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Mais avant de « faire la fête », il faut durant des mois tuer et mourir à Stalingrad, cette ville, ce champ de ruines devenu l’« académie de combats de rue ».


Le général Tchouikov l’explique à Vassili Grossman, qui pour L’Étoile rouge a rejoint Stalingrad.

« Il faut, dit Tchouikov, que les tranchées creusées par nos troupes soient à vingt mètres de l’ennemi. Les Allemands ne pourront pas ainsi faire donner leur aviation. Nos sentinelles entendent les Allemands aller et venir dans leurs tranchées. Elles entendent les disputes qui éclatent quand les Allemands partagent la nourriture. Toute la nuit, elles entendent l’ennemi. »

On mène ainsi ce que les Allemands appellent la Rattenkrieg, la guerre des rats.


La guerre est devenue cet affrontement sauvage dans les caves, les égouts et les ruines des immeubles.

« On attaque, poursuit Tchouikov. La retraite, c’est la mort. Tu reculeras et on te fusillera. Je reculerai et on me fusillera. Dans ces conditions, un soldat qui est encore vivant après trois jours est un ancien. »


C’est le combat rapproché. On utilise grenades, pistolets-mitrailleurs, pelles affûtées, poignards, lance-flammes.

C’est, dans les ruines d’immeubles, une guerre d’étage à étage.

« Les nôtres sont en haut. Les Allemands, en bas, ont mis en marche un phonographe, les nôtres ont percé un trou dans le plancher et ont tiré au lance-flammes. »


C’est aussi la guerre des « snipers », des tireurs d’élite.

Il faut attendre des heures avant d’ouvrir le feu.

« En deux jours, dit l’un de ces tireurs – Anatoli Tchékhov, né en 1923 –, j’en ai descendu dix-sept ! Ils ont envoyé des femmes – des Russes contraintes, mais pas seulement, de servir comme auxiliaires. J’ai tué deux femmes sur cinq. Le troisième jour, j’ai repéré un “sniper” allemand dans une embrasure. J’ai guetté et j’ai tiré. Il est tombé et s’est mis à crier en allemand. Ils ont cessé d’aller chercher de l’eau. En huit jours, j’ai descendu quarante Allemands. Trois dans la poitrine, les autres à la tête. Quand le coup part, la tête retombe tout de suite en arrière, ou sur le côté. Ils projettent les bras en avant et ils tombent. »

Vassili Grossman écoute le sniper, allongé parmi les ruines, près de lui.

« Je suis devenu féroce, murmure le jeune tireur de dix-neuf ans, je tue, je les hais, comme si toute ma vie devait être comme ça. »


Les journaux rapportent les exploits de ces tireurs d’élite.

Et la bataille de Stalingrad prend ainsi la dimension d’un affrontement décisif et légendaire.

La bataille est héroïque. Et les défenseurs de Stalingrad le sont.

Le 6 novembre 1942, la veille de la célébration de l’anniversaire de la révolution de 1917, les journaux publient en première page le Serment des défenseurs de Stalingrad adressé à Staline.

« Cher Joseph Vissarionovitch,

« L’ennemi s’était fixé pour objectif de couper la Volga, notre grande voie fluviale, puis en obliquant au sud vers la Caspienne de couper notre pays de ses principales réserves de carburant… Si l’ennemi réussit, il pourra alors tourner toutes ses forces contre Moscou et Leningrad…

« En vous envoyant cette lettre des tranchées, nous vous jurons, cher Joseph Vissarionovitch, que, jusqu’à la dernière goutte de notre sang, jusqu’à notre dernier souffle, jusqu’au dernier battement de notre cœur, nous défendrons Stalingrad. Nous jurons de ne jamais ternir la gloire des armées russes et de combattre jusqu’au bout…

« Sous votre commandement, nos pères ont gagné la bataille de Tsaritsyne. Sous votre commandement, nous gagnerons la bataille de Stalingrad. »


L’écho de cette « bataille héroïque » résonne dans le monde entier.

Churchill, dès la mi-août, se rend à Moscou pour à la fois manifester son soutien à la Russie et avertir Staline qu’il ne doit pas compter sur l’ouverture d’un “second front” en Europe en 1942, qui soulagerait les « défenseurs » héroïques de Stalingrad.

Or c’est là l’exigence de Staline, et promesse en a été faite aux Russes par les Américains entraînant les Anglais, Churchill contraint d’approuver du bord des lèvres les engagements de Roosevelt.


Moscou est loin de Londres ! Churchill vole d’abord jusqu’à Téhéran. Puis c’est encore dix heures d’un vol agité au-dessus des monts du Caucase.

Accueil fastueux de Staline – caviar au petit déjeuner ! Mais les premières heures d’entretien sont « mornes et sombres ».

« J’ai abordé immédiatement la question du second front. Il était repoussé à 1943 », dit Churchill.


La conversation est longue. Staline laisse souvent un silence pesant s’installer. Il approuve les bombardements de l’Allemagne par la Royal Air Force. « Les raids ont un effet considérable », dit-il.


Dans les lettres adressées aux soldats allemands, et que les Russes ont saisies, on peut mesurer l’importance de ces bombardements sur le moral de la population germanique. Puis Staline se renfrogne à nouveau.

« Vous allez vous contenter de payer votre écot en bombardant l’Allemagne », dit-il.


Churchill observe Staline, s’irrite du ton hautain parfois méprisant de ce Géorgien retors qui a chaussé les bottes du tsar de toutes les Russies.

