II
Si des gens entrent volontairement par les fenêtres, d’autres sortent involontairement par le même chemin
À six heures du matin, alors qu’il avait les yeux ouverts depuis une bonne heure, le Petit Docteur, constatant que sa montre ne consentait à marquer la fuite du temps qu’à une lenteur irritante, sauta de son lit et décida :
— Je vais prendre un bain !
Il n’avait pas de maillot, pas le moindre bagage. Il se contenta de s’envelopper dans un immense peignoir d’hôtel, persuadé qu’il trouverait à louer un caleçon sur la plage. Et, comme il y serait à peu près seul à cette heure matinale, peu importait que le caleçon fût ou non à sa mesure.
Il descendit l’escalier en sifflotant, parce qu’il était toujours gai le matin, surtout quand, comme ce matin-là, il y avait un soleil couleur de champagne. Il enjamba presque une femme de ménage qui nettoyait les dernières marches et, au moment où il allait traverser le hall, une voix l’appela :
— Hé ! Dollent…
C’était Ricou, un camarade de la Faculté qui s’était installé à Royan. Solennel comme un bon médecin de petite ville, il portait déjà, malgré l’heure, son faux col à pointes cassées, son veston noir et son pantalon rayé.
— Où vas-tu ? questionna-t-il.
— Dans l’eau… Et toi ?
— Il y a une demi-heure que j’ai été appelé par la direction de l’hôtel. Un accident stupide…
Les petits yeux de Jean Dallent se firent plus vifs. On aurait dit que son regard devenait soudain pointu comme un crayon que l’on taille.
— Raconte…
— Un type qui est resté trop longtemps au bar cette nuit et qui a pris le rebord de son balcon pour son lit. C’est miracle qu’il ne se soit pas tué. Il est tombé du troisième étage et il a d’abord rebondi sur la pergola. Sur la terrasse, il n’a pas dit ouf, puisque c’est seulement à cinq heures ce matin que les femmes de ménage, en arrivant, l’ont découvert.
— Fracture du crâne ?
— Même pas ! Je l’ai envoyé à la Clinique Chevrel. Il en a pour quelques semaines et il en sortira amoché pour un bout de temps…
— Tu connais son nom ?
— Bernard Villetan, le type des roulements à billes… Il avait gagné je ne sais quelle course l’après-midi…
Eh bien ! il faut faire un aveu. Pensant au magnifique garçon de la veille, le Petit Docteur ne put s’empêcher de murmurer, rêveur :
— Et tu dis qu’il sera amoché pour quelque temps ?
— Tu le connais ?
— Très peu… À propos, comment était-il habillé, ton blessé ?
— Pantalon de smoking et chemise blanche… Il avait déjà retiré son faux col et sa cravate… Ses chaussures aussi… Il était pieds nus…
L’autre fut bien étonné de voir le Petit Docteur rebrousser chemin sans mot dire et remonter chez lui. Le directeur de l’hôtel courut après lui.
— Un instant, monsieur Dollent… Je voudrais vous demander d’être discret… Il est inutile que nos clients apprennent ce qui s’est passé cette nuit… Nous n’y sommes pour rien, certes, mais ces accidents-là font toujours tort à un hôtel…
— Vous êtes sûr qu’il était pieds nus ?
— Absolument sûr…
— Le sol du balcon est en quoi ?
— En béton, comme tous nos balcons…
— Merci !
Si Bernard Villetan était pieds nus… si le sol du balcon était en béton… Voyons ! Toujours se mettre dans la peau des gens… On rentre dans sa chambre… Si on a une demi-cuite et si on veut prendre l’air, on retire à la rigueur son faux col et son smoking avant d’aller s’accouder au balcon… Mais pas ses souliers !… Pas ses chaussettes !…
À peine chez lui, le Petit Docteur décrocha le téléphone, car il avait oublié de se renseigner sur un point.
— Pardon, monsieur le directeur. C’est encore moi. Est-ce que son lit était défait ?
Le lit n’était pas défait. Donc, le Bernard en question, trop beau garçon, trop bien bâti et trop riche pour être tout à fait sympathique, était occupé à se déshabiller dans sa chambre.
— Il a entendu du bruit sur le balcon et il est allé voir ! décida le Petit Docteur.
À moins… N’y avait-il pas, la même nuit, quelqu’un qui se baladait le long de la façade et qui avait pénétré chez Jean Dollent ? En supposant que ce quelqu’un soit justement Bernard… Et que Bernard, au cours de ses exercices acrobatiques, ait fait un faux mouvement…
Le Petit Docteur s’habillait, sans se raser, faute de rasoir. Et une barbe de deux jours suffisait à lui donner un vague aspect de réfugié politique, surtout que ses vêtements n’étaient jamais très correctement repassés.
