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En ces deux derniers mois de l’année 1942, Hitler prend-il conscience que, dans tous les pays que ses troupes occupent, pillent et martyrisent, une Armée des ombres se lève, minoritaire encore, mais qui veut vaincre pour pouvoir vivre librement ?
Hitler sait-il que les peuples qu’il a terrorisés, soumis, sentent que s’esquisse « la fin du commencement » ?
Mais le Führer paraît enfermé en lui-même.
Il a le teint blafard, le regard souvent fiévreux et fixe. À cinquante-trois ans, sa démarche est incertaine. Souvent penché en avant, voûté, comme écrasé par des pensées, des visions, il frotte ses mains, les noue et les dénoue. Et puis, tout à coup, il se redresse. Le visage crispé, il hurle, il éructe, écrase de son mépris maréchaux, généraux, aides de camp.
Et son entourage, ces héritiers des grandes dynasties militaires tremblent, baissent la tête, n’osent lui faire face.
Hitler oppose cette violence, cette rage aux arguments raisonnés des officiers d’état-major. Le nouveau chef d’état-major, le général Kurt Zeitzler, l’adjure d’ordonner le repli de la VIe armée de Paulus qui risque d’être encerclée dans le chaudron de Stalingrad.
Hitler crie, furieux : « Je ne quitterai pas la Volga, je ne me replierai pas. »
Quand, le 22 novembre, les armées russes ont fermé l’« anneau » à Kalatch, que les 200 000 hommes de Paulus sont dans la nasse, Hitler dit seulement à Paulus :
« Transportez votre quartier général à l’intérieur de la ville et établissez une défense par air jusqu’à ce qu’il soit possible de vous relever. »
Goering promet d’accomplir cette tâche, mais il ne dispose pas des avions capables de transporter chaque jour 750 tonnes de vivres et de matériel. Et la chasse russe est totalement maîtresse du ciel.
Pourtant Hitler refuse d’autoriser une tentative de « sortie » de Paulus, à la rencontre des panzers de von Manstein qui tentent de percer l’« anneau » russe.
Hitler paraît ne pas entendre Zeitzler qui évoque « le désespoir de nos soldats affamés, leur manque de confiance dans le commandement, les blessés expirant faute de matériel médical, des milliers d’hommes mourant de froid ».
Le 25 décembre, il est trop tard pour la percée du blocus de Stalingrad.
Pire, les troupes allemandes qui ont avancé dans le Caucase risquent d’être à leur tour encerclées.
Zeitzler obtient un ordre de repli, mais Hitler n’en reste que plus décidé à « vaincre ou mourir » à Stalingrad.
Il souhaite rencontrer Mussolini, dont les troupes n’ont pu résister sur le Don. Elles ont « détalé », disent les Allemands.
Mussolini accepte de se rendre à Salzbourg, mais il pose ses conditions.
« Je veux prendre mes repas seul, dit-il. Je ne tiens pas à ce que cette bande de goinfres allemands s’aperçoivent que je me nourris de riz au lait. »
En fait, ce qui ronge l’estomac de Mussolini, c’est l’ulcère de la défaite qu’il pressent. Il en est si persuadé qu’il veut même suggérer à Hitler de négocier un accord avec Staline, afin de faire face aux Américains, car selon le Duce, « 1943 sera l’année du coup de collier américain ».
Mussolini ne se rendra finalement pas auprès du Führer qui écoutera, distrait, Ciano transmettre les propositions du Duce.
Ciano, bien que ministre des Affaires étrangères et gendre du Duce, est ignoré par les officiers allemands.
« L’atmosphère du Grand Quartier Général est accablante, note-t-il dans son journal. Aux mauvaises nouvelles s’ajoutent le décor lugubre de cette forêt humide et sombre et l’épreuve de la vie commune dans des baraques de fortune…
« Personne n’essaie de dissimuler l’angoisse que provoquent les percées de l’armée Rouge. Les Allemands tentent ouvertement d’en rendre l’Italie responsable. »
Ciano imagine le désespoir et la colère des Italiens quand ils découvriront que des dizaines de milliers d’« Alpini » ont disparu, tués, prisonniers.
Il en a le pressentiment, le peuple se retournera contre le Duce, contre le fascisme.
Fin 1942, 1,5 million de soldats de différentes nationalités – près de la moitié des effectifs de l’armée d’invasion de juin 1941 – ont été tués, blessés, mutilés ou faits prisonniers sur le front de l’Est.
Et 327 000 Allemands ont laissé leur vie dans la boue, la neige ou la terre sèche de l’immensité russe. Mais Hitler est persuadé d’avoir eu raison. Le doute lui est inconnu.
Le 8 novembre 1942, il prend la parole à Munich, là où, en 1923, il tenta un putsch.
C’est le discours annuel aux « vieux combattants » que la radio allemande diffuse.
« Je crois qu’il est très rare qu’un homme puisse apparaître devant ses partisans après presque vingt ans sans avoir eu besoin au cours de ces vingt années d’apporter le moindre changement à son programme », commence Hitler.
La voix du Führer ne tremble pas. Il ne lit pas un texte. Il puise en lui ces phrases répétées cent fois.
« Si les Juifs s’imaginent qu’ils peuvent déclencher une guerre mondiale entre les nations pour l’extermination des races européennes, alors le résultat ne sera pas l’extermination des races européennes mais l’extermination des Juifs en Europe. On a ri de mes prophéties. »
Il s’interrompt, laisse s’apaiser la vague d’applaudissements.
« De ceux qui riaient autrefois, nombreux sont ceux qui ont cessé de rire. »
La salle de la brasserie munichoise vibre à l’évocation des centaines de milliers de meurtres déjà exécutés.
D’un geste de la main, Hitler interrompt ses « vieux combattants ».
Voilà la menace.
« Et ceux qui rient encore aujourd’hui vont peut-être bientôt cesser d’ici peu…
« Nous ferons en sorte que la juiverie internationale à laquelle nous devons toutes nos infortunes soit reconnue dans tout son danger démoniaque. En Europe, ce danger a été reconnu, et nos lois antisémites ont été adoptées, État après État.
« La juiverie internationale a appris ainsi que les prophéties nationales-socialistes ne sont pas des phrases en l’air… »