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« Les besoins de guerre du Reich » en cet été 1942 sont immenses.


Les troupes allemandes se battent devant El-Alamein, aux portes de l’Égypte, mais aussi sur les pentes enneigées du mont Elbrouz, la cime la plus élevée des chaînes du Caucase.

Elles sont dans les faubourgs de Stalingrad. Elles encerclent Leningrad.

Et les U-Boot sillonnent les profondeurs marines, de l’océan Arctique à la Méditerranée.


Il faut au IIIe Reich « du sang et du travail », et Laval le sait bien qui a proposé ce « marché ». L’Allemagne donne le sang de sa jeunesse, la France, le travail de ses ouvriers.

Et cependant, Laval – et quelques-uns de ses ministres – se cabre à l’idée que l’ordonnance de Sauckel du 22 août 1942 – recensement des jeunes gens, réquisition, envoi en Allemagne – pourrait s’appliquer à la France.


Le 3 septembre, Laval remet une protestation à Abetz.

« La France, le gouvernement français, dit-il avec détermination, emphase même, refusent d’accepter les mesures concernant l’Alsace et la Lorraine et notamment l’incorporation d’Alsaciens et de Lorrains dans les formations nationales-socialistes et dans l’armée. »

Mais, en même temps qu’il semble se montrer décidé à résister, Laval entend que sa protestation soit rendue publique. Parce qu’il veut « traiter » avec les Allemands.

« Il ne faut pas irriter les Allemands en ce moment, dit-il. Les négociations pour le travail en Allemagne sont tellement difficiles. »


Ainsi Laval est prisonnier de sa politique, de son ambition.

Il veut faire de la France le partenaire de l’Allemagne, soutenir, aider le Reich, mais conserver à la France le statut de nation souveraine.

Donc refuser d’appliquer en France l’ordonnance de Sauckel, en promulguant une loi française qui en reproduit les principales dispositions.

Et qui va plus loin puisqu’elle concernera aussi la zone libre.


Laval « habille » du costume national la politique allemande.

Cette loi du 4 septembre 1942 rend obligatoire le travail en Allemagne, mais elle parle hypocritement de volontariat.

C’est une loi d’exception et de pénitence.

Laval est le régisseur au service du maître allemand. Il est l’intermédiaire qui organise l’« esclavage » au bénéfice de Sauckel, mais assure qu’il agit pour le bien de la France et des esclaves.

Quatre de ses ministres s’opposent un temps à lui, lors des Conseils des ministres.

« Même si le danger d’être polonisé existe, nous n’avons pas le droit de nous poloniser nous-mêmes », disent-ils.

Laval va les rassurer, promet qu’« aucune sanction même légère ne sera appliquée sans un débat devant le Conseil des ministres ».


En fait, Laval abdique, en ce début du mois de septembre 1942, ce qui restait d’apparence de souveraineté gouvernementale. Vichy n’est plus qu’une façade, un paravent.


L’amiral Darlan et le général Bridoux – secrétaire d’État à la Guerre – acceptent que des policiers allemands munis de cartes d’identité françaises circulent en zone libre à la recherche de postes de radio-émetteurs clandestins. En échange, les Allemands promettent de laisser augmenter de 50 000 hommes l’Armée de l’armistice.

Et c’est René Bousquet, secrétaire général de la police, qui va fournir à 280 policiers allemands de « vrais » faux papiers d’identité.

Ces policiers, ayant à leur tête le contrôleur de la police allemande Boemelburg, vont à Lyon, à Marseille, à Toulouse procéder à des arrestations de radios de la Résistance, et même à leur exécution immédiate.

« Je n’aime pas beaucoup ce genre d’affaires », confie Laval à René Bousquet, mais il laisse faire, entraîné chaque jour plus avant dans une collaboration meurtrière et qui n’est qu’un masque ne faisant plus illusion.


Mais Laval s’obstine, fait l’éloge de la Relève – travail français contre sang allemand, ouvriers contre prisonniers libérés.

Qui peut encore croire à ce volontariat… obligatoire ?

Les journaux publient sur ordre, le 20 octobre 1942, en gros caractères, un appel aux ouvriers français :

« Le grand devoir des travailleurs

Envers la France et l’Europe

Tout Français appelé à travailler en Allemagne

Qui se dérobe à cette obligation

Porte préjudice à sa patrie

À sa famille

À ses camarades

Et à lui-même. »

Mais dans la longue suite des quatorze paragraphes qui complètent cet appel, on retient l’avant-dernier qui déclare :

« Afin d’éviter de graves ennuis, tout ouvrier français doit dès réception de l’avis se présenter de façon conforme au lieu et dans le délai indiqués. »

Et dans le discours qu’il prononce ce même 20 octobre 1942, Laval, de sa voix faubourienne, rappelle que « le gouvernement est résolu à ne pas tolérer les résistances individuelles ou concertées de patrons et d’ouvriers qui resteraient sourds à ses appels ».


Ils seront des dizaines de milliers à se dérober, à gagner les régions reculées, villages de montagne ou de vallée, massifs alpins ou Massif central, Savoie ou Auvergne. Là, en ces mois de l’automne 1942, commencent à naître des noyaux de réfractaires, qui seront les combattants de demain.


De Gaulle comprend que ces semaines de l’automne 1942 marquent une rupture dans la période qui a commencé avec l’armistice de juin 1940.

Le 20 octobre, il prononce à la radio de Londres un discours qui répond aux propos de Laval, ce même jour, et à l’appel publié par les journaux collaborateurs.

« La France, dit-il d’une voix forte, sent dans le fébrile acharnement des traîtres quelque chose de désespéré, elle passe à la résistance générale… Dans l’affaire des ouvriers spécialistes réclamés par M. Hitler, la conduite de la nation française prouve au monde tout entier que notre peuple est engagé dans le combat actuellement le plus nécessaire : je veux dire dans la révolte contre les chefs de trahison.

« La trahison, c’est-à-dire Vichy !

« Ce combat reclasse la France à son rang parmi les nations…

« Dans cette guerre totale, la volonté d’une grande nation, fût-elle pour l’instant enchaînée, est une force énorme qui peut devenir décisive, surtout quand c’est la volonté de la France…

« Contre la trahison, c’est-à-dire Vichy, c’est-à-dire “le Père la défaite”, marchons au même combat, du même pas, derrière le même drapeau.

« Un jour, je vous le promets, nous nous confondrons tous ensemble dans la même foule immense et fraternelle de la victoire. »

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