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En cette deuxième quinzaine du mois de novembre 1942, de Gaulle éprouve à chaque instant de ces jours sombres, glacés et humides, quand la lumière est incertaine, qu’on ne sait si c’est l’aube ou le crépuscule, un sentiment de dégoût, qui devient poussée de colère, flot d’amertume.
L’amiral Darlan a pris les fonctions de haut-commissaire en Afrique du Nord. Tous ces généraux qui ont refusé de continuer en 1940 la lutte se sont ralliés à lui. Giraud a accepté de devenir commandant en chef des troupes sous l’autorité de Darlan, qui, lui, se place sous l’autorité du maréchal Pétain.
Et celui-ci le désavoue, le condamne, et en même temps dans un télégramme secret l’approuve !
« Ne tenez pas compte de la décision officielle, soumise aux autorités occupantes. »
Et l’amiral Darlan répond !
« Adieu, bonne chance à tous ! »
« Tout se passe comme si une sorte de nouveau Vichy était en train de se reconstituer en Afrique du Nord sous la coupe des États-Unis », commente de Gaulle.
Tout son visage exprime le mépris, et la résolution.
« Quant à moi, dit-il, je ne me prêterai ni de près ni de loin à ces nauséabondes histoires. Ce qui reste de l’honneur de la France demeurera intact entre mes mains. »
La colère ne le quitte pas.
Il apprend que le haut-commissaire en Afrique-Occidentale française, Boisson qui, en 1940, à Dakar, a fait tirer sur les Anglais et les Français Libres, se rallie à Darlan !
« L’avenir n’est pas aux traîtres ! » s’exclame de Gaulle.
Il interpelle les représentants diplomatiques américains qu’il rencontre à Londres :
« La nation française voit les États-Unis non plus seulement reconnaître, comme ils l’ont fait jusqu’à présent, un pouvoir fondé sur la trahison de la France et de ses alliés, un régime tyrannique d’inspiration nazie et des hommes qui se sont identifiés avec la collaboration allemande, cela c’était Vichy, mais désormais les États-Unis s’associent, sur le terrain même, à ce pouvoir, à ce régime et à ces hommes. »
Quand on lui répond « expédient provisoire », « accord temporaire », de Gaulle rétorque :
« La morale internationale est une chose qui a sa valeur. »
Il plisse les yeux, il lève la tête, il semble fixer l’horizon :
« Je suis convaincu qu’après qu’aura passé ce fleuve de boue, nous apparaîtrons comme la seule organisation française propre et efficace. »
Il reçoit, moment de bonheur, un télégramme du général Leclerc qui s’apprête à partir à l’assaut du Fezzan.
« Mon général, écrit Leclerc.
« À l’heure où les traîtres changent de camp parce que la victoire approche, vous demeurez pour nous le champion de l’honneur et de la liberté française : c’est derrière vous que nous rentrerons au pays, la tête haute. Alors seulement la nation française pourra balayer toutes les ordures. »
Mais Churchill prêche à de Gaulle la « modération ».
— Votre position est magnifique, dit-il, Darlan n’a pas d’avenir. Giraud n’existe pas politiquement. Vous êtes l’honneur. Vous êtes la voie droite. Vous resterez le seul. Ne vous heurtez pas de front avec les Américains. C’est inutile et vous n’y gagnerez rien. Patientez et ils viendront à vous, car il n’y a pas d’alternative. »
Churchill fait une grimace.
— Darlan me dégoûte, conclut-il.
De Gaulle secoue la tête.
— Je ne vous comprends pas, dit-il. Vous faites la guerre depuis le premier jour… Vous êtes cette guerre… Vos armées sont victorieuses en Libye et vous vous mettez à la remorque des États-Unis alors que jamais un soldat américain n’a vu encore un soldat allemand. C’est à vous de prendre la direction morale de cette guerre. L’opinion publique européenne sera derrière vous.
Churchill écarquille les yeux, comme si cette idée le frappait de stupeur.
— Restons en contact étroit, dit-il, venez me voir aussi souvent que vous le voulez, tous les jours, si vous le désirez.
À quoi servent ces bonnes paroles ? s’indigne de Gaulle quelques jours plus tard. Il vient de recevoir un avis de la BBC : sur ordre du Premier ministre, on refuse de le laisser intervenir, on censure la lecture des communiqués de la Résistance hostiles à la politique alliée en Afrique du Nord. Et pendant ce temps, à Alger, une radio contrôlée par les Américains diffuse les communiqués de Darlan, précédés des mots « Honneur et Patrie » comme lors des messages de De Gaulle. De Gaulle interpelle Eden : pourquoi la BBC endosse-t-elle cette escroquerie ? Pourquoi lui interdit-on de parler ?
