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La « guerre ouverte » contre l’Allemagne nazie, des Français la livrent depuis le mois de juin 1940.
Les Forces Françaises Libres sont présentes dans les armées britanniques qui combattent l’Afrikakorps en Cyrénaïque et en Libye.
Ils sont sur les océans avec les navires des Forces navales Françaises Libres.
Et de Gaulle a pris la décision d’envoyer sur le front russe l’escadrille de chasse, Normandie, qui combattra aux côtés de l’armée Rouge.
« Il n’est pas un bon Français qui n’acclame la victoire de la Russie » devant Moscou, a-t-il lancé le 20 janvier 1942.
Mais il a suffi de quelques semaines pour que les Allemands et leurs alliés remportent des succès.
Le 29 janvier 1942, Rommel à la tête de l’Afrikakorps mène l’assaut contre Benghazi, et la ville tombe.
Pire encore, le 15 février est pour Londres un « dimanche noir » : la garnison britannique de Singapour, commandée par le général Perceval, forte de 73 000 hommes dont 27 000 Anglais, capitule face aux Japonais. Et commence pour les prisonniers anglais un long calvaire fait de privations, de brimades et d’humiliations, et même de tortures.
Est-ce, en cette mi-février, un nouveau tournant de la guerre, favorable à l’Allemagne et au Japon ?
Le 27 février dans la mer de Java, la flotte japonaise inflige de lourdes pertes à la Royal Navy.
« La guerre mondiale est à son point culminant », analyse de Gaulle le 4 mars 1942. Il ne dissimule rien.
« Aujourd’hui, dit-il, l’ennemi – car le Japon, l’Allemagne, l’Italie ne font qu’un – tient dans le Pacifique un avantage certain. Il a enlevé Singapour, envahi les Indes néerlandaises, submergé les Philippines, pénétré en Birmanie. Il a pu se rétablir en Cyrénaïque. Il se cramponne énergiquement à ses positions en Russie. Les mers foisonnent de ses sous-marins. On sent approcher le suprême effort de Hitler. »
Mais de Gaulle refuse le « fatalisme passif qui est, à la guerre, le pire danger ».
C’est ainsi qu’on s’est cru à l’abri derrière la ligne Maginot.
C’est ainsi qu’on a signé avec Hitler et Mussolini les accords de Munich en 1938. Et l’armistice en juin 1940 a été l’abdication suprême.
De Gaulle veut en finir avec l’absurde esprit de défensive, de concession au mal.
Il faut un esprit d’attaque et d’intransigeance sans lequel toute guerre est perdue !
C’est cette résolution combative qui, selon de Gaulle, se manifeste en France.
« Chez nous, dit-il, l’ennemi et ses amis écoutent chaque jour grandir la haine et la menace. »
Pétain a voulu que soient jugés devant la cour de Riom Daladier, Blum, le général Gamelin, accusés d’avoir décidé et conduit la guerre.
Et voici que Daladier et Blum, le radical et le socialiste, se rebellent.
Daladier le bras tendu vers ses juges, se fait accusateur, évoque la guerre de 1870, le patriote Gambetta et le maréchal Bazaine qui a capitulé devant les Prussiens.
« On pourrait se demander, conclut Daladier, si dans les circonstances présentes Gambetta ne serait pas emprisonné et si Bazaine ne serait pas au gouvernement. »
Pétain-Bazaine !
À Vichy on commence à regretter d’avoir voulu ce procès de Riom.
Hitler d’ailleurs proteste contre les propos tenus par les accusés de Riom, et exige qu’on interrompe les débats, favorables aux accusés. Ce sera fait, le 15 avril 1942.
Le gouvernement de Vichy sent que l’opinion française lui échappe.
Dans la zone occupée par les Allemands, la presse financée par l’occupant l’accuse d’« attentisme », de complicité avec les États-Unis, voire avec les « gaullistes ».
Pétain avait espéré que son choix de la collaboration conduirait les Allemands à des concessions.
Il a sollicité plusieurs fois l’autorisation d’installer son gouvernement à Paris. Les Allemands n’ont même pas répondu. Et les « ministres » doivent une fois par semaine utiliser un autorail spécial qui relie Paris à Vichy !
En zone libre – à peine les deux cinquièmes du territoire français –, si les foules rassemblées sur les places lors des voyages du Maréchal continuent de l’acclamer, de chanter « Maréchal, nous voilà », les réseaux de résistance se multiplient. Et la police « vichyste » le constate.
Pucheu, le ministre de l’intérieur, voudrait convaincre les « résistants » qui ne sont pas communistes de l’utilité de la collaboration, seule voie raisonnable.
La police arrête, relâche, disloque ces « résistants ».
Pucheu reçoit Henri Frenay, le fondateur de Combat, qui a accepté cet entretien afin d’obtenir la libération des résistants arrêtés.