« Je rencontrais pour la première fois le grand chef révolutionnaire, le grand homme d’État russe, avec lequel j’allais nouer une association étroite et très âpre, mais toujours excitante et quelquefois marquée d’une grande amabilité », dit Churchill.



Mais l’amabilité n’est pas de mise lors de cette première rencontre de 1942, et Churchill s’emporte, frappe du poing sur la table, et évoque le projet d’un débarquement avant la fin de l’année 1942, en Afrique du Nord, de troupes américaines.

C’est l’opération Torch.


« Au fur et à mesure de mon exposé, Staline s’est mis à manifester un grand intérêt, remarque Churchill.

« Si nous étions en possession de l’Afrique du Nord à la fin de l’année, poursuit le Premier ministre anglais, nous pourrions alors menacer l’Europe de Hitler au ventre, et l’opération doit être envisagée en liaison avec celle de 1943. C’est ce que les Américains et nous avons décidé de faire. »


Churchill est éloquent et l’attention passionnée de Staline le stimule.

« Pour bien illustrer mon argumentation, dit-il, j’ai dessiné l’image d’un crocodile. Je m’en suis servi pour expliquer à Staline que nous avons l’intention d’attaquer simultanément le ventre mou et le museau dur de cet animal. Staline, dont l’intérêt était maintenant à son comble, s’est écrié : “Que Dieu favorise cette entreprise.”

« Il a paru en comprendre brusquement les avantages stratégiques et il en énuméra quatre : elle permettrait de prendre Rommel à revers. Elle en imposerait à l’Espagne, déclencherait en France une lutte entre les Allemands et les Français, et elle ferait porter le poids de la guerre sur l’Italie.

« J’ai été impressionné, confie Churchill, par cette remarquable déclaration. Elle montrait que le dictateur russe était capable de maîtriser rapidement et exhaustivement un problème tout nouveau pour lui. Très peu de gens au monde auraient pu comprendre ainsi, en si peu de temps, les arguments avec lesquels nous nous étions débattus pendant des mois : Staline avait tout saisi en un éclair…

« Je lui ai dit que je me tenais à sa disposition pour le cas où il désirerait me revoir. Il m’a répondu que, selon la coutume russe, c’était aux visiteurs d’exprimer leurs souhaits et qu’il me recevrait à ma convenance. »

L’atmosphère est devenue cordiale. Staline a été « instruit du pire » – le refus d’ouvrir un second front, en Europe, en 1942 –, mais Churchill veut croire que l’annonce de l’opération Torch a apaisé le dictateur.


En fait, Staline soumet Churchill à une succession d’amabilités et d’affrontements. Mais le Premier ministre anglais réagit avec violence, tapant du poing sur la table, déclarant :

« J’ai fait tout le voyage depuis l’Europe au milieu de tous mes problèmes – oui, monsieur Staline, moi aussi j’ai mes problèmes – et j’espérais tendre la main à un compagnon d’armes, je suis amèrement déçu car cette main n’a pas été saisie… »


Les banquets se succèdent. « Le repas était infect », constate Churchill après le premier.

Staline refuse de parler et Churchill quitte la table.

Le dernier au contraire est celui de la réconciliation apparente. Churchill en sort avec une forte migraine, car de nombreux toasts ont été échangés. Et comment refuser d’avaler les verres de vodka ?

Mais dans l’avion, en dépit de toutes les difficultés, Churchill confie :

« J’ai l’intention de nouer des liens solides avec cet homme-là. »


Cependant, dans les jours qui suivent le départ de Churchill, Staline reçoit le représentant personnel du président Roosevelt, Wendell Willkie.

Celui-ci affirme que Roosevelt est partisan de l’ouverture, en 1942, d’un second front, mais qu’il se heurte à l’opposition des généraux britanniques et de Churchill.

Aussitôt, la presse russe se déchaîne, déclenche une campagne antibritannique.

La Pravda rappelle l’arrivée de Rudolf Hess en Angleterre, où « il lui a suffi de revêtir un uniforme pour que s’évanouisse sa responsabilité dans d’innombrables forfaits, et pour faire ainsi de la Grande-Bretagne un repaire de gangsters »…

Loin de traiter Hess en criminel de guerre, ajoute l’éditorialiste de la Pravda, les Anglais voient en lui « le représentant d’un autre État, un envoyé de Hitler ».


Jamais la tension entre la Grande-Bretagne et la Russie n’a été aussi forte.

Mais ce qui va décider des relations entre Churchill et Staline, c’est le sort des combats qui se livrent à Stalingrad.

Dans leur serment fait au “Cher Joseph Vissarionovitch”, les « héroïques combattants russes » écrivent :

« Nous sommes fermement persuadés qu’en combattant sous votre commandement direct, nous assènerons un nouveau et terrible coup à l’ennemi et que nous le chasserons de Stalingrad. »


Les Russes si sévères avec les Anglais ont cependant annoncé à Churchill qu’ils préparent une offensive, à Stalingrad.

Ces Russes, si chaleureux avec l’envoyé de Roosevelt, Wendell Willkie, ne lui ont fait aucune confidence à propos de cette offensive à Stalingrad, peut-être pour inciter les États-Unis à continuer de faire pression sur les Anglais pour qu’on ouvre ce second front afin de « sauver » ces Russes héroïques.

Et ils ont gavé l’Américain de caviar et même de raisin, « le premier que l’on voyait cette année-là ».

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