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Szmul Zygieboym, en se suicidant, n’a pas atteint son but.
Churchill et Roosevelt n’ont pas changé de politique ni de stratégie.
Ils veulent vaincre militairement le IIIe Reich.
La chute de Hitler, la destruction du nazisme, la capitulation de l’Allemagne, l’anéantissement de ses armées sauveront les Juifs de l’extermination.
Szmul Zygieboym s’est trompé.
Les grands – Churchill, Roosevelt et Staline – n’ignorent rien, depuis l’été 1942, de la volonté des nazis de mettre en œuvre la « solution finale » de la question juive.
Les services de renseignements anglais et américain, les Russes ont recueilli suffisamment de témoignages pour dresser la liste des camps d’extermination, pour reconstituer les méthodes employées pour le « transport » de centaines de milliers de Juifs et pour leur extermination dans les chambres à gaz.
Ce n’est donc ni par ignorance ni par passivité et indifférence qu’ils n’interviennent pas, mais parce qu’ils ont décidé que pour arrêter le massacre, il fallait d’abord briser l’Allemagne, l’écraser sous les bombardements. Et aucune force ne pouvait être distraite de cette stratégie.
Elle comportait une première étape : l’ouverture d’un second front.
Il contraindrait les Allemands à retirer une partie de leurs troupes du front russe.
Staline l’exigeait, Churchill et Roosevelt plus encore s’étaient engagés à ce que, avant la fin de l’année 1942, un débarquement ait lieu sur le flanc ouest ou sud de l’Europe occupée.
En France ? En Afrique du Nord ? En Italie ? Dans les Balkans ?
Staline est impatient.
Les offensives allemandes du printemps et de l’été 1942 ont pénétré dans le Donbass, le Caucase, atteint en plusieurs points la Volga. Stalingrad, sur les bords de ce fleuve qui symbolise – avec le Don, la Neva – la Russie, l’éternelle et immense Russie des patriotes russes, est menacée.
Qu’attendent les Anglo-Américains ? questionne Staline, soupçonneux, insistant.
Churchill et Roosevelt ne cherchent-ils pas à obtenir l’effondrement simultané de l’Allemagne et de la Russie ? Que ces nations s’entr’égorgent et le monde sera nôtre !
Or Londres et Washington savent tout ce que représentent dans cette guerre la Russie et ses millions de combattants. Ils veulent détruire le nazisme. Ils ont besoin d’Uncle Joe qui fixe des millions de soldats allemands.
Il faut donc satisfaire Staline : ouvrir au plus vite un second front.
Que pèsent le destin du peuple juif, le suicide de Szmul Zygieboym face à cette exigence politique et stratégique ?
On saluera la protestation désespérée du représentant du peuple juif, son héroïsme, l’acte d’espoir qu’il accomplit en se suicidant, mais on ne changera rien aux plans de guerre.
Et en ce mois d’août 1942, dans la nuit du 18 au 19, des unités amphibies anglo-canadiennes se dirigent vers Dieppe afin de s’emparer pour quelques heures du port, de détruire les radars, le terrain d’aviation voisin, les batteries d’artillerie installées dans le voisinage de la ville.
L’armada anglo-canadienne est commandée par lord Mountbatten. Elle est imposante pour un raid aux objectifs limités : 6 000 hommes, dont 4 700 Canadiens français.
C’est qu’il s’agit non seulement de détruire des objectifs précis, mais d’éprouver les défenses allemandes, et de maintenir la pression sur la Wehrmacht afin qu’elle conserve à l’Ouest des forces qui, sinon, renforceraient la puissance allemande en Russie.
Des Français Libres du commando de Philippe Kieffer – une quinzaine d’hommes – participent à l’opération. Des Forces navales Françaises Libres, des escadrilles des Forces aériennes Françaises Libres y sont aussi engagées.
