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Rommel, qui rêve de provoquer « la fin de la guerre » en cette année 1942, ne se souvient plus du discours que le Führer a prononcé, le 30 janvier 1942 au Sportpalast de Berlin.
C’est une cérémonie rituelle qui commémore chaque année l’arrivée au pouvoir de Hitler, le 30 janvier 1933.
Dans la salle du Sportpalast, les hommes en uniforme qui composent l’assistance applaudissent longuement chacune des phrases que Hitler prononce d’une voix saccadée, les poings souvent brandis à hauteur de son visage.
Et comme Rommel il évoque la fin de la guerre, mais la perspective est différente !
« Nul ne devrait douter, martèle Hitler, déchaînant l’enthousiasme, que cette guerre ne peut finir que par l’extermination des peuples aryens ou la disparition de la juiverie d’Europe.
« Pour la première fois va désormais s’appliquer l’antique règle juive : “Œil pour œil, dent pour dent !”
« La juiverie mondiale devrait savoir que plus la guerre s’étend, plus l’antisémitisme se répandra également. Il va grandir dans chaque camp de prisonniers de guerre, dans chaque famille qui comprendra les raisons pour lesquelles elle doit, au fond, faire ses sacrifices. »
La voix de Hitler s’amplifie, prophétique.
« Et l’heure sonnera où le plus vieil ennemi de tous les temps aura fini son rôle pour au moins un millénaire. »
Ce discours est l’écho des résolutions de la conférence de Wannsee, du 20 janvier 1942, qui organisait la « solution finale ».
« Les Juifs sont traités de manière beaucoup trop humaine », estiment les Allemands, en pensant au sort des soldats du front de l’Est.
« La chose à faire serait d’exterminer toute cette engeance ! »
À Varsovie, Chaim Kaplan, qui dirige une école hébraïque, note :
« Pour nous le discours de Hitler est la preuve que ce que nous tenions pour des rumeurs sont des faits réels. Il confirme la nouvelle orientation de la politique nazie envers les Juifs des territoires conquis ; la mort par extermination de toutes les communautés juives. »
Kaplan a sous les yeux les juifs du ghetto de Varsovie. Ils meurent de faim, de froid, de maladie.
On signale même un cas de cannibalisme : une mère a découpé un « morceau de fesse » de son fils de douze ans mort la veille.
« Sur les trottoirs, rapporte Kaplan, le jour où le froid est si rude qu’il en est insupportable, des familles entières emmitouflées dans leurs haillons errent, non pas pour mendier, mais en geignant simplement d’une voix déchirante. Un père et une mère emplissent les rues du bruit de leurs sanglots. Nul ne se tourne vers eux, personne ne leur offre un sou parce que le nombre des mendiants a durci leurs cœurs. »
La Gestapo massacre ceux qu’elle soupçonne d’organiser la résistance, la révolte, ou qui rédigent et diffusent une presse clandestine.
En janvier 1942, 5 123 habitants meurent dans le ghetto de Varsovie.
Les plus lucides des Juifs du ghetto pressentent que tous sont promis à la mort, comme les Juifs des autres ghettos de Pologne, comme les Juifs d’Ukraine, de Serbie, des pays baltes, d’Allemagne, de toute l’Europe.
On murmure des noms de lieux, jadis presque inconnus : Belzec, Chelmno, Sobibor, Treblinka, Auschwitz, Birkenau, tant d’autres.
Là on extermine, au gaz, dans des camions conçus à cet effet, dans des chambres à gaz. On commence à utiliser un gaz (Zyklon B) fabriqué par l’IG Farben. Dans les territoires russes occupés par la Wehrmacht, on massacre les Juifs par dizaines de milliers, qui deviendront bientôt des centaines de milliers.
Mais le Reich veut, avant de tuer, exploiter comme des esclaves les Juifs valides.
On comptera, en 1942, 2,7 millions de travailleurs forcés. Hitler a nommé son « architecte Albert Speer, responsable de la production d’armement », après la mort dans un accident d’avion de Fritz Todt.
Un Gauleiter, Fritz Sauckel, est chargé d’organiser les déportations de « travailleurs ».
Himmler crée au sein de la SS un Office central d’administration économique (WVHA), chargé aussi de l’inspection des camps de concentration. Ces camps sont à la fois des camps de travail forcé et des camps d’extermination.
Eichmann, le 6 mars 1942, a réuni les délégués de la Gestapo de l’ensemble du Reich, pour fixer le nombre de Juifs à déporter dans les premiers convois : 55 000 pour l’Allemagne et le protectorat de Bohême-Moravie, 20 000 pour Prague, 18 000 pour Vienne.
