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Ce 10 novembre 1942, Churchill lève les bras, formant ainsi le V de Victoire, et tous les participants à ce déjeuner organisé par le lord-maire de Londres se dressent, ovationnent le Premier ministre durant plusieurs minutes.
Le silence ne s’établit que lorsque Churchill baisse les bras, met fin à cette communion, à cette célébration de la victoire d’El-Alamein remportée sur Rommel par les généraux britanniques Montgomery et Alexander, et saluant aussi le succès du débarquement américain en Afrique du Nord. Même si les combats stupides et fratricides entre Américains et Français continuent encore.
« Je n’ai jamais promis autre chose que du sang, des larmes, du labeur et de la sueur, commence Churchill. Mais voici que nous avons maintenant une expérience nouvelle. Nous avons la victoire – une victoire remarquable et définitive. Son brillant éclat illumine les casques de nos soldats, et il réchauffe et réjouit tous nos cœurs. »
On l’acclame.
« Les Allemands ont subi le même déluge de feu et d’acier qu’ils ont si souvent infligé aux autres », poursuit-il.
D’un mouvement rapide du bras, il interrompt les applaudissements qui déferlent de nouveau.
« Mais ce n’est pas la fin. Ce n’est même pas le commencement de la fin. En revanche, oui, c’est peut-être la fin du commencement. »
On l’applaudit. Il poursuit.
Il n’a été, dans l’opération Torch, dit-il, « que le lieutenant actif et ardent du président Roosevelt, commandant en chef des forces armées des États-Unis et instigateur de cette entreprise formidable ».
Churchill s’interrompt quelques secondes, le visage en sueur, rouge.
Il se souvient du 11 novembre 1918, de la victoire d’il y a vingt-quatre ans, à un jour près.
« À l’heure présente, reprend-il, nos pensées se tournent vers la France qui gémit sous la botte allemande. Beaucoup se demandent : “Est-ce la fin de la France ?…” Je vous déclare ici, en cette occasion mémorable, au moment même où des Français égarés ou contraints tirent sur leurs sauveurs, je vous déclare que je crois au relèvement de la France.
« Tant qu’il y aura des hommes comme le général de Gaulle et ceux qui le suivent, ainsi que des hommes comme le général Giraud, ce vaillant guerrier qu’aucune prison ne peut garder… ma confiance dans l’avenir de la France demeure inébranlable… »
Churchill ne s’est pas laissé aveugler, étourdir par les applaudissements.
Il n’a pas oublié de citer le général Giraud, ce rival de De Gaulle qu’un sous-marin anglais a transporté des côtes de France à Gibraltar, et que de là un avion anglais a transféré à Blida, au cœur de l’Algérie.
Roosevelt – et Churchill en est d’accord – veut disposer de la « carte » Giraud, qu’on pourra jouer contre l’amiral Darlan et le général de Gaulle, si « ces deux-là », le successeur désigné de Pétain et le rebelle ambitieux, ne se plient pas aux ordres de Washington et de Londres.
Giraud est le plus raisonnable. Il veut seulement se battre contre les « Boches ». Mais de Gaulle est une « prima donna », une « diva », qui irrite Roosevelt par ses prétentions.
Le général s’imagine encore que la France peut faire jeu égal avec les États-Unis et l’Angleterre. Mais que reste-t-il de la France dans cette nuit du 10 au 11 novembre 1942 ?
À 2 heures du matin, ce 11 novembre 1942, une « note verbale » avertit le gouvernement de Vichy du « débarquement immédiat des contingents allemands et italiens à Tunis et à Bizerte ».
Les parachutistes allemands sont en train de se poser tout autour de l’arsenal et prennent le contrôle de l’aérodrome de Tunis où se trouvent déjà des bombardiers de la Luftwaffe.
Les autorités militaires françaises ont oscillé au gré des messages contradictoires reçus de Pétain et de Laval, entre la résistance aux troupes de l’Axe ou la neutralité.