Il s’agit bien d’un corps de débarquement – 253 péniches, des dragueurs de mines, des destroyers – qui va affronter des unités allemandes puissantes appuyées par toutes les forces de la Luftwaffe déployées à l’ouest de l’Europe.
L’opération baptisée Jubilee commence à 3 h 45, quand retentissent les premières explosions. Il n’y a pas eu de préparation aérienne pour conserver l’avantage de la surprise.
Or un convoi côtier allemand croise un des groupes de débarquement, et l’alerte est ainsi donnée.
Les combats sont acharnés, les pertes lourdes.
À 6 h 15, la BBC diffuse puis répète le message suivant, adressé à la population civile qui se terre :
« Français, ceci est un coup de main et non pas l’invasion. Nous vous prions instamment de n’y prendre part en aucune façon. »
Des Canadiens ont pénétré jusqu’au centre de Dieppe et livrent des combats de rue dans la ville, comme à Berneval, à Varengeville, à Puys.
Mais les objectifs ne sont pas atteints : les Anglo-Canadiens ne réussissent pas à établir une tête de pont durable, qui leur aurait permis de réaliser la destruction des objectifs prévus : l’aérodrome de Saint-Aubin, la batterie côtière d’Arques-la-Bataille.
Il faut rembarquer en laissant sur le terrain près de 1 000 morts et 2 000 prisonniers. Les Allemands ont eu plus de 800 tués. La marine a perdu un destroyer, le Berkeley, plus de 100 avions « alliés » ont été abattus. Des pilotes Français Libres ont participé aux combats, comme les hommes du commando Kieffer.
C’est, depuis juin 1940, le premier engagement sur le sol français entre des troupes alliées anglo-canadiennes et françaises (même si la participation de la France Libre est plus symbolique que déterminante), et les troupes allemandes.
Et la Wehrmacht crie victoire, présentant l’opération comme une tentative de débarquement, rendant hommage à la « collaboration » de la population civile, qui a respecté les consignes de la Kommandantur, renseigné les soldats, leur offrant des boissons, leur indiquant les positions tenues par les Anglais et les Canadiens.
La propagande allemande est à l’œuvre, montrant les colonnes de prisonniers canadiens, transformant le succès militaire en succès politique.
Les collaborateurs emboîtent le pas à la Propagandastaffel. Un télégramme, signé Pétain, est envoyé de Vichy à Paris à l’intention de M. de Grosville, attaché au cabinet de Benoist-Méchin, chargé de le transmettre au Führer.
Vichy, le 21 août 1942.
« Monsieur le Chancelier du Reich,
« À la suite de l’entretien que je viens d’avoir avec le président Laval et après la dernière attaque britannique qui s’est déroulée cette fois-ci sur notre sol, je propose d’envisager la participation de la France à sa propre défense.
« Si en principe vous y consentez, je suis tout disposé à examiner en détail les modalités de cette participation.
« Je vous prie, monsieur le Chancelier du Reich, de considérer cette initiative comme l’expression sincère de voir la France apporter sa contribution à la protection de l’Europe.
Signé : Philippe Pétain. »
Le maréchal Pétain est-il l’auteur de ce texte qui contredit sa politique de refus d’engagement militaire aux côtés des Allemands ?
La polémique s’installe.
Otto Abetz, l’ambassadeur allemand, Fernand de Brinon, l’ambassadeur de Vichy à Paris, confirment la teneur et l’authenticité du message.
« L’importance de ce texte m’a frappé, dit Abetz, c’est une véritable offre d’alliance militaire franco-allemande. J’en ai télégraphié la traduction à Berlin et envoyé le document original par le plus prochain courrier diplomatique au ministère des Affaires étrangères du Reich. »
Mais le directeur de cabinet de Pétain est formel :
« J’affirme de façon catégorique que je n’ai jamais vu le télégramme en question, jamais… Je ne sais comment il a pu partir du téléscripteur avec une signature du Maréchal… »
Manœuvre des collaborateurs qui « souhaitent la victoire de l’Allemagne » et la collaboration militaire avec le IIIe Reich ?