Il suivait son idée, tout doucement. Il continuait à la suivre en prenant son petit déjeuner dans le hall, à une table d’osier. Mais il la suivait plus mal, parce qu’en face de lui il y avait la jeune fille en bleu et son Anglaise de gouvernante. La jeune fille mangeait des croissants trempés dans du chocolat Sa compagne à museau pointu, déjà barbouillé de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, s’attaquait a une confortable portion d’œufs au bacon.
Le temps était splendide, l’hôtel aéré et gai. Déjà la plus grande partie de la clientèle se préparait à s’ébattre sur la plage et sur les courts de tennis.
Le Petit Docteur retrouvait la volupté du chercheur sur une piste, la volupté de celui qui voit les gens et les choses, non comme chacun les voit, mais de la coulisse.
Pas une seule fois la jeune fille en bleu ne le regarda, mais ce ne fut pas réciproque, car, pendant un grand quart d’heure, il ne cessa de la dévorer des yeux, en proie à une étrange impatience.
Qu’est-ce qui n’allait pas ? Qu’est-ce qui le chiffonnait en elle ? Il avait un malaise vague… Voyons ! Elle était jolie, plus que jolie… Il avait presque envie de trouver qu’elle était trop jolie, trop parfaitement jeune fille…
C’est cela ! La perfection est rare, si elle existe… Aucun bébé ne ressemble aux belles poupées, et toujours il y a, dans la réalité, un petit rien qui cloche…
Or, chez Lina, rien ne clochait, pas un faux pli à la robe, pas une irrégularité des traits ; pas le plus petit désordre dans les cheveux bruns… Rien de rien ! Les cils battaient… Elle ouvrait ses grands yeux, découvrait des prunelles magnifiques et candides, exactement comme ces poupées de luxe, à la carnation impeccable, auxquelles il venait de penser… Même quand elle mangeait, occupation bien prosaïque, elle gardait cet air aérien, céleste…
Elle a volé au moment où elle avait le plus de chances de se faire prendre…
La vieille Anglaise le regardait. Parfois, il avait vaguement l’impression qu’elle était sur le point de lui sourire…
— Dites-moi, portier… Savez-vous ce que font cette dame ou cette demoiselle le matin ?
— D’habitude, docteur, elles s’installent sous un des parasols de la plage, comme tout le monde. Elles parcourent les journaux.
— Prennent-elles un bain ?
— La gouvernante, jamais… La jeune fille, oui, vers onze heures…
Il était tranquille. Il saurait où les retrouver. En attendant, il pénétra dans le bar, qui était désert, et où Jef, le barman, faisait le « mastic ».
— Donnez-moi un porto, voulez-vous ?…
Était-ce sa faute si, pour suivre une enquête, on est sans cesse obligé de boire ?
— Dites donc… Bernard Villetan, hier soir… Il était un peu gai, hein ?
— Un peu pompette, oui… Il ne voulait à aucun prix aller se coucher… À une heure, ses amis sont partis… Je voulais fermer le bar, mais il s’est obstiné… Il me réclamait sans cesse un dernier whisky, en jurant que c’était le der des der… Il faut reconnaître qu’il tient magnifiquement le coup et qu’un autre, à sa place…
— À quelle heure lui a-t-on apporté une lettre ?
— Pourquoi demandez-vous ça ?
— Pour rien… Une idée…
Et le Petit Docteur sentit une certaine admiration dans le regard du barman.
— Il n’a pas reçu de lettre, non… Mais il en a écrit une… Je me demande comment vous avez deviné…
— Prenez un verre avec moi… Vous dites qu’il a écrit une lettre… À quelle heure ?
— Il était au moins deux heures du matin… Je voyais, à sa façon de boire, que quelque chose n’allait pas… Je lui demandai :
« — Des ennuis, monsieur Bernard ?
« Parce qu’il faut vous dire que c’est un vieux client, un chic type, pas fier pour deux sous.
« — C’est plus bête que des ennuis ! qu’il me fait.
« — Alors, que moi je réponds, c’est que vous êtes amoureux !
« — Justement, et ce n’est pas rigolo !
« — Pourtant, vous n’êtes pas un homme avec qui les femmes sont cruelles…
« J’ai bien compris à son regard que c’était plus sérieux que je ne croyais.