Le 27 mars 1942, le premier convoi de 1 000 Juifs détenus à Compiègne quitte la France pour Auschwitz.
Les autorités de Vichy proposent qu’un nouveau lot de 5 000 Juifs « étrangers » ou apatrides soient déportés.
À cette occasion, les autorités allemandes constatent la collaboration efficace des responsables français.
Louis Darquier de Pellepoix, antisémite fanatique, remplace au Commissariat général aux questions juives Xavier Vallat, jugé trop « patriote ».
René Bousquet, secrétaire général de la police, est un ambitieux cynique prêt à tout.
Pierre Laval a suggéré de son propre chef la déportation des enfants de moins de seize ans de la zone non occupée. Quant aux enfants de la zone occupée, Laval déclare que leur sort ne l’intéresse pas.
Bousquet a indiqué :
« Tant le maréchal Pétain, chef de l’État, que le président Laval, au cours du récent Conseil des ministres, ont exprimé leur accord pour l’évacuation dans un premier temps de tous les Juifs apatrides séjournant en zone occupée et en zone non occupée. »
La police française se chargeant d’arrêter les Juifs dans les deux zones.
Ce même 27 mars 1942, Joseph Goebbels note dans son journal ce qu’il a appris du sort des Juifs de Pologne, déportés vers l’est.
Et c’est ce destin qui attend tous les Juifs, et donc ceux de France déportés à Auschwitz ce 27 mars 1942.
« Une procédure vraiment barbare est appliquée ici, qui ne saurait être décrite plus en détail, et il ne reste pas grand-chose des Juifs eux-mêmes, constate Goebbels.
« En général on peut conclure que 60 % d’entre eux doivent être liquidés alors que seuls 40 % peuvent être mis au travail. L’ancien Gauleiter de Vienne, Globocnik, qui est chargé de la réalisation de cette action, est très prudent et a recours à une procédure qui n’est pas trop voyante.
« Les Juifs sont punis de manière barbare, assurément, mais ils l’ont pleinement mérité.
« La prophétie que le Führer a adressée au départ, concernant le cas où ils déclencheraient une nouvelle guerre mondiale, commence à s’accomplir de la manière la plus terrible qui soit.
« On doit interdire à toute sentimentalité de prendre le dessus dans ces questions. Si nous ne nous défendons pas contre eux, les Juifs nous anéantiront.
« Il s’agit d’une lutte à la vie à la mort entre la race aryenne et le bacille juif. Aucun autre gouvernement ni aucun autre régime ne pourrait rassembler la force nécessaire à une solution générale de cette question. Là aussi le Führer est l’infatigable pionnier et porte-parole d’une solution radicale qui est imposée par les circonstances et semble donc inévitable.
« Grâce à Dieu, au cours de la guerre, nous avons maintenant toute une gamme de possibilités dont nous étions privés en temps de paix : nous devons les exploiter. Les ghettos du Gouvernement général de Pologne qui sont libérés vont être maintenant remplis de Juifs déportés du Reich et, après un certain temps, le même processus se reproduira.
« La juiverie n’a pas de quoi rire et le fait que ses représentants d’Angleterre et d’Amérique organisent et propagent la guerre contre l’Allemagne, ses représentants en Europe doivent le payer très cher, là encore, c’est justifié. »
Inlassablement, obsessionnellement, Hitler reprend ce thème : les Juifs ont voulu la guerre mondiale, ils doivent payer !
À l’opéra Kroll, le Führer, le 26 avril 1942, réunit le « Reichstag grand allemand ».
Il dénonce la « juiverie fléau mondial », le bolchevisme, la dictature du prolétariat n’étant que le « produit visible de l’infection juive ».
Il décrit un grand complot qui vise à la décomposition des États, à l’extermination des élites nationales, à la « liquidation de toutes les créations culturelles qui au fil des millénaires ont façonné les traditions de ces peuples »…
C’est contre ce « processus » que la nouvelle Europe qui se réveille a déclaré la guerre.
Ces mots sont assassins.
Une semaine après ce discours, le 4 mai 1942, 10 000 Juifs du Reich et du protectorat de Bohême-Moravie sont transportés du ghetto de Lodz jusqu’à Chelmno. Là, entassés dans des camions, ils sont gazés.
Le 28 mai 1942, le port de l’étoile de David, jaune, avec le mot JUIF en lettres gothiques noires, est rendu obligatoire en France, en zone occupée.
Les tueurs marquent leurs proies.