Quoi qu’il en soit, ce télégramme au Führer ne sera jamais reproduit par la presse de la zone occupée.
En revanche, les journaux publient le communiqué suivant :
« Le maréchal Pétain et M. Pierre Laval, chef du gouvernement, ont prié M. de Brinon de transmettre au haut commandement allemand en France leurs félicitations pour le succès remporté par les troupes allemandes qui, par leur défense, ont permis le nettoyage rapide du sol français. »
Pétain, en en prenant connaissance, s’indigne devant ses proches :
« Je n’y suis pour rien, absolument, dit-il, c’est un faux de cette ordure de Brinon. »
La propagande allemande et collaborationniste s’empare du texte, commente avec emphase dans les journaux, à Radio-Paris, cet « acte décisif qui inscrit la France dans le vaste mouvement révolutionnaire qui ébranle le monde… C’est la première fois en effet que, deux ans après une effroyable défaite, le chef de l’État vaincu se retourne vers l’armée du vainqueur pour le remercier ».
Les Allemands ajoutent que « l’attitude de la population française a été plus que correcte… Elle a assisté les troupes allemandes dans leur combat en leur rendant des services de toutes sortes ».
Mensonge mais que seuls les témoins peuvent démentir. Qui les écoute ? Au contraire, pour accréditer la thèse de la collaboration, le Führer décide de « remercier » la population dieppoise en libérant les 340 prisonniers originaires de la région.
Le train les transportant arrive en gare du Tréport, croise un train de travailleurs partant pour l’Allemagne. C’est la Relève.
On lit sur les wagons de l’un et l’autre train :
« Vive la France ! Vive Pétain ! Vive les Dieppois ! Vive Laval ! Vive la Normandie ! » et, assure-t-on, « Vive le chancelier Hitler ! ».
Les prisonniers sont accueillis par les autorités de la collaboration – Fernand de Brinon, Benoist-Méchin – et par le colonel von Zidzewitz, Feldkommandant de la région de Rouen.
L’officier allemand prend la parole :
« Camarades français, au moment où vous foulez le sol de votre belle patrie, je vous apporte le salut du commandement militaire en France. Lorsque l’Anglais tenta de fouler le sol de France, autorités et familles ont su garder une attitude disciplinée. Sur l’ordre du Führer, vous êtes redevenus libres. Dans vos foyers, vous serez les pionniers d’une France nouvelle. »
La presse commente l’événement, poursuivant et amplifiant l’action de propagande : « Le retour des prisonniers dieppois a donc un sens politique qu’il serait vain de nier, lit-on dans La Dépêche de Brest. Il constitue une nouvelle étape dans le rapprochement franco-allemand… Par-dessus tout, il est un exemple. Pourquoi ne pas saisir la chance qui nous est offerte ? »
La chance ?
Quatre-vingt-treize otages ont été fusillés le 12 août.
Le 25 août, le service militaire est institué en Alsace et en Lorraine pour les « jeunes de race allemande ».
Le 28 août, les classes 1922-1924 sont incorporées et les familles des réfractaires arrêtées.
Le ministre Sauckel exprime son mécontentement devant le maigre succès de la Relève.
Laval avait promis que les 350 000 hommes exigés par Sauckel seraient partis dans les plus brefs délais. En fait, n’ont quitté la France que 12 000 volontaires en juin 1942, 23 000 en juillet, 18 000 en août.
Les autorités allemandes menacent alors d’appliquer l’ordonnance de Sauckel du 22 août destinée à tous les pays occupés et permettant de décréter la mobilisation totale de toute la main-d’œuvre masculine et féminine et le recensement de la population de 18 à 55 ans.
Tel est le vrai visage de la collaboration.
Il s’agit selon Sauckel d’« obtenir un rendement maximum pour les besoins de guerre du Reich ».