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De Gaulle, en ce deuxième anniversaire de son appel du 18 juin 1940, est porté par l’enthousiasme, la passion et la communion patriotiques.
Sa prophétie se réalise : « Quoi qu’il arrive, la flamme de la résistance ne doit pas s’éteindre et ne s’éteindra pas. »
Pétain, au contraire, qui s’adresse au pays le 17 juin 1942, ne peut que constater que, deux ans après avoir sollicité de l’« adversaire » l’armistice, son grand dessein de Révolution nationale n’est qu’un assemblage de mots sonores.
« Dans cette succession d’espoirs, d’échecs, de sacrifices, de déceptions qui marquèrent les deux premières années de l’armistice… moi, responsable de la vie physique et morale de la France, je ne me dissimule point la faiblesse des échos qu’ont rencontrés mes appels. »
On devine son désarroi, son isolement. Il remet à ses visiteurs une photo le représentant à cheval, devant l’Arc de triomphe, le 14 juillet 1919.
Ainsi, recevant Jérôme Carcopino, l’historien de la Rome antique qui fut un temps son secrétaire d’État à l’Éducation, il murmure :
« Carcopino, je ne vous ai jamais offert de photo. C’est un oubli que je tiens à réparer. Mais, à vous, Carcopino, je m’en voudrais d’offrir l’effigie du Pétain de 42. C’est l’image du Pétain de 19 que je souhaite que vous conserviez en souvenir de moi. »
Depuis que, cédant aux Allemands, le Maréchal a accepté de désigner Pierre Laval comme chef du gouvernement, il est isolé.
La plupart de ses collaborateurs personnels ont quitté Vichy, « ses » ministres ont été remplacés.
Un de ses fidèles, encore ministre d’État – Lucien Romier –, se lamente. « La situation est très grave, le Maréchal est absolument seul… Je suis tout seul, je suis malade, l’influence de Laval s’exerce dans des conditions pressantes. »
Laval se moque des hésitations du « Vieux ». Il renvoie ses émissaires venus présenter les changements d’opinion du Maréchal.
« Ah, il a encore changé d’avis, foutez-moi la paix ! » répond Laval.
L’un de ses hommes de main, Marion, secrétaire d’État chargé de l’information, confie :
« Laval arrive à ce que le Vieux soit toujours d’accord avec lui : il sait y mettre le temps ! »
En fait, Laval gouverne seul, imposant ses décisions à Pétain et aux ministres, parce qu’il a l’appui des Allemands.
« Il n’y a que Laval qui soit ministre, dit l’un des membres du gouvernement. Nous ne sommes que ses commis, que ses secrétaires. Nous exécutons. »
Laval s’appuie sur quelques hommes.
D’abord Abel Bonnard, l’académicien chargé de l’Éducation nationale, fasciné par Doriot, par la virilité des nazis.
Le Maréchal maugrée :
« C’est une honte de confier la jeunesse à la Gestapette », dit-il.
Mais Laval apprécie cet « académicien de choc » qui, abandonnant les salons raffinés, recherche les acclamations des fidèles de Doriot.
Il y a Bichelonne, le polytechnicien brillant, responsable de la Production industrielle, et qui croit toujours à la victoire de l’Allemagne. Et donc, « il faut collaborer » avec elle.
Il y a René Bousquet, qui fut en 1940, à trente et un ans, le plus jeune préfet de France, nommé secrétaire général de la police. C’est un « technicien » cynique et ambitieux qui « collabore » pleinement avec les autorités allemandes – Oberg, Knochen –, qui côtoie dans le gouvernement Laval d’anciens socialistes, tels Lagardelle ou Max Bonnafous, agrégé de philosophie et responsable du ravitaillement.
L’essayiste Benoist-Méchin – que Pétain a refusé comme secrétaire d’État aux Affaires étrangères – est attaché à la personne du chef du gouvernement.
Mais qu’est-ce que gouverner quand la botte nazie écrase la gorge de la nation ?
