes de la Wehrmacht laissent mourir de faim, s’entredévorer.


Le Führer croit à l’imminence de la chute de la Russie. Elle va se décomposer.

Les armées du Reich sont à 130 kilomètres de Moscou, et Hitler décide de partager ses troupes.

Les unes s’enfonceront dans le Caucase, vers le pétrole.

Qu’elles plantent le drapeau à croix gammée au sommet du mont Elbrouz, à plus de 4 000 mètres d’altitude.

Qu’elles marchent vers la Volga, vers Stalingrad !

Qu’elles occupent les terres du Donbass.

Et que les autres, au nord, prennent Leningrad !

Qu’elles terrorisent aussi !


En entrant dans chaque village, elles brisent les portes des maisons, elles entraînent une dizaine d’hommes, les pendent et laissent leurs corps se balancer dans le vent, durant plusieurs jours.

Elles exigent qu’on leur livre les « communistes », elles désignent des « starostas », des maires, afin qu’ils collaborent, dénoncent. Et s’ils ne le font pas, ils seront eux aussi pendus.

« C’est une guerre terrible, plus terrible qu’on n’en a jamais vu », confie en cet été 1942 un colonel russe à l’envoyé spécial du Sunday Times, Alexander Werth.

« C’est horrible à dire, poursuit l’officier, mais en maltraitant, en affamant, en faisant mourir nos prisonniers de faim, les Allemands nous aident. »


Hitler n’imagine pas la haine que suscitent ces exactions, cette barbarie et la force du patriotisme russe qui jaillit spontanément et que, habilement, Staline entretient et exalte.


La poétesse Anna Akhmatova écrit :

« L’heure du courage a sonné à l’horloge

Et le courage ne nous abandonnera pas.

Il n’est point effrayant de tomber sous les balles ennemies,

Il n’est pas amer d’être sans toit.

Mais nous te préserverons, langue russe.

Notre grand mot : Russie

Nous te porterons jusqu’à la fin, libres et purs

Et nous te transmettrons libres d’entraves à nos petits-enfants

Pour toujours. »


On joue à Moscou – toujours menacé de bombardements aériens – la première de la Symphonie de Leningrad composée par Chostakovitch.

Les écrivains – Ehrenbourg, Simonov, Cholokov, Fadeev, Alexis Tolstoï, Grossman, Surkov – conjuguent, dans la diversité de leurs talents et de leurs sensibilités, Je hais, je tue l’Allemand.

Ehrenbourg écrit :

« On peut tout souffrir, la peste, la faim, la mort. Mais on ne peut pas supporter les Allemands. On ne peut pas supporter que des soudards aux yeux de poisson crachent leur mépris à la face de tout citoyen russe. Les Allemands ne sont pas des hommes. Ne parlons pas. Ne nous indignons pas. Tuons. Si vous ne tuez pas l’Allemand, l’Allemand vous tuera. Il emmènera votre famille et la torturera dans son ignoble Allemagne…

Si vous avez tué un Allemand, tuez-en un autre. Rien n’est plus délicieux qu’un cadavre allemand. »


Les correspondants de guerre exaltent l’héroïsme des combattants, des paysans, de tous ceux qui, de Sébastopol à Leningrad, résistent à la nouvelle offensive allemande, à cette Wehrmacht dont on avait cru que l’hiver 1941-1942 et les contre-attaques russes avaient brisé les os !


« L’armée allemande de 1942, avait écrit le Bureau d’information soviétique, n’est plus ce qu’elle était il y a un an. Dans l’ensemble, l’élite de l’armée allemande a été détruite. Les forces allemandes ne peuvent plus lancer d’opérations de l’envergure de celles de l’année dernière. » Or, dès le printemps et le début de l’été 1942, la Russie vit un monstrueux cauchemar.


Les divisions de Hitler progressent partout et la presse ne peut le dissimuler.

Il faut faire appel au patriotisme russe, à la sainte Russie, et non plus seulement à l’amour pour la patrie de Lénine et le pays des Soviets !

Le 11 juillet 1942, la Pravda intitule son éditorial : Haine de l’ennemi.

« Notre pays vit des jours critiques. Les chiens nazis essaient frénétiquement de se frayer un chemin jusqu’à nos centres vitaux. Les vastes steppes du Don s’étendent devant leurs regards voraces.

