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Ces résistants juifs qui attaquent les dépôts de l’armée allemande, qui abattent les officiers et les soldats de la Wehrmacht, afin de créer un climat d’insécurité pour les troupes d’occupation, constituent pour la propagande allemande, reprise mot à mot par la presse de la collaboration, l’armée du crime.
Plus généralement, d’un bout à l’autre de l’Europe, sous la botte allemande, les Juifs sont considérés comme des « parasites » qui prolifèrent, corrompent la société, la civilisation, se livrent aux « trafics », au marché noir.
Cette stigmatisation des Juifs est aussi le moyen de justifier les rafles, les déportations.
Et le premier train de la honte et de la mort quitte Drancy pour Auschwitz le 19 juillet 1942.
Mais les journaux de la collaboration Le Petit Parisien, Je suis partout, affirment que les Juifs arrêtés, déportés, ne sont que des trafiquants du marché noir, des criminels qui violent les lois.
Lorsque le représentant du gouvernement de Vichy tient une conférence de presse pour justifier les mesures antisémites, il déclare :
« Le gouvernement ne peut pas tenir compte des protestations qui lui parviennent de différents milieux. Ces milieux expriment les thèses religieuses, idéologiques, ce qui est leur droit.
« Ils réagissent à des rumeurs dont on peut difficilement contrôler l’exactitude.
« Le gouvernement, lui, doit agir dans le sens supérieur de l’intérêt de l’État. »
En fait, Pétain et Laval n’ignorent rien des conséquences barbares de la politique antisémite qu’ils mettent en œuvre en collaboration avec les autorités allemandes.
Pétain reçoit ainsi de nombreuses lettres d’anciens combattants juifs, décorés à titre militaire, qui font appel à celui qu’ils continuent de considérer comme leur chef, vainqueur à Verdun. Pétain ne répond pas.
Des proches du Maréchal en 1940 et 1941 lui écrivent pour témoigner de ce qu’ils voient.
L’un d’eux, René Gilloin, s’indigne des scènes auxquelles il a assisté à Vaison-la-Romaine : enfants arrachés à leur mère, femmes à leur époux, embarqués les uns et les autres à coups de crosse dans des wagons à bestiaux.
« Le gouvernement a fait un pas de plus dans la honte, écrit-il au Maréchal en août 1942… La conscience nationale s’est révoltée. Par la voix de ses prêtres et de ses pasteurs, par sa résistance spontanée à l’exécution de consignes atroces, elle a signifié à votre gouvernement qu’il avait outrepassé ses droits et manqué à ses devoirs. »
Pétain, après avoir pris connaissance de cette lettre, s’étonne : « Pourquoi donc Gilloin fait-il campagne pour les Juifs ? »
En fait, l’antisémitisme nazi, « exterminateur », est d’autant moins combattu qu’il paraît ne concerner d’abord pour chaque nation occupée par des Allemands que les « Juifs apatrides », étrangers. Mais il y a aussi un antisémitisme « local », plus ou moins violent.
En Pologne, en Ukraine, dans les pays baltes, en Roumanie, en Hongrie, il est partagé par la plus grande partie de la population.
À Varsovie, à proximité du ghetto, des adolescents passent leur journée à observer les passants afin de repérer les Juifs, de les dépouiller, de les livrer aux Allemands.
Une enseignante polonaise qui habite un village note dans son journal :
« Les Allemands ont fait venir une foule de paysans et de pompiers des villages et avec leur concours ont organisé une chasse aux Juifs… Au cours de cette action, sept Juifs ont été capturés, des vieux, des jeunes et des enfants. Ces juifs ont été conduits à la caserne des pompiers et exécutés le lendemain. »
De telles scènes se répètent dans toute l’Europe de l’Est.
Dans ces conditions, aider des Juifs, les cacher, est un acte de courage extrême car on est à la merci d’une dénonciation même de la part de « patriotes antiallemands » qui sont antisémites.
Dans l’Europe de l’Ouest, face à l’antisémitisme, à la complicité entre les gouvernements collaborateurs et les nazis, se dressent les traditions démocratiques qui condamnent les mesures barbares mises en place par l’occupant et les collaborateurs.
Si bien que, en dépit de la répression, les Justes peuvent recueillir, cacher les Juifs poursuivis, les avertir des rafles préparées par les pouvoirs et les polices.
Quant aux Églises, en dehors de quelques fanatiques qui au nom de l’antijudaïsme soutiennent les « persécuteurs », elles condamnent au nom de la charité, de la justice du Christ les traitements inhumains infligés aux Juifs.
Cependant, 75 000 déportés juifs seront exterminés, même si la communauté juive française sera l’une des moins atteintes d’Europe.