Depuis que Pierre Laval, le 19 avril 1942, est à nouveau au pouvoir, dix-sept mois après avoir été chassé du gouvernement par Pétain, les Allemands ne respectent plus, en fait, la division entre « zone occupée » et « zone libre ».
Pétain a capitulé, ses proches ont été chassés. Certes le Maréchal a proclamé dès le 19 avril :
« Aujourd’hui, dans un moment aussi décisif que celui de juin 1940, je me retrouve avec M. Pierre Laval pour reprendre l’œuvre nationale et d’organisation européenne dont nous avions ensemble jeté les bases… Français, le nouveau gouvernement nous donnera de nouveaux motifs de croire et d’espérer. »
Mais les Français de la zone libre constatent que la police allemande procède à des arrestations dans cette zone.
Que Laval livre à la Gestapo des antinazis allemands internés dans les camps de la zone libre.
Que des milliers de Juifs étrangers sont raflés et expédiés par « trains spéciaux » vers des camps de la zone occupée ainsi qu’à Drancy.
Que des enfants de 2 à 12 ans sont envoyés au camp de Pithiviers où ils sont séparés de leurs parents.
Et des témoins rapportent que, dans ce camp, les enfants hurlent de terreur quand on les embarque de force pour les déporter vers ces camps de Pologne où l’on n’ose imaginer quel sera leur sort.
Ce sont les hommes de Darnand qui, en zone libre, organisent les rafles. Les membres du Service d’ordre légionnaire saccagent ainsi, à Nice, la synagogue.
On pousse dans des wagons hommes, femmes, enfants, vieillards, malades, infirmes… Ils sont parqués sur la paille humide d’urine.
« Le spectacle de ce train impressionne fortement et défavorablement les populations françaises non juives qui le voient dans les gares en particulier », écrit dans son rapport un capitaine de gendarmerie.
Que dire des convois d’enfants qui roulent vers Auschwitz ? Crime et abjection.
Les quelques libertés qui subsistaient en zone libre sont supprimées : les journaux suisses sont interdits, les films anglais et américains sont retirés des écrans.
Que peuvent les mots de Pétain devant ces réalités ?
Il est conscient de son impuissance. Dans ce discours du 17 juin 1942, il ne cherche même plus à convaincre, à entraîner, mais à se justifier de sa voix larmoyante :
« Chassez le doute de vos âmes, mes chers amis, si vous le pouvez, l’acerbe critique. Pensez au chef qui vous aime et qui pour vous se tient encore debout sous l’orage. Il voudrait, pour vous, faire plus encore. Puisse-t-il au moins, en ce second anniversaire de l’une des dates les plus cruelles de notre histoire, vous faire partager la grande espérance qui l’anime toujours et dont il demande à Dieu qu’il la réalise même après sa mort pour le salut de notre pays. »
Lorsqu’il a achevé son discours, il murmure :
« Je suis plus à plaindre que d’autres, dit-il, mais je mets mon amour-propre à ne jamais me plaindre. »
Laval méprise les jérémiades du « Vieux » qui s’apitoie sur lui-même et implore les Français.
La situation est simple. C’est une lutte à mort qui se joue en Russie.
Laval veut le dire au moment où, pour tous ceux qui songent à être du côté du vainqueur, il devient « raisonnable de croire à la défaite nazie ».
Les dominions britanniques, les États-Unis et même le Brésil déclarent la guerre aux alliés de l’Allemagne et de l’Italie. La Royal Air Force écrase l’Allemagne et les régions industrielles françaises sous des milliers de tonnes de bombes.
Et cependant, Laval continue de croire à la victoire allemande.
En Russie, depuis le mois de mai 1942, l’offensive de la Wehrmacht annonce un déferlement des panzers durant l’été. Hitler vise Stalingrad et Leningrad, et Moscou tombera comme un fruit pourri.
L’enjeu est immense : Laval l’analyse dès son retour au pouvoir en avril 1942.