C’est cette dernière qui l’emporte.
Des dizaines de milliers d’hommes (250 000 !), Allemands et Italiens, commencent à débarquer à Bizerte, à occuper la Tunisie.
Rommel, quand il l’apprend, est révolté, amer ; ces soldats-là sont ceux qui lui ont manqué quand il n’était qu’à une centaine de kilomètres du Caire. Ils auraient permis d’atteindre le Nil.
Mais le Führer s’était refusé à lui envoyer des renforts, ces hommes qui aujourd’hui occupent la Tunisie, afin, dit la « note verbale » adressée au gouvernement de Vichy, « de pouvoir faire obstacle de là à l’occupation américaine de l’Afrique du Nord, de libérer ces territoires et de compléter, à leur côté, les forces armées françaises »…
À 5 h 30 du matin, ce même 11 novembre 1942, une lettre de Hitler est transmise au maréchal Pétain.
Elle annonce l’entrée des troupes allemandes en zone libre.
Il s’agit, selon Hitler, de prendre les devants, car les « prochains objectifs de l’invasion américaine sont la Corse et le midi de la France ».
Et Hitler conclut cette lettre brutale et hypocrite :
« Je voudrais vous assurer que vous pourrez, monsieur le Maréchal, vous et votre gouvernement, vous déplacer désormais librement sans aucune entrave dans toute la France. »
Avant 7 heures du matin, ce 11 novembre, les unités de la Wehrmacht franchissent la ligne de démarcation.
L’Armée de l’armistice est paralysée.
À 8 h 30, le ministre de la Guerre du gouvernement de Vichy, le général Bridoux, interdit aux troupes de quitter leurs lieux de garnison.
Or il était prévu que ces régiments, ces divisions, gagneraient les hauts plateaux du Massif central afin d’y créer des foyers de résistance.
Seul le général de Lattre tentera de gagner le plateau des Corbières, il sera arrêté et emprisonné à la prison militaire de Toulouse. Et les Allemands n’auront qu’à cerner les casernes, à chasser les soldats, à s’emparer de leurs armes.
L’occupation de la zone libre ne rencontre donc aucun obstacle. Le gouvernement de Vichy n’a plus ni territoire ni armée.
Ce 11 novembre 1942, une heure après l’ordre du général Bridoux (qui équivaut à dire : « Laissez-vous prendre au piège » ou : « Livrez vos armes et votre honneur aux nazis »), un train blindé allemand se présente à la sortie de Moulins et demande le passage en direction de Vichy.
À son bord, le maréchal von Runstedt qui est chargé par le Führer d’informer officiellement le maréchal Pétain de l’invasion de la zone libre.
À 10 h 30, le maréchal von Runstedt se présente en grande tenue à l’hôtel du Parc.
Pétain, revêtu de son uniforme de Verdun, et portant pour toute décoration la médaille militaire, le reçoit, l’écoute, puis, la voix plus tremblante encore qu’à l’ordinaire, lit très lentement sa protestation.
Son entourage a veillé à ce qu’elle ne soit que « juridique ».
Laval, par téléphone depuis Munich, a insisté pour que rien ne puisse suggérer qu’on incite à la résistance, sinon les « représailles contre la population française seraient effroyables ».
Pétain a approuvé les propos de Laval. Il lit :
« J’ai reçu cette nuit une lettre du Führer m’annonçant qu’en raison des nécessités militaires, il était dans l’obligation de prendre des mesures qui ont pour effet de supprimer, en fait, les données premières et les fondements de l’armistice.
« Je proteste solennellement contre ces décisions incompatibles avec les conventions d’armistice. »
Pétain semble avoir retrouvé de l’énergie.
Il exige que cette protestation soit diffusée sur les ondes. Il se heurte à Marion, le secrétaire d’État à l’information, qui ne veut mécontenter ni Laval ni Hitler.
Pétain lui ordonne d’obéir et Marion s’incline.
