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En ce mois de janvier 1942, on peut imaginer que monsieur l’éditeur, après avoir relu la lettre recommandée dans laquelle il se porte acquéreur d’un bien juif dont le propriétaire a été dépossédé, s’apprête à partir déjeuner, en toute bonne conscience. Il respecte la loi et conserve dans le patrimoine français – aryen – ce bien culturel qu’est une maison d’édition aussi ancienne et prestigieuse que Calmann-Lévy. Et s’il n’avait pas fait cette offre, peut-être les Allemands l’auraient-ils achetée.
Monsieur l’éditeur va peut-être déjeuner avec l’un de ces écrivains dont il apprécie tant la compagnie, et il sait bien que certains d’entre eux s’affichent courageusement antinazis. D’autres sont furieusement antisémites et collaborationnistes.
Mais le propre d’une maison d’édition vouée à la littérature n’est-il pas de garder en son sein Aragon et Paulhan aux côtés de Drieu la Rochelle et Paul Morand ?
Il est midi, sur les rives du lac Wannsee, une paisible banlieue de Berlin, ce même mardi 20 janvier 1942.
L’Obergruppenführer SS Reinhard Heydrich, chef de l’Office central pour la Sécurité du Reich au sein de la SS (RSHA) – par ailleurs protecteur de la Bohême-Moravie –, déclare ouverte la Conférence sur la solution finale de la question juive.
Les quatorze participants, secrétaires d’État, officiers de la SS, et notamment l’Obersturmführer SS Eichmann qui doit rédiger le Protocole rendant compte des travaux et des décisions de la conférence, sont assis autour d’une grande table, dans une vaste pièce dont les baies vitrées donnent sur le lac.
La « villa » choisie pour siège de la conférence est l’hôtel de police de la Sécurité du Reich, elle est située au 56-58 Strasse Am Grossen Wannsee.
Les voitures officielles sont alignées le long de la rive du lac. Des SS entourent la demeure et interdisent d’approcher. Ce mardi 20 janvier 1942, cette banlieue berlinoise hiberne sous un ciel gris et bas de l’hiver.
Le lieu a été choisi, précisément, pour garder secrète cette conférence dont Reinhard Heydrich a assuré, à la demande du Reichsmarschall du Grand Reich Hermann Goering, l’organisation, et cela dès le mois de juillet 1941. La date en a été changée plusieurs fois à cause des circonstances – les développements de la guerre en Russie, l’attaque japonaise contre Pearl Harbor.
Mais à chaque changement de date, la détermination du Führer semble devenir de plus en plus forte. Comme si chaque obstacle avivait son impatience, son obsession.
« Les Juifs nous ont mis la guerre sur les bras et déclenché la destruction, dit Hitler. Il est naturel qu’ils soient les premiers à en supporter les conséquences. »
Goebbels recueille dans son journal les propos de plus en plus précis de Hitler.
« Concernant la question juive, le Führer a déblayé le terrain… La guerre mondiale est en cours, l’anéantissement de la juiverie doit en être la conséquence nécessaire.
« Cette question doit être envisagée sans aucune sentimentalité. Nous ne sommes pas là pour avoir pitié des Juifs, mais pour avoir pitié de notre peuple allemand. Maintenant que le peuple allemand a perdu 160 000 hommes de plus sur le front de l’Est, les instigateurs – les Juifs – de ce conflit sanglant vont devoir le payer de leur vie. »
L’Obergruppenführer SS Reinhard Heydrich parle d’une voix égale, glacée, sans qu’un seul des traits de son visage bouge. Les yeux sont fixes. Il ne regarde pas les feuillets qu’il a posés sur la table.
L’Obersturmführer SS Eichmann note dans le Protocole de la conférence, qui sera diffusé à seulement trente exemplaires et classé « secret du Reich » :
« Le chef de l’Office central pour la Sécurité du Reich au sein de la SS fit part en ouverture de la mission qui lui était confiée par le Reichmarshall du Grand Reich en vue de la préparation de la solution finale de la question juive en Europe et indiqua que l’objectif de cette conférence était de clarifier les questions de fond.
« Au cours de la solution de la question juive en Europe seront à prendre en considération environ 11 millions de Juifs. »
Il n’est donc plus seulement question de Juifs allemands, ou polonais, ou russes.
Ceux-là ont déjà été regroupés en ghettos puis massacrés pour laisser la place à des Juifs allemands déportés. Et désormais ce sont les Juifs de toute l’Europe qui doivent être « pris en compte ».
Heydrich énumère leur répartition par pays, de l’Angleterre a la Hongrie, de la Finlande à la France : soit donc 11 millions.
Heydrich n’emploie pas le mot « extermination », mais ces dirigeants nazis rassemblés autour de la table ont tous participé – directement ou en créant les conditions du meurtre – à des massacres de Juifs.
Quatre d’entre eux ont ordonné ou dirigé des exécutions de masse perpétrées par les Einsatzgruppen SS.
Eichmann et Muller, tous deux SS et membres de l’Office central pour la Sécurité du Reich, ont appelé à fusiller tous les Juifs de Serbie. Chacun de ces hommes – SS, secrétaire d’État – comprend que « solution finale » signifie extermination.