« Nous voilà placés devant cette alternative, dit-il : ou bien nous intégrer, notre honneur et nos intérêts vitaux étant respectés, dans une Europe nouvelle et pacifiée… Ou bien nous résigner à voir disparaître notre civilisation. »
Le 13 mai 1942, Laval écrit une longue lettre au ministre des Affaires étrangères du Reich, Ribbentrop.
« Vous connaissez mes vues sur les relations que je désire voir s’établir entre nos deux pays, écrit Laval. Les Français savent que je veux rechercher et épuiser tous les moyens d’arriver à une réconciliation et à une entente étroite avec l’Allemagne. Afin de protéger l’Europe d’une bolchevisation qui détruirait notre culture jusque dans ses bases, l’Allemagne s’est préparée à une lutte gigantesque. Le sang de sa jeunesse va couler.
« Je souhaite, en conséquence, que des Français aussi nombreux que possible prennent dans vos usines la place de ceux qui partent pour le front de l’Est… »
« Sang allemand, travail français », résumera Laval.
Il répond ainsi aux demandes allemandes de main-d’œuvre, au Service du Travail Obligatoire (STO) que le ministre allemand Sauckel veut instituer.
Avec son habileté de politicien roué, Laval choisit le terme de « relève ». Des prisonniers français seront rapatriés, « relevés » par de jeunes travailleurs français.
En même temps, Laval propose de transformer la Légion des volontaires français contre le bolchevisme en Légion tricolore.
« Il serait possible d’en augmenter les effectifs », précise Laval à Ribbentrop. Et à ces volontaires le gouvernement français « donnerait l’assurance que leurs intérêts personnels et ceux des membres de leurs familles seraient protégés avec équité.
« Je prie Votre Excellence de bien vouloir soumettre cette lettre au Führer comme témoignage de la sincérité du gouvernement français. »
Ribbentrop prend bonne note des intentions de Laval, mais, précise le ministre, « le gouvernement du Reich ne se laisse pas influencer par des espoirs et des assurances, mais exclusivement par les actes de la politique française ».
Laval veut et doit donc aller plus loin. Il prépare pour le lundi 22 juin 1942 un discours où il affirmera qu’il « croit et souhaite la victoire de l’Allemagne ».
Ses proches s’inquiètent d’un tel propos, une provocation.
« Je sais, répond Laval, que mes paroles vont faire aux Français l’effet de l’acide sulfurique sur des blessures, mais je les pense. »
— Vous ne pouvez pas prononcer un discours pareil sans le soumettre au Maréchal, lui dit-on.
Laval bougonne, hausse les épaules, se rend chez le Maréchal et lui lit son discours.
Pétain hoche la tête.
« Vous n’avez pas le droit de dire “je crois à la victoire de l’Allemagne” », marmonne-t-il.
Laval est déjà prêt à élever la voix quand Pétain ajoute :
« Non, vous n’avez pas le droit de dire “je crois”, vous n’êtes pas militaire, donc vous ne pouvez pas faire de pronostic sur l’issue du conflit, vous n’en savez rien. »
Laval raye aussitôt le « je crois » de son discours.
Il parlera à la radio le lundi 22 juin 1942.
« Je voudrais que les Français sachent monter assez haut pour se mettre au niveau des événements que nous vivons, commence-t-il.
« C’est peut-être l’une des heures les plus émouvantes qui se soient inscrites dans l’histoire de notre pays.
« Nous avons eu tort en 1939 de faire la guerre.
« Nous avons eu tort en 1918, au lendemain de la victoire, de ne pas organiser une paix d’entente avec l’Allemagne…
« J’ai la volonté de rétablir avec l’Allemagne et avec l’Italie des relations normales et confiantes.
« De cette guerre surgira inévitablement une nouvelle Europe…
« Pour moi, Français, je voudrais que demain nous puissions aimer une Europe dans laquelle la France aurait une place qui serait digne d’elle.