« Nous vous connaissons, Frenay, lui dit Pucheu. Nous savons d’où vous venez et qui vous êtes. Un officier. Nous sommes bien étonnés qu’un homme comme vous soit à la tête d’une organisation clandestine. Je voudrais après ces explications vous demander de réfléchir, pour savoir si votre comportement ne risque pas de se retourner contre le pays. »
Frenay sera critiqué pour avoir accepté de rencontrer le « traître Pucheu ». D’Astier de La Vigerie, chef du mouvement Libération, sera un procureur impitoyable.
Mais Jean Moulin continuera son « œuvre d’unificateur » de la Résistance.
La tâche est difficile, le chemin semé d’embûches, mais la logique de la guerre, de chaque côté de la ligne de démarcation, en zone occupée comme en zone libre, l’emporte.
Les résistants mènent contre l’occupant une guerre à la fois « ouverte » et « couverte ».
Ils sont « les yeux et les oreilles » des services de renseignements anglais. Ils sont en contact avec les agents de l’intelligence Service, parachutés en France. Les liens s’entrecroisent, forment une trame serrée, complexe.
À Vichy, un officier décidé à poursuivre la lutte contre les Allemands, le commandant Aumeran, est en contact avec l’ambassadeur de Roosevelt, l’amiral Leahy.
Il gagne les États-Unis, puis séjourne à Londres, rencontre le général de Gaulle, retourne à Washington, et assiste le 11 janvier 1942, à l’École de guerre, à la première réunion destinée à étudier l’éventualité d’un débarquement en Afrique du Nord avant la fin de cette année 1942. Aumeran gagne Alger et commence à préparer l’intervention américaine, en regroupant autour de lui des patriotes.
Cette coopération fructueuse entre « services » français et alliés devient quotidienne.
En France, dans la nuit du 27 au 28 février 1942, un commando britannique, en liaison avec la Résistance, débarque à Bruneval, aux environs du Havre, et détruit la station de repérage allemande.
« Allons, le pire va finir, le meilleur est en marche, s’écrie de Gaulle.
« Voici l’heure de Clemenceau ! »
Elle sonne d’abord le glas.
Les résistants du réseau du Musée de l’Homme, dénoncés par un traître, sont jugés à partir du 6 janvier 1942.
Sept d’entre eux – sur dix-neuf inculpés – seront condamnés à mort le 25 février 1942 et conduits le jour même de la prison de Fresnes au mont Valérien.
Comme il n’y a pas assez de poteaux pour les fusiller tous les sept ensemble, trois d’entre eux – qu’on retienne leurs noms : Vildé, Lewitsky et Walter – revendiquent comme un honneur de mourir les derniers.
Ce réseau du Musée de l’Homme a été constitué dès les premiers jours de l’occupation.
Il est composé d’universitaires, d’écrivains, de poètes, de jeunes savants.
Il incarne la résistance des intellectuels français, et démontre que les artistes, les écrivains qui se ruent à la servitude dans les salons de l’ambassade l’Allemagne et font leur cour à Otto Abetz et aux autres dignitaires nazis ne sont qu’une écume, composée d’ambitieux, d’arrivistes et de vrais sympathisants du fascisme, du franquisme et du nazisme, désireux d’en finir avec la République, et de bâtir en Europe un « ordre nouveau », antibolchevique.
L’antisémitisme est le ciment qui les unit.
C’est le 20 de ce mois de février 1942, durant lequel tombent les résistants du Musée de l’Homme, qu’est achevé d’imprimer le premier ouvrage clandestin, intitulé Le Silence de la mer, dont l’auteur, le graveur Jean Bruller, a choisi comme pseudonyme Vercors.
Le livre, tiré dans une petite imprimerie du boulevard de l’Hôpital à Paris, face à l’hôpital de la Pitié – devenu hôpital allemand –, sera présenté comme édité par Les Éditions de Minuit, dont Vercors vient d’inventer le nom.
Le Silence de la mer raconte le face-à-face entre un officier allemand nourri de culture française et un père et sa fille propriétaires de la maison dans laquelle l’officier a été logé.
Ces Français opposent le « silence de la mer » aux déclarations d’amour pour la France de l’officier.
Communication impossible entre l’occupant et les vaincus, quelles que soient les qualités humaines et les intentions du vainqueur. Car l’Allemand représente, en dépit de ce qu’il est, le nazisme et la barbarie.
Le 19 de ce mois de février 1942, trois universitaires communistes, Jacques Decour, Georges Politzer et Jacques Solomon, sont arrêtés par la Gestapo alors qu’ils préparent la sortie d’une feuille clandestine Les Lettres françaises.
Tous trois seront fusillés en mai au mont Valérien.