Vers midi, le Maréchal lit une nouvelle proclamation.
« Aux Français de la France et de l’Empire français, je croyais avoir vécu les jours les plus sombres de mon existence ; la situation d’aujourd’hui me rappelle les mauvais souvenirs de 1940. »
La voix est ferme, l’émotion perce dès les premières phrases.
« Je salue avec douleur les militaires, les marins, les aviateurs et tous ceux qui tombent pour l’honneur de l’Empire et la sauvegarde de la patrie.
« Français de la Métropole et de l’Empire, faites confiance à votre Maréchal qui ne pense qu’à vous.
« Philippe Pétain. »
Ces combattants que Pétain salue sont ceux qui, en ce 11 novembre 1942, continuent de se battre contre les troupes américaines.
Et cependant Pétain, en même temps qu’il tient ces propos, a l’intention d’ordonner la cessation des combats, c’est le sens des messages qu’il fait parvenir à Darlan qui négocie un armistice avec les Américains.
Mais à 14 heures, Laval, accompagné d’Otto Abetz, arrive à Vichy et, aussitôt, il s’élève contre cet éventuel armistice.
« Il faut qu’on puisse dire qu’on a été au bout de la résistance, martèle Laval. Si nous cessons tout combat, les Allemands vont se venger sur la Métropole. On refait un Empire, on ne refait pas la France ! En quelques semaines, les Allemands auront reconquis l’Afrique. Si nous ne les aidons pas, ils la garderont. »
À 17 heures, le Conseil des ministres de ce gouvernement qui n’a plus ni territoire ni autonomie se range à l’avis de Laval.
Le Maréchal adresse un ordre du jour aux troupes d’Afrique, engagées dans les combats contre les Américains, leur demandant de « lutter jusqu’à la limite de leurs forces ».
Pétain n’est plus qu’un « figurant » enfermé à l’hôtel du Parc qu’encercle un cordon de police.
Les généraux allemands et italiens s’installent non loin.
La Gestapo occupe un petit immeuble au cœur de Vichy et son chef, le capitaine Gessler, ordonne les premières arrestations. Mais c’est le général Oberg qui, de Paris, demande à René Bousquet d’appréhender le général Weygand. L’ordre émane de Himmler.
Bousquet refuse, déclare qu’il n’obéit qu’au maréchal Pétain. Il organise la fuite de Weygand dans une des voitures du chef de l’État, que deux véhicules allemands, chargés de SS et de policiers en armes, arrêteront.
Le général Weygand est conduit à Moulins et de là en Allemagne.
Ce 11 novembre 1942 voit s’effondrer le château de cartes truquées qu’était le gouvernement du maréchal Pétain. L’ambassadeur de Brinon annonce dans un communiqué officiel que, désormais, par un effet de la générosité allemande, il pourra faire hisser le drapeau français sur l’hôtel Matignon. Là où se trouve le siège de l’ambassade de France à Paris…
Il faudrait rire et on ne peut que s’indigner tant il y a de veulerie, de bassesse et d’esprit de soumission dans la satisfaction servile de monsieur l’ambassadeur de Brinon, représentant la France… à Paris.
Ce même jour, 11 novembre 1942, à l’Albert Hall de Londres, la voix du général de Gaulle s’élève, forte mais sans illusion.
« La voici donc terminée la première phase de cette guerre, dit de Gaulle, celle où devant l’assaut prémédité des agresseurs reculait la faiblesse dispersée des démocraties… Cependant, si le tunnel où nous avons longtemps cheminé dans les ténèbres commence à s’éclairer d’une lointaine lueur, il s’en faut de beaucoup que nous nous trouvions au terme. »
La veille, Churchill avait évoqué « la fin du commencement ». Et de Gaulle, lucide et réaliste, le rejoint.