« — Un dernier whisky ! commanda-t-il. Et ne parlons plus de ça…
« Là-dessus, il ramasse un journal qui traînait sur le bar. Il le lit comme quelqu’un qui veut absolument penser à autre chose… Un peu comme on lit chez le coiffeur ou dans la salle d’attente des dentistes, vous savez, de la première à la dernière ligne, n’importe quoi, y compris les annonces…
Les yeux du Petit Docteur étaient redevenus minuscules.
— Attendez, Jef… Il lisait… Il buvait… Et tout à coup… Donnez-moi un autre porto…
Et le barman de s’émerveiller :
— Juste comme lui !
— Que voulez-vous dire ?
— Que, tout à coup, il a levé la tête. Il n’était plus le même. Il avait une idée. Il me regardait sans me voir. Et il a lancé :
« — Un whisky…
« Il ne jurait plus que c’était le dernier. Il n’y pensait plus. Il cherchait quelque chose sur les tables et enfin, nerveux, il a réclamé de quoi écrire.
— À deux heures du matin ?
— Il était au moins ça… J’ajoute que ce ne fut pas brillant. Il n’était pas ce qu’on peut appeler fin soûl, mais enfin il avait un joli pompon… Peut-être aurait-il pu marcher à peu près droit !… Mais écrire ! Je le voyais hésiter… Il traçait des lettres trop grandes et de toutes petites… Il Passait un bout de langue entre les lèvres comme un gamin qui s’applique à ses devoirs…
— Et il vous a donné la lettre à poster ?
— Non… Il l’a emportée…
— Il est sorti de l’hôtel ?
— Pas davantage. Il est monté chez lui en me disant d’inscrire le tout sur sa note…
— Il a pris l’ascenseur ?
— Non ! Il s’est engagé dans l’escalier… Sa chambre est au troisième…
Et celle de la demoiselle en bleu au second !
— Vous souvenez-vous du journal qu’il a lu ?
— Voilà ce qui est plus embêtant… Si vous étiez venu une demi-heure plus tôt avant que je commence le mastic Maintenant, tous les journaux que j’ai ramassés sont en tas dans un seau…
— Vous pouvez me les donner ?
Une lueur amusée passa dans les yeux du barman.
— Vous savez, ils ne sont plus très frais. Je les ai ramassés pêle-mêle avec les noyaux d’olives, les écorces de cacahuètes et les mégots… Enfin ! Si cela peut vous faire plaisir…
Il y avait un peu de tout, des quotidiens français et anglais, des hebdomadaires et des illustrés.
— Essayez de vous rappeler, Jef… Le journal était-il grand ? Était-il en couleurs ?…
— Attendez… M. Bernard était sur ce tabouret… Je me souviens que le shaker était devant lui et que j’ai dû soulever le journal pour le prendre… C’était un journal anglais… J’en suis sûr… Avec beaucoup de pages…
Il y en avait trois dans le lot, tous trois épais comme des magazines, et le Petit Docteur soupira en les emportant.
Se mettre à la place des gens… Bernard boit avec ses amis… On fête sa victoire sportive, mais il refuse d’aller se coucher en même temps qu’eux… Il est lugubre, abattu… Il est sur le point, faute de mieux, de faire des confidences au barman…
Mais, à ce moment-là, il n’a aucunement l’idée d’écrire une lettre !
Pour écrire cette lettre, il faut une raison. À deux heures du matin, la raison n’existe pas encore.
Or, dès ce moment, il ne parle à personne, personne ne lui parle. Par contre, il lit un journal, farouchement, comme chez le coiffeur, selon le mot du barman.
Donc, c’est le journal qui lui a donné l’idée d’écrire, et décrire tout de suite.
— Pardon, monsieur le directeur… C’est encore moi…
Cette fois, le directeur de l’hôtel fronça les sourcils, trouvant sans doute que le Petit Docteur devenait bien encombrant.
— Quand on a découvert le blessé, je suppose qu’on l’a déshabillé avant de le hisser dans l’ambulance… Vous étiez présent… S’il avait eu une lettre sur lui… Une lettre sur papier à en-tête de l’hôtel, je suppose que vous l’auriez vue…
— Il n’y avait pas de lettre ! affirma le directeur. Il espérait en être quitte, mais Dollent se raccrochait.
— Un mot encore… Je suppose aussi que vous avez visité sa chambre ?
— Je viens de la visiter avec le commissaire de police, à qui j’ai été obligé de signaler l’accident…
— Parfait !
Le directeur, lui, ne partageait pas l’enthousiasme du Petit Docteur.
— Vous trouvez que c’est parfait, vous ? riposta-t-il, presque hargneux.
— Je veux dire que, s’il y avait eu une lettre de ce genre dans la chambre, vous l’auriez aperçue…
— Il n’y en avait pas…
— J’en étais sûr !
