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Négrier, Laval ?

Les attaques de Radio-Londres, des journaux clandestins de la Résistance, la réprobation qu’il suscite dans l’entourage du « Vieux », la haine qu’il sent monter, loin de semer le doute en lui, le confortent dans sa résolution.

Il imagine être l’habile qui donne aux Allemands les mots qu’ils attendent.

Il s’installe dans le rôle de leur unique interlocuteur. Qui d’autre que lui aurait osé prononcer cette phrase : « Je souhaite la victoire de l’Allemagne » ?

Doriot, Déat, sans aucun doute. Des intellectuels comme Brasillach, certainement, mais ce n’étaient pas de vrais « politiques », lui seul, ancien ministre et président du Conseil de la IIIe République, et maintenant chef du gouvernement, a l’autorité nécessaire.


Il est le seul qui sait domestiquer le Vieux.

Il est persuadé que se joue sur le front russe le sort de la civilisation européenne, parce que le grand péril, la vraie barbarie, c’est le bolchevisme et non le nazisme. C’est cela qu’on cache.


Laval répète lorsqu’on lui communique le texte des émissions de Radio-Londres.

« Ils n’osent pas me citer totalement. Ils ne disent jamais que “je souhaite la victoire de l’Allemagne” parce que sans elle le bolchevisme demain s’installerait partout. »


Et Churchill, Roosevelt, et même la plus grande partie des chefs de la Résistance, ont été des anticommunistes et le sont encore.

Voilà quelle est sa carte maîtresse. Il anticipe le retournement des alliances. Il sera, dans quelques mois, au centre du jeu ! Il aura bien servi la France. Il faut tenir bon jusque-là.

Mais Laval se trompe.

L’heure n’est plus – ou n’est pas encore – à l’antibolchevisme, mais à l’unité de tous ceux qui veulent la défaite du nazisme, cette barbarie exterminatrice !

Et l’Angleterre de l’anticommuniste historique, Churchill, signe un traité d’alliance avec l’URSS et Joseph Staline devient Uncle Joe.

En France, cette nécessité d’une entente de tous les « résistants » quelles que soient leurs origines s’impose, en dépit de la méfiance que suscite le parti communiste.

Rémy, le chef du réseau Confrérie Notre-Dame, l’un des premiers et des plus efficaces agents secrets de la France Libre – homme de droite –, prend contact avec l’un des chefs des Francs-Tireurs et Partisans Français, l’organisation militaire du parti communiste.

Claude Bourdet, fondateur avec Henri Fresnay de Combat, homme de gauche, mais sans illusions sur les stratégies communistes, déclare, quand on lui indique que l’un des responsables de Combat – Marcel Degliame – chargé du milieu ouvrier est peut-être un communiste « sous-marin » du parti :

« Qu’il fût ou non communiste m’importe peu ; nous n’avons besoin entre nous que d’un consensus politique moyen, et l’éventail comprend naturellement les communistes, à condition qu’ils veuillent s’engager chez nous. »

Et le Comité national de la France Libre, lorsqu’il s’agit d’organiser des manifestations ouvrières le 1er mai 1942, communique aux différents chefs de réseau :

« Jugeons important que le 1er mai ait caractère unanimité nationale donc participation active communiste. Proposons comme mot d’ordre : lutte contre la faim, contre la misère, contre la servitude. »


Dans ce climat de guerre patriotique et d’« union sacrée » – même si chacun des participants soupçonne l’autre d’arrière-pensées… mais on verra après la Libération –, que pèse la menace du bolchevisme invoquée par Pierre Laval ?

Au moment où les Russes résistent aux offensives allemandes de ce printemps et de cet été 1942 où, en France, des communistes sont fusillés par dizaines pour leurs activités de sabotage et leurs attentats, l’antibolchevisme et l’anticommunisme apparaissent comme les stigmates de la collaboration, les preuves que Pierre Laval est le complice servile des nazis : Judas et négrier.


Mais dès le 23 juin 1942, au lendemain du discours de Pierre Laval, une déclaration du général de Gaulle publiée, en France, dans les journaux clandestins, semble lui répondre alors qu’elle a été écrite des semaines avant que Laval ne parle.

Une fois de plus, de Gaulle a anticipé.

« Les derniers voiles sous lesquels l’ennemi et la trahison opéraient contre la France sont désormais déchirés, écrit-il. L’enjeu de cette guerre est clair pour tous les Français : c’est l’indépendance ou l’esclavage. »


Ceux qui lisent Combat, Libération et d’autres journaux clandestins, tirés à des dizaines de milliers d’exemplaires, découvrent une condamnation de la Relève, une fureur patriotique qui dessine un « projet » pour la France libérée.