Il ne dissimule rien : et d’abord le risque de la dispersion car « mille forces centrifuges s’exercent sur l’unité de la patrie ». Il n’ignore pas les manœuvres des Américains pour l’écarter au bénéfice de Darlan ou de Giraud.
Il l’a dit à plusieurs reprises depuis le 8 novembre.
« Ce qui se passe en Afrique du Nord du fait de Roosevelt est une ignominie. »
Les Américains ont annexé Giraud avec l’idée que l’annonce de son nom « ferait tomber les murailles de Jéricho », analyse de Gaulle. Ils utilisent aussi « l’expédient temporaire de Darlan » pour négocier un cessez-le-feu !
Darlan, le vichyste, l’homme de l’accord avec Hitler à propos de la Syrie, ouvre les aérodromes aux avions de la Luftwaffe.
De Gaulle mesure les conséquences de ce choix :
« Quelques gaffes de cette sorte commises par les Américains, dit-il, et la Résistance ne croira plus à la capacité et à la pureté de la France Combattante, ce sont les communistes qui se présenteront comme les durs et les purs alors qu’ils ont commencé la guerre en désertant le combat, alors qu’ils ont attendu l’entrée de l’URSS dans la guerre pour me faire signe et ne plus m’attaquer. »
Mais à l’Albert Hall, ce 11 novembre 1942, face à la foule enthousiaste, dans la lumière éclatante qui fait ressortir les trois couleurs des drapeaux à croix de Lorraine, le temps est à l’épopée, à la célébration de l’héroïsme et du sacrifice.
« Le ciment de l’unité française, lance de Gaulle, c’est le sang des Français qui n’ont jamais, eux, accepté l’armistice. »
Une voix isolée, du haut des gradins, dans le silence, une voix qui crie qu’il faut s’entendre avec Giraud, et tout à coup des hurlements qui couvrent la voix, qui l’étouffent, l’interpellateur est chassé.
Cette foule enthousiaste est pleine aussi de fureur contre ceux qui commandent, trahissent les espoirs.
« Soldats morts à Keren, à Koufra, Mourzouk, Damas, Bir Hakeim, reprend-il, marins de nos navires coulés… aviateurs tués… combattants de Saint-Nazaire tombés le couteau à la main, fusillés de Nantes, Paris, Bordeaux, Strasbourg et ailleurs… C’est vous qui condamnez les traîtres, déshonorez les attentistes, exaltez les courageux… Eh bien, dormez en paix ! La France vivra parce que vous, vous avez su mourir pour elle ! »
Il attend que la vague d’émotion reflue et, la voix nouée, il lance : « Le centre autour duquel se refait l’unité française, c’est la France qui combat. À la nation mise au cachot, nous offrons depuis le premier jour la lutte et la lumière ! »
Il reprend après les applaudissements frénétiques.
« La France ne juge les hommes et leurs actions qu’à l’échelle de ce qu’ils réalisent pour lui sauver la vie… La nation ne reconnaît plus de cadres que ceux de la Libération. Comme dans sa grande révolution, elle n’accepte plus de chefs que ceux du Salut public. »
Il dit encore : « Rétablir intégralement les libertés françaises… » Puis : « La France trahie par des coalitions de trusts et de gens en place entend construire chez elle un édifice moral et social où nul monopole ne pourra abuser des hommes ni dresser aucune barrière devant l’intérêt général… » L’immense clameur vient, brûlante, exaltante, le soulever. Il crie : « Un seul combat pour une seule patrie ! »
La foule chante. Il sait qu’elle s’est emparée des mots qu’il a lancés, qu’ils deviennent une force, la force de la France Combattante. Il lui semble que la victoire est certaine, même si, à cette heure, les troupes allemandes et italiennes ont franchi la ligne de démarcation et qu’ainsi toute la France est Occupée.
Il sort de l’Albert Hall. Le brouillard est encore plus dense. Les silhouettes, après un pas, s’effacent. Tout est devenu silence. Il faut avancer en tâtonnant, sans jamais oublier le but à atteindre.