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Le maréchal Rommel, dans son quartier général situé dans un ravin non loin des premières lignes allemandes face à El-Alamein, écoute la radio britannique émettant du Caire.
En cet automne 1942, elle ne cesse de répéter que la rencontre de Churchill et de Staline, à Moscou, l’arrivée dans la capitale russe d’un représentant personnel du président Roosevelt annoncent un tournant de la guerre.
La Grande Alliance des héroïques défenseurs de Stalingrad et des combattants valeureux du désert, Australiens, Néo-Zélandais, Anglais, va briser, sur la Volga et devant El-Alamein, les armées de Hitler.
Rommel se lève difficilement, fait quelques pas en chancelant.
Il est sujet, depuis quelques semaines, à des évanouissements : ses douleurs d’estomac sont devenues si aiguës qu’il lui semble que son corps est lacéré par des coups de poignard.
Il s’assied, écrit à sa « très chère Lu » qu’il ne veut pas inquiéter :
« Je n’ai pas pu écrire hier. Je vais assez bien maintenant pour me lever de temps à autre. Mais j’aurais besoin de six semaines de traitement en Allemagne. Il faudra tôt ou tard rendre normale ma tension artérielle… Je ne quitterai certainement pas mon poste avant d’être en mesure de passer sans inquiétude la succession à mon remplaçant. On ne sait pas encore qui viendra. »
Rommel voudrait que ce soit Guderian.
Lui seul pourrait diriger l’offensive que Rommel prépare pour empêcher la 8e armée britannique de se lancer en avant avec cette débauche de moyens – hommes, tanks, véhicules blindés, aviation – que son général Montgomery – « Monty » – accumule, ne voulant commencer l’attaque que lorsqu’il sera sûr de vaincre tant sa supériorité matérielle et humaine sera écrasante.
Et c’est pour cela que Rommel veut le devancer, attaquer, le prendre de vitesse.
Mais l’avis médical est formel :
« Le maréchal Rommel souffre d’un catarrhe chronique de l’estomac et des intestins, de diphtérie nasale et d’importants troubles circulatoires. Il n’est pas en état d’exercer son commandement au cours de la prochaine offensive. »
Mais chaque jour qui passe accroît le déséquilibre des forces en faveur de la 8e armée de « Monty ».
Alors, et bien que les approvisionnements en essence ne soient pas arrivés, Rommel lance l’assaut contre El-Alamein.
Dans une tempête de sable, les quelques dizaines de panzers de l’Afrikakorps, appuyés par les chars des divisions italiennes – Littorio, Ariete, Trieste –, tentent d’avancer.
Mais les champs de mines sont immenses, et n’ont pas été repérés et neutralisés. L’aviation britannique écrase les assaillants sous un tapis de bombes. Les chars italiens sont de fragiles machines sans réel blindage. Ils explosent, brûlent.
Les pertes sont énormes.
Et pour finir, sur les 5 000 tonnes d’essence qui devaient arriver, 2 600 ont déjà été coulées en mer, et 1 500 se trouvent encore en Italie !
Il faut prendre acte de l’échec.
4 septembre 1942.
« Très chère Lu,
« Je viens de passer quelques jours très durs. Nous avons dû mettre fin à l’offensive en raison à la fois de l’état de nos approvisionnements et de la supériorité aérienne de l’ennemi. Autrement, la victoire était à nous. Enfin, je n’y puis rien. J’ai fait aujourd’hui pour la première fois une brève visite à mon quartier général où j’ai même ôté mes bottes et pris un bain de pieds. J’espère encore que la situation pourra être rétablie. Toutes mes pensées pour vous et pour Manfred.
« P.-S. : Bismarck tué. Nehring blessé. »
Rommel l’avoue à sa « très chère Lu » :
« Le docteur insiste pour que j’aille me reposer en Allemagne sans plus attendre. »
Mais il pressent que Churchill se prépare à lancer, à partir d’El-Alamein, une grande offensive d’ici quatre à six semaines avec des forces considérables.
« Une victoire allemande dans le Caucase est la seule chose qui pourrait l’en empêcher. »
Mais qui comprend au Grand Quartier Général du Führer qu’il faudrait prendre en tenaille le canal de Suez, avec des troupes venues du Caucase et les unités de l’Afrikakorps, venues du désert, envahissant l’Égypte ?