Eden, gêné, baisse la tête, explique que, pour les émissions concernant l’Afrique du Nord, « il faut l’accord des États-Unis ». Il murmure : « La réponse exige des délais dont le gouvernement britannique s’excuse ! »
Pourquoi commenter ces propos ? Il faut être indépendant, voilà la leçon ! Et de Gaulle décide que les radios de la France Combattante, à Brazzaville, à Beyrouth, à Douala, diffuseront les messages censurés par les gouvernements américain et anglais.
Jour après jour, il faut dénoncer le « pétainisme » d’Alger, des généraux et des amiraux, de tous ceux qui hissent les voiles parce que le vent a tourné, que du Pacifique à la Volga, des îles Salomon à Stalingrad, des Aléoutiennes à la Libye, Allemands, Italiens, Japonais reculent.
C’est bien « la fin du commencement », et le tunnel qui commence à s’éclairer dont parlaient Churchill et de Gaulle, sans illusions sur les difficultés qu’il faudrait affronter, mais avec la certitude de la victoire.
Les « collaborateurs » sont eux-mêmes persuadés de leur isolement.
Avant d’être arrêté par les SS, le général Weygand a dit à Pierre Laval :
— Vous n’avez pas le droit de pratiquer une politique réprouvée par 95 % des Français.
— Vous pouvez dire par 98 %, a répondu Laval ; mais je ferai le bonheur des Français malgré eux !
En fait, Laval louvoie.
Il refuse de céder aux Allemands qui, multipliant les diktats menaçants, exigent du « gouvernement français » qu’il déclare la guerre aux États-Unis et à l’Angleterre.
Laval tergiverse, se dérobe, pousse le maréchal Pétain à l’abdication :
— Il ne faut pas vous mouiller, monsieur le Maréchal, moi je suis là pour me compromettre.
Et il justifie auprès des ministres cette soif de pouvoir :
« En refusant de déclarer la guerre aux États-Unis et à l’Angleterre, j’ai repoussé une importante demande de l’Allemagne. Je dois lui donner une compensation et cette compensation, c’est que je prenne les pleins pouvoirs. »
Les Allemands ne se satisfont pas de cette « compensation ».
Le 18 novembre, ils somment le « gouvernement français » de « déclarer la guerre immédiatement à l’Amérique et de lever des légions impériales pour combattre en Afrique… Le gouvernement a un délai de vingt-quatre heures pour répondre. Ce délai passé, sans réponse favorable, l’armistice pourrait être rompu et la France administrée comme la Pologne ».
Chantage ! Jeu de rôles !
En fait, l’armistice est rompu depuis une semaine déjà !
Quant à Laval, dans une allocution radiodiffusée, il annonce la création d’une Légion de volontaires pour défendre l’Empire.
« La France ne s’avoue pas vaincue, répète-t-il. Le jour viendra où le drapeau français flottera seul sur Alger… »
Des mots, seulement des mots !
Qui peut croire que Laval a les moyens de créer cette Légion de volontaires ?
Au vrai, le gouvernement fantoche que préside Laval est emporté comme fétu de paille par le cours de la guerre.
Les « ministres » démissionnent.
Le maréchal Pétain adresse une lettre secrète à Laval, sorte de testament dans lequel Pétain, qui a abandonné tous les pouvoirs, rappelle :
« Moi seul peux déclarer la guerre et je ne peux la faire sans l’assentiment préalable des assemblées législatives ».
Pétain veut éviter le pire !
Une sorte de remords hante ce vieillard de quatre-vingt-six ans.
Il interroge ceux qui viennent lui présenter leur démission :
« Croyez-vous toujours que je suis un bon Français ? »
Quant à Laval, comme perdu dans un rêve, il soliloque devant ceux qui quittent le gouvernement et expliquent leurs raisons.
« Moi, que voulez-vous, dit-il, je joue la partie comme si les Allemands devaient gagner la guerre. Les Allemands gagneront-ils la guerre ? Je n’en sais rien, je ne suis pas madame de Thèbes… Plus ça va, moins je crois que c’est vrai… Mais j’estime qu’un double jeu en politique, ça ne signifie rien.
« Il y a deux hommes qui peuvent rendre service à leur pays, c’est le général de Gaulle et moi.
« Si les Allemands gagnent la guerre ou peuvent arriver à une paix de compromis, faisant actuellement avec eux une politique loyale qui ne soit pas une politique de marchandage, peut-être pourrai-je rendre encore service à mon pays et discuter avec les Allemands un traité de paix honorable.
« Si les Allemands sont battus, le général de Gaulle reviendra. Il a avec lui – je ne me fais aucune espèce d’illusion – 80 ou 90 % de la population française, et moi je serai pendu. Qu’est-ce que ça peut bien me faire ?
« Il y a deux hommes qui actuellement peuvent sauver notre pays ; et si je n’étais pas Laval, je voudrais être le général de Gaulle. »
De Gaulle, en cette deuxième quinzaine de novembre 1942, veut faire entendre la voix de la France Libre, du Comité national français qu’il a constitué pour représenter cette France Combattante.