Les condamnations de Pétain et de Laval, de la collaboration, sont sans équivoque ; mais s’y ajoute une critique implacable de la IIIe République.

« Un régime moral, social, politique, économique, a abdiqué dans la défaite après s’être lui-même paralysé dans la licence. Un autre sorti d’une criminelle capitulation s’exalte en pouvoir personnel. Le peuple français les condamne tous les deux.

« Tandis qu’il s’unit pour la victoire, il s’assemble pour une révolution. »


Le mot est lancé. Il porte « désir et espérance », il affirme les buts de guerre du peuple français.

« Nous voulons que tout ce qui appartient à la nation française revienne en sa possession… Nous voulons que tout ce qui a porté et tout ce qui porte atteinte aux droits, aux intérêts, à l’honneur de la nation française soit châtié et aboli… Nous voulons que les Français puissent vivre dans la sécurité… Nous voulons que l’organisation mécanique des masses humaines que l’ennemi a réalisée, au mépris de toute religion, de toute morale, de toute charité, sous prétexte d’être assez fort pour pouvoir opprimer les autres, soit définitivement abolie…


« Liberté, justice, droit des gens à disposer d’eux-mêmes, telles seront les couleurs de la victoire française et humaine. »

Et « Nous vaincrons ! » conclut de Gaulle.


La Résistance – communiste compris – en ce printemps et cet été 1942 commence à se rassembler autour de lui. Et c’est le fruit du travail de l’« unificateur », Rex, Max, Jean Moulin.

Il parcourt la zone Sud. Il relaie les consignes diffusées par Radio-Londres appelant à manifester le 1er mai et le 14 juillet 1942.

« Pavoisez vos maisons… Promenez-vous l’après-midi dans les grandes artères de nos villes en arborant les trois couleurs. Le soir, à 18 h 30, rassemblez-vous en grand nombre et manifestez ! »


Dans toute la zone non occupée – à Lyon, à Grenoble, à Vienne, à Toulouse, à Marseille, à Lons-le-Saulnier, et même à Nice, la ville de Joseph Darnand, des dizaines de milliers de manifestants se rassemblent.

À Marseille, les gangsters Carbone et Spirito – les hommes de main du maire Sabiani lié au milieu – tirent sur la foule, tuant deux femmes et blessant plusieurs manifestants. Le 14 juillet 1942 devient ainsi, par ces manifestations et les attentats qui sont perpétrés en zone occupée, le moment le plus fort depuis l’armistice de juin 1940.


Dans les camps d’internement en France comme à l’étranger, on célèbre la « prise de la Bastille », on chante La Marseillaise. En Espagne, au camp Miranda de Ebra, où sont enfermés tous ceux qui ont franchi les Pyrénées, dans l’espoir de gagner l’Angleterre, on entoure les Français détenus, on les fête, on brandit des drapeaux tricolores. On crie « Vive la France, vive les Français ! ».


Dans la zone occupée, les attentats se multiplient, provoquant déraillements, destructions de wagons, de locomotives.

Les FTP attaquent des détachements d’Allemands à la grenade, tuent des « recruteurs » d’ouvriers pour la Relève.

Les représailles sont lourdes, impitoyables : chaque jour tombent des « otages », des « terroristes ».

La plupart sont fusillés, certains décapités.

« Imbéciles, c’est pour vous que je meurs », lance au peloton d’exécution l’un de ces « terroristes », Valentin Feldman.


Le général SS Karl Oberg, chef de la police, est décidé à briser par une répression sauvage ces mouvements « terroristes » qui veulent transformer la France en terre d’insécurité pour la Wehrmacht.

Le 10 juillet 1942, le général Oberg signe le texte d’une affiche apposée sur les murs de Paris.

Désormais, si les auteurs d’attentats, les saboteurs et les fauteurs de troubles qui ont été identifiés ne se présentent pas dans les huit jours à un service de police allemand ou français, les peines suivantes seront appliquées :

« 1) Tous les proches parents masculins en ligne ascendante et descendante, ainsi que les beaux-frères et cousins à partir de 18 ans seront fusillés.

« 2) Toutes les femmes du même degré de parenté seront condamnées aux travaux forcés.

« 3) Tous les enfants, jusqu’à 17 ans révolus, des hommes et des femmes frappés par ces mesures seront remis à une maison d’éducation surveillée. »

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