Au lieu de cette vision stratégique…
« Kesselring – le général commandant en chef – est venu ce matin. Il arrivait du GQG du Führer.
« La bataille de Stalingrad semble très dure et elle immobilise quantité de forces dont nous aurions fait meilleur emploi dans le Sud. »
Mais le Führer décide.
La maladie aussi et, pendant près de six semaines, Rommel séjourne auprès de son épouse Lu et de leur fils Manfred.
Il retrouve le front d’El-Alamein, le 26 octobre 1942, au moment où la 8e armée de Montgomery commence son offensive.
« Très chère Lu,
« Arrivée hier à 18 h 30. Situation critique, gros travail. Après ces merveilleuses semaines chez nous, j’ai de la peine à me faire à ce qui m’entoure ici et à la tâche qui est la mienne. La différence est trop terrible. »
Les vagues successives de bombardiers britanniques incendient le désert, durant la nuit du 26 octobre.
Vers 2 heures du matin, des milliers de pièces d’artillerie de tous calibres déclenchent un tir de barrage destructeur dont les explosions illuminent le ciel.
Aucune contre-offensive ne peut réussir dans ces conditions et… il n’y a pas d’essence ! La Luftwaffe en a livré 70 tonnes là où il en faudrait des milliers !
Rommel, harassé, ne peut contenir son pessimisme, sa lucidité désespérante.
28 octobre 1942.
« Très chère Lu,
« Peut-être n’aurai-je pas la possibilité de vous écrire dans les jours qui viennent, et qui sait si je l’aurai jamais plus ? Aujourd’hui, puisque je l’ai encore, j’en profite.
« La bataille fait rage. J’espère que nous arriverons à tenir, en dépit de tous les facteurs qui nous sont contraires. Mais il n’est pas exclu que cela tourne mal, ce qui aurait des effets très graves sur le déroulement général de la guerre. Car l’Afrique du Nord tomberait alors aux mains des Britanniques en quelques jours, presque sans combat.
« Nous donnerons le meilleur de nous-mêmes, mais la supériorité de l’ennemi est terrifiante et nos propres ressources tellement minces !
« Est-ce que je survivrai à une défaite ? Cela est dans la main de Dieu. Le sort des vaincus est cruel. Mais je suis heureux dans ma conscience d’avoir tout fait pour la victoire et de ne pas m’être épargné.
« Durant ces brèves semaines passées à la maison, j’ai vraiment senti tout ce que vous et Manfred représentez pour moi. Ma dernière pensée est pour vous deux. »
L’offensive de Montgomery se déploie, écrase l’Afrikakorps, impuissant, sans approvisionnements.
« Je n’ai plus grand espoir, écrit Rommel.
« La nuit, je reste les yeux grands ouverts, incapable de dormir avec cette responsabilité qui pèse sur moi. Le jour, je suis fatigué à mourir.
« Qu’arrivera-t-il si les choses tournent mal ? Cette pensée me tourmente jour et nuit. Je ne vois pas d’issue. »
Rommel reçoit un message du Duce.
Mussolini, écrit le maréchal Cavallero, « tient à vous exprimer sa conviction que la bataille actuelle aura sous votre commandement une issue victorieuse ».
Rommel serre les dents pour ne pas hurler. Pourquoi ne veulent-ils pas voir, comprendre que « l’ennemi avec sa force supérieure nous éjecte lentement hors de notre position. Cela veut dire que la fin est proche. Vous imaginez ce que j’éprouve. Raid aérien après raid aérien, après raid aérien ».
Le 3 novembre, il écrit à sa « très chère Lu » :
« La bataille tourne très mal. Nous sommes tout simplement écrasés par le poids de l’ennemi… Je cherche désespérément nuit et jour un moyen de tirer de là nos malheureuses troupes.
« Nous allons vers des jours très difficiles, les plus difficiles peut-être qu’un homme puisse traverser.
« Je pense constamment à vous avec un cœur plein d’amour et de gratitude. Peut-être que tout ira bien et que nous nous reverrons. »
Vers midi, le 3 novembre, Rommel regagne son poste de commandement. Il roule à pleine vitesse, échappe de justesse à un tapis de bombes lancées par dix-huit appareils anglais.
