III

De l’utilité des collections de timbres-poste et de l’avantage des vieilles filles dans l’Administration des PTT


— Ce n’est pas que je m’ennuie ici, mais il est temps que je m’en aille…

« Faut vous dire que j’ai comme qui dirait deux villages à servir, vu que Dion comporte un hameau à deux kilomètres…

— J’y vais justement ! lança le Petit Docteur à tout hasard.

— Vous allez à Morillon ? Chez qui ? Comme il n’y a que quatre maisons…

— Je vais visiter le pays, en touriste… Si vous voulez que je vous embarque dans ma voiture ?…

— C’est qu’il faudra vous arrêter quelques fois en route, à cause de la tournée…

Et c’est ainsi que Ferblantine remplit ce matin-là une tâche officielle en transportant le courrier de Dion à Morillon.

— Elle est jolie, la collection de votre fils ?

— Heu… Ça commence à aller… Vous comprenez, nous, on est un peu à la source… Quand je vois un timbre étranger sur une lettre, je demande aux gens de me le donner… Je connais tout le monde… C’est rare qu’on me refuse, sauf le boulanger, qui fait collection aussi…

— Sans compter que le château doit recevoir beaucoup de correspondance…

— Beaucoup !… À eux seuls, les Vauquelin-Radot nous donnent autant de travail que tout le bourg réuni…

Sur les quatre maisons de Morillon, il y avait une épicerie-buvette et le Petit Docteur éprouva le besoin de se désaltérer ainsi que son compagnon.

— Vous voyez qu’il n’y a pas grand-chose à visiter… Maintenant, faut que je rentre…

— Je vais vous reconduire… Il n’y a pas grand-chose à visiter, comme vous dites… Par contre, cela m’amuserait de regarder la collection de votre fils… Je suis philatéliste, moi aussi… Peut-être pourrions-nous faire des échanges avec les timbres que nous avons en double ?…

À midi, il était chez le facteur où la femme attendait pour servir le déjeuner.

— Un coup de blanc ?… Tenez !… Voici l’album… Tout n’est pas encore classé…

L’instant d’après, Dollent avait déjà repéré cinq timbres de Dakar.

— Ils sont récents ?

— Oh ! Non… Pendant tout un temps, au château, ils recevaient une lettre de là-bas chaque mois… C’est ce qui m’a décidé à demander au maître d’hôtel de me mettre les timbres de côté… Puis ça a cessé… Tenez ! Voici un timbre de Conakry qui est arrivé un peu après… Il y a cinq ans… Si je m’en souviens, c’est parce qu’un ancien camarade de régiment était à cette époque à Conakry et qu’il m’a écrit la même semaine… Je me suis dit : « M. Vauquelin-Radot et moi, on a des connaissances dans le même coin…»

Quand le Petit Docteur sortit, une demi-heure plus tard, il avait tout au moins une base d’enquête.

En effet, si le courrier de Dakar avait cessé brusquement (sans doute à la suite de l’incendie de l’asile), une lettre de Conakry, à quelques centaines de kilomètres plus au sud, n’avait pas tardé à arriver, puis une de Matadi, plus au sud encore, au Congo belge.

Dès lors, la randonnée devenait intéressante à suivre. On aurait dit que l’homme qui écrivait de la sorte descendait tout le long de la côte d’Afrique, à un rythme plus ou moins lent, pour aboutir au Cap, d’où les lettres continuaient à venir pendant deux ans.

Ensuite, plus rien d’Afrique. Par contre, un timbre daté de Hambourg, quelques semaines plus tard. Or, c’est de Hambourg que partent et c’est à Hambourg qu’aboutissent les lignes allemandes de navigation qui font la côte africaine.

Le timbre de Hambourg ne datait que de deux ans. Puis un timbre belge : Anvers.

Toujours des ports ! Après Anvers, il est vrai, on ne trouvait plus de timbres étrangers provenant du château.

— Mon fricandeau, patron !