Mais sur l’ordre de Churchill – appliquant les choix de Roosevelt –, de Gaulle, à Londres, est bâillonné. Il est interdit de BBC. Mais ses discours sont diffusés par les radios de la France Libre, à Brazzaville, à Beyrouth, à Douala.
Il dénonce le soutien apporté aux « traîtres de Vichy » qui gouvernent à Alger, par la volonté des Américains.
Il apprend que l’amiral Darlan n’est plus pour Churchill « le scélérat, le misérable, le renégat » que le Premier ministre britannique condamnait.
Churchill dit : « Maintenant, Darlan a fait davantage pour nous que de Gaulle ! »
De Gaulle fait face, ne quittant Carlton Gardens – le siège de la France Libre – que tard le soir.
Il doit, en dépit des obstacles, de la lâcheté qui est la plaie purulente du monde des « élites », continuer et « au milieu des secousses tâcher d’être intraitable, par raisonnement autant que par tempérament ».
Il sait qu’à Londres, comme à Berlin, à Vichy, comme à Alger, Churchill comme Hitler, Laval comme Darlan pensent à la flotte française – moderne, puissante – ancrée à Toulon. Les amiraux – le comte Jean de Laborde et l’amiral Marquis – qui la commandent sont des fidèles de Pétain.
Ils ont déjà refusé d’obéir à l’amiral Darlan qui leur a demandé d’appareiller pour Alger ou Oran.
Darlan est devenu pour eux un « rebelle » passé aux Anglais. Et ils sont anglophobes, satisfaits des garanties que les Allemands leur ont prodiguées, s’engageant à ne pas pénétrer à Toulon. L’amiral Laborde, remercié, se félicite :
« Cette situation est uniquement due aux sentiments d’admiration inspirés aux hautes autorités de l’Axe par la conduite de nos marins », a-t-il écrit dans un ordre du jour du 15 novembre.
Les consignes que Laborde et Marquis ont reçues de Vichy – de l’amiral Auphan, chargé de la Marine dans le gouvernement de Laval – les satisfont. Ils doivent « s’opposer sans effusion de sang à l’entrée des troupes étrangères » dans les établissements de la Marine ou à bord des bâtiments de la flotte.
« En cas d’impossibilité, ils doivent saborder les bâtiments. »
Les Allemands, le 27 novembre, à 5 h 25, forcent les portes de l’arsenal.
L’amiral Marquis a été fait prisonnier dès 4 h 50.
À 5 h 25, l’amiral Laborde annonce : « Je donne l’ordre de sabordage : faites de même. »
C’est le « suicide le plus lamentable et le plus stérile qu’on puisse imaginer » ! Trois cuirassés, huit croiseurs, dix-sept contre-torpilleurs, seize torpilleurs, seize sous-marins, sept avions, trois patrouilleurs, une soixantaine d’autres navires sont allés par le fond ! Seuls quelques bâtiments ont réussi à fuir.
« Quant à moi, dit de Gaulle, submergé de colère et de chagrin, j’en suis réduit à voir sombrer au loin ce qui avait été une des chances majeures de la France. »
Un nouveau crime de Vichy contre la nation ! Quelle tragédie, quel gaspillage !
Naturellement, les Anglais acceptent de laisser de Gaulle commenter l’événement à la BBC !
Il écrit, en pesant chaque mot, parce qu’il faut que le chagrin devienne leçon et appel au combat.
« En un instant, dit-il, les chefs, les officiers, les marins virent se déchirer le voile atroce que depuis juin 1940 le mensonge tendait devant leurs yeux. »
Il ajoute : « Un frisson de douleur, de pitié, de fureur a traversé la France entière… C’est un malheur qui s’ajoute à tous les autres malheurs. »
Car cette même nuit du 26 au 27 novembre 1942, la Wehrmacht envahit, sur tout le territoire de l’ancienne zone libre, les casernes où, respectueuses de l’ordre de Vichy, les « troupes de l’Armée de l’armistice sont consignées ».
Livrées au bon vouloir de l’occupant.
Dans le fracas de leurs moteurs, les unités de la Wehrmacht entrent dans les cours des casernes.
« Les SS, les feldgendarmes, enfoncent les portes, hurlent des commandements. Les soldats français sont jetés dehors, en chemise, désarmés.
Ils devaient se battre, les voici comme aux pires jours du printemps de 1940, humiliés.
Ce 27 novembre 1942 se dissipe l’illusion, se dévoile le mensonge. Le gouvernement de Vichy révèle son imposture.
Il n’a été que le pouvoir de la débâcle et de la soumission à l’ennemi.
Ce 27 novembre 1942, de Gaulle, à la radio de Londres, comme le 18 juin 1940, appelle les Français à « effacer par la victoire toutes les atroces conséquences du désastre et de l’abandon ».
« Vaincre, dit de Gaulle, il n’y a pas d’autre voie, il n’y en a jamais eu d’autre ! »