« Chers camarades du front ! Votre pays croit en vous. Il sait que dans vos veines coule le même sang que celui des héros de Sébastopol… Puisse une sainte haine vous guider, vous inspirer. Cette haine se nourrit d’un brûlant amour pour votre pays, de l’anxiété pour votre famille et vos enfants et d’une inébranlable volonté de vaincre… Nous avons toutes les chances de remporter la victoire. L’ennemi doit se hâter : il veut obtenir des résultats lui permettant de battre de vitesse le second front. Mais il n’échappera pas à ce danger. L’opiniâtreté du peuple soviétique a déjà anéanti plus d’un plan de l’ennemi. »


Le second front que les alliés anglais, américains pourraient ouvrir en débarquant sur les côtes françaises est l’espérance des Russes, au moment où la Crimée, Kharkov tombent aux mains des Allemands, où les marins qui défendent Sébastopol se précipitent sur les chars allemands en faisant exploser les quelques grenades qui leur restent.

« Russie, mon pays, ma terre natale, écrit l’un d’eux qui va se suicider en détruisant un char ennemi. Cher camarade Staline ! Je suis un marin de la mer Noire, un fils du Komsomol Lénine, et je me suis battu comme mon père m’a dit de me battre. Tant que mon cœur a battu dans ma poitrine, j’ai frappé ces bêtes sauvages. Maintenant, je meurs, mais je sais que nous vaincrons. Marins de la mer Noire ! Battez-vous plus durement encore ; tuez ces chiens enragés fascistes ! J’ai été fidèle à mon serment de soldat. »


Ces sacrifices héroïques, tels que la propagande les magnifie, masquant les défaillances de nombreuses unités, qui se rendent ou fuient, suffiront-ils à briser les offensives allemandes ?

Molotov, le ministre des Affaires étrangères de Staline, s’est rendu à Londres puis à Washington, et, avec son obstination déjà légendaire, il réclame l’ouverture d’un second front. Roosevelt, plus ouvert à cette exigence que Churchill, paraphe avec Molotov un texte qui déclare :

« Au cours de leurs entretiens, les représentants des deux pays se sont mis d’accord sur la nécessité urgente de créer un second front en Europe, en novembre 1942. »

Mais aussitôt, Churchill présente à Molotov un aide-mémoire qui précise :

« Il est impossible de dire à l’avance si la situation permettra le moment venu de réaliser une telle opération. Nous ne pouvons donc rien promettre dans ce domaine. Toutefois, si de solides raisons apparaissent de mettre nos plans à exécution, alors nous n’hésiterons pas ! »


Les dirigeants russes veulent croire – et faire croire à leur peuple – que les Alliés vont débarquer sur le continent européen en août ou septembre 1942, et que 40 divisions allemandes au moins seront retirées du front russe.

Le 18 juin 1942, une semaine après le retour de Molotov à Moscou, le Soviet suprême se réunit, rassemblant près d’un millier de députés, pour célébrer la signature d’un traité anglo-russe paraphé à Londres par Molotov et Eden, le ministre anglais.

« Jamais, au cours de l’Histoire, nos deux pays n’ont été aussi fortement associés », a déclaré Anthony Eden, et Molotov reprend ces propos, évoque sous les applaudissements frénétiques « le second front qui causerait d’irrémédiables difficultés aux armées hitlériennes de notre front russe ».

Staline n’est, si l’on s’en tient aux apparences, que l’un des membres du Comité national de défense. Mais il a été salué par plusieurs minutes d’ovation et de cris : « Staline ! Staline ! Staline ! »

Il porte une simple tunique d’été kaki clair, sans décoration, et s’assied en même temps que ses camarades. Il a le port modeste et humble.

Mais cette mise en scène ne trompe aucun des membres du Soviet suprême.

Et quand Molotov lance : « Sous le grand étendard de Lénine et de Staline, nous mènerons cette lutte jusqu’à la victoire totale, jusqu’au triomphe complet de notre cause et de celles de toutes les nations éprises de liberté », c’est le nom de Staline qu’on crie durant plusieurs minutes.


Mais quelques semaines plus tard, la ville de Rostov tombe aux mains des Allemands.

On devine derrière le paravent des communiqués officiels la panique qui a saisi les troupes russes. Et c’est Staline qu’on invoque et qui intervient.

Les journaux martèlent à sa suite qu’il faut une « discipline de fer ». « Ressaisissez-vous », lance-t-on « aux lâches et aux paniquards ». On ne cache plus qu’on a fusillé des généraux et de nombreux officiers, comme des dizaines de soldats.

Le 30 juillet 1942, l’ordre du jour de Staline est lu dans toutes les unités : « Plus un pas en arrière ! »

La Pravda le reproduit et le commente :

« Une discipline de fer, des nerfs d’acier sont les conditions de notre victoire : soldats soviétiques, plus un pas en arrière. Voilà la devise de notre pays !

« L’ennemi n’est pas aussi puissant que l’imaginent certains paniquards terrifiés… Chaque soldat doit être prêt à mourir de la mort d’un héros plutôt que de négliger son devoir envers son pays… Ou bien nous aurons une armée d’une discipline rigoureuse, ou bien nous périrons. Aujourd’hui, l’ordre d’un officier est une loi d’airain ! »

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