À 13 h 30 arrive au PC un message du Führer.
« Au maréchal Rommel,
« C’est avec une pleine confiance dans votre talent de chef et dans la vaillance des troupes germano-italiennes que vous commandez, que le peuple allemand et moi suivons le déroulement de l’héroïque bataille en Égypte. Dans la situation où vous vous trouvez, votre seule pensée doit être de tenir, de ne pas reculer d’un mètre et de jeter dans la bataille toutes vos armes et tous vos combattants. D’importants renforts d’aviation sont envoyés au commandant en chef sud. De même, le Duce et le Comando Supremo ne négligeront aucun effort pour vous procurer les moyens de continuer la lutte. Malgré sa supériorité, l’ennemi doit se trouver lui aussi à la limite de ses forces. Ce ne serait pas la première fois dans l’Histoire qu’une volonté forte triompherait d’un ennemi supérieur en nombre. Vous ne pouvez montrer d’autre voie à vos troupes que celle qui mène à la victoire ou à la mort. »
« Adolf Hitler. »
Rommel lit et relit. Les mots « à la victoire ou à la mort » l’accablent et le révoltent.
Cet ordre condamne à mort des milliers d’hommes : ceux de l’Afrikakorps et ceux des divisions italiennes.
Ce n’est pas d’un tel ordre que l’Afrikakorps a besoin, mais d’armes et d’essence, de munitions, d’avions !
Rommel est d’autant plus empli d’amertume que l’appel du Führer a eu un « grand effet sur le moral des troupes. Elles sont prêtes à se sacrifier jusqu’au dernier homme conformément aux ordres reçus, note-t-il dans son journal.
« Moral magnifique d’une armée dont le dernier soldat sait que même des efforts surhumains ne peuvent changer l’issue de la bataille ».
Faut-il les laisser mourir comme le Führer le demande ?
Rommel charge son aide de camp, le lieutenant Berndt, de se rendre au GQG du Führer afin de lui annoncer que « l’anéantissement définitif de l’armée blindée germano-italienne ne serait plus qu’une question de jours si l’ordre du Führer n’était pas rapporté ».
Rommel rencontre Kesselring, le commandant en chef du théâtre d’opérations sud, et, d’une voix tendue par l’amertume et l’émotion, n’hésite pas à lui dire :
« Jusqu’ici je m’étais imaginé que le Führer me confiait le commandement de l’armée. Cet ordre insensé nous a fait l’effet d’un désaveu. Le Führer ne peut tout de même pas appliquer à la conduite de la guerre en Afrique les enseignements qu’il a retirés de ses expériences en Russie. La décision en Afrique aurait dû m’être laissée. »
En fait, l’ordre de Hitler, selon Rommel, a une cause tout à fait différente, et la suite allait le démontrer chaque jour davantage.
Au quartier général, on a l’habitude de faire passer les considérations de propagande avant les nécessités militaires, aussi paradoxal que cela puisse paraître. « On ne peut se résoudre à annoncer au peuple allemand et au monde que nous avons perdu la bataille d’El-Alamein et l’on s’imagine pouvoir modifier le cours du destin par un ordre comme “la victoire ou la mort” ! »
C’est le 3 novembre 1942.
« La fortune des armes abandonne nos drapeaux, écrit Rommel. Et à dater de ce jour, la liberté de décision de l’armée sera limitée à l’extrême par les autorités suprêmes. »
C’est-à-dire le Führer.
Rommel se rend à son poste de commandement. Le front est rompu. L’Ariette, le XXe corps italien, après une « lutte désespérée », les petits chars du Duce écrasés par les lourds chars britanniques, est anéanti.
Des officiers de l’Afrikakorps cherchent la mort sur le champ de bataille.
Le général von Thoma, après l’anéantissement de son unité, a cherché en vain à se faire tuer, mais il est fait prisonnier.
Rommel décide d’enfreindre l’ordre du Führer pour tenter de sauver ce qui peut l’être.
Le 4 novembre 1942, à 15 h 30, il donne l’ordre de retraite immédiate.
« Les morts sont heureux, pour eux tout est fini », écrit-il à sa « très chère Lu ».