L’antisémitisme s’exprime cependant, non seulement par l’intense propagande vichyste et nazie, mais aussi par les exhortations antisémites de certains écrivains français. À Paris, Ernst Jünger, qui rencontre Céline à l’institut allemand, note dans son journal :
« Céline dit combien il est surpris, stupéfait que nous, soldats, nous ne fusillions pas, ne pendions pas, n’exterminions pas les Juifs. Il est stupéfait que quelqu’un disposant d’une baïonnette n’en fasse pas un usage illimité. »
Ce sont là « bagatelles pour un massacre » ! Il y a pire.
Robert Brasillach, distingué, brillant élève de l’École normale supérieure, essayiste, exige dans Je suis partout, du 25 septembre 1942 :
« Il faut se séparer des Juifs en bloc et ne pas garder les petits. » Drieu la Rochelle, autre figure notable des lettres, élégant acteur du Tout-Paris littéraire, écrit dans son journal : « Je hais les Juifs, j’ai toujours su que je les haïssais. »
Mais le plus lu des écrivains, en cet été 1942, est Lucien Rebatet, qui publie Les Décombres chez Denoël, un éditeur collaborationniste. Le livre est plusieurs fois réédité, vendu au moins à 60 000 exemplaires, mais 200 000 ont été commandés, et le papier manque.
Cette « prose » qui exprime la haine du Juif – et de la République – est le plus grand succès de librairie de la France occupée.
« Je souhaite la victoire de l’Allemagne, écrit Rebatet, parce que la guerre qu’elle fait est ma guerre, notre guerre.
« Je n’admire pas l’Allemagne d’être l’Allemagne, mais d’avoir permis Hitler. Je la loue d’avoir su… se donner l’ordre politique dans lequel j’ai reconnu tous mes désirs. Je crois que Hitler a conçu pour notre continent un magnifique avenir et je voudrais passionnément qu’il se réalisât. »
Mais pour cela, il faut chasser les Juifs.
« L’esprit juif est dans la vie intellectuelle de la France un chiendent vénéneux, qui doit être extirpé jusqu’aux plus infimes radicelles… Des autodafés seront ordonnés au maximum d’exemplaires des littératures, peintures, partitions juives et judaïques ayant le plus travaillé à la décadence de notre peuple. »
Tous ces antisémites « rêvent » à La Mort du dernier Juif.
C’est là le titre d’un récit d’anticipation publié par l’hebdomadaire Au Pilori.
L’auteur imaginait « le journal d’un Français moyen » en l’an 2142. Un décret du 25 juin 1942 aurait ordonné que tous les Juifs soient stérilisés à l’exception de trois couples conservés au zoo de Vincennes, les enfants des trois couples devant être stérilisés à l’exception de l’aîné.
Le 14 juillet 2142 – deux cents ans plus tard donc –, le « Français moyen » écrit :
« Une nouvelle merveilleuse parcourt les rues de Paris. Le dernier Juif vient de mourir. Ainsi c’en est donc fini avec cette race abjecte dont le dernier représentant vivait, depuis sa naissance, à l’ancien zoo de Vincennes, dans une tanière spécialement réservée à son usage et où nos enfants pouvaient le voir s’ébattre en un semblant de liberté, non pour le plaisir des yeux, mais pour leur édification morale.
« Il est mort ! Dans le fond, c’est mieux ainsi. J’avais personnellement toujours peur qu’il ne s’évade et Dieu sait tout le mal que peut faire un Juif en liberté. Il restait seul soit, depuis la mort de sa compagne, laquelle par bonheur était stérile, mais avec cette engeance, on ne sait jamais, il faudra que j’aille au zoo pour m’assurer de la véracité de la nouvelle. » Écrit par un citoyen français, à Paris, le 23 juillet 1942.
Le premier train de Juifs raflés, le 16 juillet 1942, roule vers Auschwitz.
C’est déjà par centaines de milliers que se comptent les Juifs massacrés, d’abord par les Einsatzgruppen – en Pologne, en Ukraine, en Russie –, d’une rafale, puis gazés dans des camions, aménagés à cet effet, puis entassés dans les chambres à gaz des camps de concentration. Sans compter ceux battus à mort, à coups de matraque, de crosse, de pioche ou de pelle, et ceux pendus.
Un Juif, Szmul Zygieboym, qui a réussi – en 1943 – à fuir la Pologne et à rejoindre Londres, pour alerter le monde sur la politique d’extermination de tout un peuple, s’y suicidera.
« Je veux par ma mort exprimer une dernière protestation contre la passivité avec laquelle le monde assiste à l’extermination du peuple juif… Je contribuerai peut-être par ma mort à dissiper l’indifférence de ceux qui, aujourd’hui encore, peuvent sauver les quelques Juifs polonais demeurés vivants. »