Leur intention était de regrouper dans un Comité national des écrivains des auteurs patriotes qui, malgré leurs divergences politiques se rassemblent pour témoigner de leur résistance à l’occupant, de leur patriotisme.
Jean Paulhan, François Mauriac, Pierre de Lescure, Jean Blanzat ont remis des textes à Jacques Decour.
La mort de Jacques Decour – jeune professeur d’allemand au lycée Rollin – retarde de quelques mois la parution des Lettres françaises, dont le premier numéro paraîtra en septembre 1942.
Sur la terre de France, en ce début d’année 1942, c’est bien l’heure de la guerre.
Et le glas ne sonne pas que pour les résistants.
En janvier, en février 1942, il ne se passe pas de jours que des attentats ne frappent des hommes de la Wehrmacht, officiers ou simples sentinelles.
Plusieurs groupes communistes des « Bataillons de la Jeunesse » attaquent à la bombe ou à la grenade des foyers et des cantines de la Wehrmacht.
Le 1er février 1942, un « bordel de la Wehrmacht » au 106, rue de Suffren est détruit par l’explosion d’une bombe.
Les 11 et 12 février, des engins explosifs à retardement sont placés dans les filets des wagons d’un train partant de la gare de l’Est et emportant des permissionnaires de la Wehrmacht vers l’Allemagne.
Le 13 février, des camions sont dynamités rue Rachel.
Au Havre, place de l’Arsenal, un instituteur, Michel Muzard – des Bataillons de la Jeunesse –, attaque avec son groupe, à la grenade, un détachement allemand.
Et les sabotages se multiplient.
Ce sont les communistes qui mènent ces actions, dont le but est de faire de la France une terre d’insécurité, de guerre pour la Wehrmacht, et ainsi non seulement ils luttent pour la libération de la France, mais ils aident la « patrie du communisme », l’URSS.
Ils veulent ouvrir – comme le réclame Staline – un second front, pour affaiblir la pression allemande sur le front russe.
Mais ces actions se paient d’un lourd tribut : au mont Valérien, dans la clairière du fort, des otages sont fusillés par dizaines : 70 le 15 décembre 1941, 88 le 11 août 1942, et 118 le 10 septembre 1942.
N’est-ce pas un prix trop élevé ?
Ne faudrait-il pas se contenter de « renseigner » les Alliés, de préparer ainsi leurs attaques aériennes, leurs actions de commando ?
Tuer – « assassiner », disent certains – des soldats allemands provoque des représailles sanglantes, dans lesquelles sont conduits au poteau des otages innocents.
Mais en ce début d’année 1942, ces débats sont tranchés dans les faits : on tue, on est torturé, déporté, fusillé.
Et les Allemands ne sont pas seuls à se livrer à la traque, à la chasse aux terroristes.
Politiciens « français », gendarmes « français » débusquent, arrêtent, livrent aux Allemands des « communistes », des « judéo-bolcheviks » « apatrides ».
Dans le Nord, le préfet promet aux gendarmes de verser une prime de 100 000 francs à celui qui parviendra à tuer le « terroriste » Eusebio Ferrari.
Le but est atteint.
Pourtant, en ce début de l’année 1942, en France, ce n’est encore ni la « guerre civile » ni la « guerre totale ».
La France reste, pour les hommes de la Wehrmacht, en dépit des attentats et des sabotages, une terre où la mort ne les harcèle pas.
Ils peuvent y vivre des amours.
Ils peuvent s’asseoir à la terrasse d’un café, fréquenter les music-halls et les bordels, boire du champagne, acheter de la « lingerie fine », visiter les musées, les jardins de Versailles, et se souvenir du livre de Friedrich Sieburg intitulé Dieu est-il français ?
On peut même oublier parfois que l’on est en guerre, qu’on occupe ce pays, qui continue cependant de vivre, d’aimer, de rire, de chanter « Ça, c’est Paris ! ».
On voudrait nouer des amitiés avec ce père et sa fille propriétaires de la maison où l’on a pris ses quartiers.
On leur parle.
On voudrait qu’ils s’étonnent de la maîtrise du français que l’on manifeste, de l’admiration pour la France qu’on affirme.
Mais ils se taisent, vous ignorent.
C’est Le Silence de la mer.
Et tout à coup une explosion. La centrale électrique voisine vient de sauter. Sabotage.
On reçoit une lettre de dénonciation et on arrête treize jeunes communistes, des Français et des Italiens, qui seront jugés et fusillés.
La guerre est là.
On reçoit son ordre d’affectation. On part pour le front de l’Est.
On sait que là-bas, en Russie, la mort règne en souveraine.
On fait ses adieux aux Français, à ce père et à cette fille qui vous ont ignoré.
On devine leur émotion !
On quitte la France comme si l’on venait d’apprendre qu’on est condamné à mort.
On part pour la Russie.