« Pour construire cette Europe, l’Allemagne est en train de livrer des combats gigantesques. Elle doit, avec d’autres, consentir d’immenses sacrifices et elle ne ménage pas le sang de sa jeunesse. Pour la jeter dans la bataille, elle va la chercher à l’usine et aux champs.
« Je souhaite la victoire de l’Allemagne parce que, sans elle, le bolchevisme, demain, s’installerait partout. »
Il évoque ensuite la Relève.
« Ouvriers de France ! C’est pour la libération des prisonniers que vous allez travailler en Allemagne ! C’est pour notre pays que vous irez en grand nombre ! C’est pour permettre à la France de trouver sa place dans la nouvelle Europe que vous répondrez à mon appel…
« La reconnaissance de la nation montera vers vous.
« Français, conclut Laval, un grand soldat, dont toute la vie est un exemple de sacrifices et de discipline, préside aux destinées de notre patrie.
« Je vous parle ce soir en son nom.
« Le Maréchal vous dirait que la France n’a jamais laissé l’Histoire se faire sans elle et qu’on ne remonte des abîmes du malheur que par les sentiers du courage. »
Mensonge de Laval – ou demi-vérité – puisque le Maréchal a entendu le discours avant qu’il soit prononcé à la radio, et qu’il a suggéré de modifier « la phrase ». Laval s’est incliné et Pétain n’a pas interdit à « son » chef du gouvernement de parler.
Mais Pétain, écoutant le discours radiodiffusé, est atterré. Il se refuse à accorder son patronage à la Relève.
Le 26 juin 1942, le cabinet du Maréchal fait arrêter l’impression d’une affiche invitant les ouvriers à se rendre en Allemagne, et comportant une phrase du Maréchal.
En fait, les deux hommes sont désormais associés dans une collaboration qui « souhaite la victoire de l’Allemagne ». Et c’est la seule phrase du discours que l’on retient.
Le journaliste Pierre Limagne note dans ses Éphémérides, à la date du 22 juin :
« En entendant cette déclaration, les Français ont vu rouge ; si bien qu’ils ne remarquèrent pas combien la formule “je souhaite” manquait d’assurance. Et quand la musique a attaqué La Marseillaise, chacun s’est précipité sur son poste de radio pour tourner le bouton et ne pas laisser notre hymne national accompagner tant d’ignominie. »
C’est un sentiment de mépris qu’éprouvent les Français, à l’exclusion d’une poignée. Dans l’entourage de Pétain, on est scandalisé parce que Laval a prétendu parler au nom du Maréchal.
Le général Serrigny dit au Maréchal que les Parisiens siffleraient le chef de l’État s’il se rendait dans la capitale[2].
Le rejet de Laval est d’autant plus vif que les émissions de Radio-Londres – et ce dès le 22 juin, à 21 h 25 – prennent Laval – et sa politique de Relève – pour cible.
L’émission « Honneur et patrie » « condamne » Laval à mort.
On y entend la chronique suivante :
« “Je souhaite la victoire de l’Allemagne.”
« Avant même d’avoir prononcé cette phrase, Laval s’était exclu de la France.
« Avant même d’avoir prononcé cette phrase, Laval s’était condamné à mort.
« Pourquoi donc son discours de tout à l’heure sonnait-il à toutes les oreilles françaises comme une circonstance aggravante ?
« Sans doute parce que, jusqu’à présent, on n’avait jamais vu dans l’Histoire un Judas doublé d’un maître chanteur et triplé d’un négrier. »
Et Georges Boris, le socialiste proche de Blum, ajoute que « ces deux mots, Laval, négrier, sont désormais inséparables ».
Les voix de la France Libre dénoncent la « rafle des ouvriers de France au profit des ennemis de la France » qui se prépare.
On prétend que Laval a préparé les décrets sur le travail obligatoire en accord avec les Allemands et que Pétain les a contresignés.
La Relève qui devait susciter un élan est stigmatisée.
« Chaque travailleur français partant pour le Reich se constitue prisonnier civil, répète Radio-Londres.
« Femmes de France, prenez garde ! Le négrier convoite vos hommes. »