« Au cours de l’exécution pratique de la solution finale, l’Europe sera passée au peigne fin d’ouest en est », dit Heydrich.
Il précise :
« Au cours de la solution finale, les Juifs de l’Est seront mobilisés pour le travail avec l’encadrement voulu. En grandes colonnes de travailleurs séparés par sexe, les Juifs aptes au travail seront amenés à construire des routes dans ces territoires, ce qui sans doute permettra une diminution substantielle de leur nombre. »
Chacun des hommes présents comprend le sens de ces derniers mots. Les inaptes au travail seront tués.
Les autres mourront à la tâche, ou massacrés au gré de l’humeur des gardiens.
« Pour finir, ajoute Heydrich, il faudra appliquer un traitement approprié à la totalité de ceux qui resteront car il s’agira évidemment des éléments les plus résistants, puisque issus d’une sélection naturelle, et qui seraient susceptibles d’être le germe d’une nouvelle souche juive pour peu qu’on les laisse en liberté (voir l’expérience pratique de l’Histoire). »
Il faut donc les tuer.
À Wannsee, après l’exposé de Heydrich, la discussion porte sur les couples mixtes, les questions de transport.
Le secrétaire d’État Doktor Bühler, représentant le Gouvernement général de Pologne, « indiqua qu’on saluerait, au Gouvernement général, le fait de commencer la solution finale dans le Gouvernement général, car le problème du transport ne se poserait pas, et que sur les deux millions et demi de Juifs, la majorité était inapte au travail ».
Donc voués à l’extermination immédiate.
« En conclusion, note Eichmann, il ressortit qu’on était d’avis qu’il fallait mener immédiatement dans les territoires en question les travaux préparatoires au déroulement de la solution finale, en évitant cependant de provoquer l’inquiétude de la population. »
En mettant un terme à la réunion, l’Obergruppenführer Heydrich « demande aux participants de lui accorder tout leur soutien dans l’exécution des tâches décidées ».
On se lève, on quitte la table, on se congratule, on passe dans un salon, on bavarde debout devant la cheminée, où crépite un grand feu.
Des serveurs SS offrent eau-de-vie et cigares.
Heydrich est entouré. Il a montré qu’il était devenu l’un des personnages centraux du nazisme, imposant son autorité à Hans Frank qui est à la tête du Gouvernement général de Pologne. L’Obergruppenführer qu’aucun des participants n’a jamais vu boire ou fumer prend un cigare, boit un verre de cognac. Il se montre presque familier avec Eichmann.
Ce sont bien les SS qui ont avec Heydrich pris en main la « solution finale », qui devient le ressort central du régime nazi ; elle est dans l’esprit de Hitler l’essence même de la guerre, l’une et l’autre s’engendrant mutuellement.
Le 25 janvier 1942, Hitler dit à Himmler, le chef des SS, et à Lammers, qui dirige la Chancellerie du Reich :
« Je suis colossalement humain. Au temps de la domination papale à Rome, les Juifs étaient maltraités. Tous les ans jusqu’en 1830, huit Juifs étaient tramés en parade à travers la ville par des ânes. Tout ce que je dis, c’est qu’ils doivent partir. Si l’opération entraîne leur mort, je ne peux rien y faire. Je n’envisage l’extermination totale que s’ils refusent de partir de leur plein gré. »
Hitler s’interrompt, dévisage Himmler et Lammers. Ces trois hommes savent qu’aucune issue n’est offerte aux Juifs.
Hitler hausse la voix, serre le poing, le brandit.
« Pourquoi devrais-je considérer le Juif comme différent d’un prisonnier russe ? Beaucoup meurent dans les camps de prisonniers parce que nous avons été réduits à cette situation par les Juifs. Mais que puis-je y faire ? Pourquoi les Juifs ont-ils déclenché la guerre ? »
Le 26 janvier, les trente exemplaires du Protocole classé « secret du Reich » sont expédiés.
Goebbels note dans son journal :
« Le Führer est déterminé à nettoyer les Juifs en Europe sans le moindre scrupule. Il est inadmissible d’éprouver des émotions sur ce point. Les Juifs ont mérité la catastrophe qu’ils vivent aujourd’hui. Tout comme nos ennemis sont anéantis, eux aussi connaîtront leur propre anéantissement. Nous devons accélérer le processus en nous montrant froids et inflexibles, nous rendons ainsi un service inestimable à une race humaine que la juiverie tourmente depuis des millénaires. »
À Paris, en cette fin janvier 1942, les conférences données à l’institut allemand sur l’histoire du Reich et la construction d’un Ordre nouveau en Europe sont, comme les réceptions de l’ambassade d’Allemagne, très courues.
L’ambassadeur Otto Abetz, en uniforme, reçoit avec faste. Le Tout-Paris mondain, artistique et littéraire côtoie dans les salons de l’ambassade des personnalités allemandes en visite à Paris, officiers de la Wehrmacht – Ernst Jünger est un familier des lieux –, diplomates et dignitaires SS.
Il s’y murmure que l’Obergruppenführer Reinhard Heydrich, dont on dit qu’il compte de plus en plus à Berlin, pourrait dans les semaines à venir se rendre à Paris.
On a hâte de rencontrer cet homme puissant et énigmatique, l’un de ceux qui façonnent le visage de la nouvelle Europe, et donc de la France.