— Pourquoi ?
— Pour rien… Tout va très bien, monsieur le directeur… Peut-être garderai-je encore une chambre cette nuit ?… Ce qui fut loin d’enchanter l’hôtelier.
… Bernard écrit une lettre au bar, passé deux heures du matin… Il remonte chez lui par l’escalier… On le retrouve à cinq heures du matin étendu sur la terrasse et la lettre a disparu.
Donc, elle a été remise à destination !
Donc, c’est cette lettre qui…
À la rigueur, tout cela se tenait. Mais qu’est-ce qui prouvait que la lettre en question n’était pas celle, précisément, qu’un inconnu était venu placer dans la chambre de Dollent ?
Bernard était mis au courant de l’attitude de ce dernier pendant l’après-midi… Il le voyait à l’hôtel le soir, non loin de la demoiselle en bleu… Il était jaloux… Il le menaçait… Il lui promettait au surplus un cadeau s’il acceptait de s’éloigner et de lui laisser le terrain libre…
— Hum !… Hum !… toussotait le Petit Docteur en suivant la promenade, ses journaux sous le bras, et en dévisageant les jeunes filles et les vieilles dames sous les tentes multicolores de la plage. Mais le journal ?
Que devenait, en effet, dans ce cas, le rôle du journal ? Pourquoi est-ce en lisant un quotidien anglais de trente-deux pages que le jeune homme avait eu l’idée de menacer celui qu’il considérait comme son rival ?
Et qui lui avait appris, tout sportif qu’il était, à se hisser le long des façades, ce qui est généralement le fait d’un très petit nombre de spécialistes qu’on appelle avec à propos des monte-en-l’air ?
Jean Dollent portait son habituel complet grisâtre, celui avec lequel il faisait ses visites dans les campagnes, et, ma foi, il n’était pas trop fier dans la foule demi-nue qui encombrait la plage. Il lui semblait qu’il sentait pousser sa barbe, qu’il avait terriblement drue.
Tant pis ! Il n’était plus l’amoureux de la jeune fille en bleu pâle. Il était un homme tout à sa passion de déchiffreur d’énigmes humaines.
Les deux femmes étaient là ! Il faillit, tant il était préoccupé, marcher sur la jeune fille, car elle était étendue de tout son long, à plat ventre, dans le sable doré. Elle portait un maillot bleu clair comme sa robe et elle faisait brunir au soleil ses épaules et ses cuisses.
À deux mètres, à l’ombre d’un parasol rayé de rouge et de jaune, la gouvernante était installée dans un fauteuil transatlantique et elle lisait… elle lisait un journal anglais, justement un des trois que le Petit Docteur avait sous le bras.
Elle ne le vit pas approcher. Décemment, il aurait dû aller s’asseoir ailleurs, car il y avait assez de place sur la plage. Avec un cynisme tranquille, il s’installa par terre, à trois mètres à peine de la vieille Anglaise, à moins de deux mètres de la jeune fille.
Il avait l’air ainsi de ces gens qui viennent passer quelques heures sur les plages, entre deux trains, et qui font tache parce qu’ils ne sont pas dans la même tenue que les autres. Pour comble, ne portait-il pas des souliers noirs, alors qu’autour de lui c’était une débauche de pieds nus et d’espadrilles plus fantaisistes les unes que les autres ?
« À quelle page en est-elle ? » se demanda-t-il.
Et il penchait la tête, aussi cynique que ces spectateurs qui, au théâtre, vous écrasent l’épaule pour lire votre programme.
« Quatrième page… Bon !…»
Il ouvrit le sien à la même page. Il lui aurait fallu des heures, avec un dictionnaire, pour traduire correctement un article anglais. Mais ce qui l’intéressait surtout, puisque Lina avait le visage dans le sable, c’était la physionomie de la gouvernante.
Celle-ci leva les yeux. Les gens sentent-ils vraiment qu’un regard est posé sur eux ? Elle le dévisagea et son premier réflexe fut de froncer les sourcils. On aurait dit qu’elle allait se fâcher, lui crier qu’il était un malotru de venir ainsi se camper près de la jeune fille dévêtue.
Tous ces sentiments, il les lut sur ses traits, baissa à nouveau les yeux sur son journal. Cela lui donnait le temps de réfléchir.
Elle relevait la tête… Elle était déjà moins revêche… Elle la baissait à nouveau…
Enfin elle esquissait un léger sourire, comme on en adresse parfois aux personnes à qui on n’a pas été présenté, mais qu’on a rencontrées à plusieurs reprises.
Le Petit Docteur, tout miel, sourit à son tour.