— Voilà… Voilà… À propos… Ces messieurs du Parquet viennent de partir… Vous croyez qu’ils découvriront quelque chose, vous, et qu’on saura jamais qui est le bonhomme mort dans le potager ?

— C’est probable… Fameux, votre fricandeau… Dites donc… Elle est gentille, la postière de Dion ?… Car je suppose que c’est une femme ?

— Vous voulez dire une vieille fille… Tout ce qu’il y a de chipie !… Comme elle n’a presque rien à faire, elle est toute la journée embusquée derrière sa fenêtre et elle sait tout ce qui se passe dans le village… Je me suis même demandé un moment si elle n’ouvrait pas les lettres, tant elle connaît de choses…

— Pourriez-vous me dire, mademoiselle, combien coûte un mandat télégraphique pour Dakar ?

— Cela dépend de la somme que vous voulez envoyer… Dakar ? Attendez… Il y a longtemps que…

Elle était barbue, moustachue, énorme, avec des yeux malicieux et une curiosité toujours en éveil. La preuve, c’est qu’elle questionna :

— Vous n’avez pas déjeuné au château ?

— Non ! Pourquoi ?

— Parce que je vous ai vu entrer vers onze heures… C’est si rare qu’ils aient des invités… Cela m’étonne même un peu de la part de gens riches, car enfin la vie n’est pas amusante à Dion et si j’avais leurs rentes… Dakar… Vous disiez mille francs ?… Et il n’y a pas de texte sur le télégramme ?… Quatre-vingt-deux francs… C’est à peu près le même prix que pour Conakry.

— Ah ! Oui… J’oubliais que vous avez dû envoyer des mandats télégraphiques à Conakry…

— Comment le savez-vous ?

— Mon, camarade Vauquelin me l’a dit… Il avait un ami là-bas… Un, ami qui n’a pas réussi…

— Il n’a pas dû y rester longtemps, car on lui a juste envoyé un mandat télégraphique de cinq mille francs… Je m’en souviens, parce que c’était le premier mandat télégraphique que j’envoyais en Afrique… Ici, les gens se servent de mandats ordinaires… Il faut être bien pressé pour…

— Mais ensuite, vous avez eu d’autres mandats, n’est-ce pas ? Matadi… Puis…

— Vous êtes un ami de M. Gélis aussi ? Figurez-vous qu’un moment j’ai cru que c’était un monsieur qui faisait le tour du monde… J’aurais mieux aimé qu’au lieu de lettres il envoyât à M, Vauquelin-Radot des cartes postales, car j’aurais pu me rendre compte du genre de tous ces pays-là.

— Toujours cinq mille francs ?

— À Matadi, le mandat, si je me souviens bien, était de dix mille… Il m’a même donné assez de mal, car il fallait traduire en monnaie belge, et toutes ces questions de change… Après, avec la livre anglaise…

— Lorsque Gélis était au Cap…

— C’est cela !… Je vois que vous connaissez l’histoire… Il y est resté près de deux ans… Presque à chaque bateau, il y avait une lettre de son écriture, une écriture étonnante, que je reconnaissais de loin… C’était tellement irrégulier, avec les lignes qui se chevauchaient, qu’on pouvait à peine lire… Puis il y a eu une lettre de Ténériffe, écrite sur du papier à en-tête d’un bateau allemand… « Tiens, me suis-je dit, ce monsieur revient en Europe… Moi, si on m’envoyait autant d’argent, j’en profiterais pour visiter la Chine et le Japon…»

« Car, à ce moment-là, ce n’était pas encore la guerre chez les Jaunes…

— Hambourg, Anvers…

— C’est cela… On aurait dit qu’il revenait à petites étapes. Il y mettait le temps. Et les mandats étaient toujours moins forts, sauf l’avant-dernier… De mille, on est passé d’un seul coup à vingt mille… C’est le mandat d’Anvers… Après, il y a eu une lettre de Bruxelles, deux ou trois de Paris et enfin, il y a à peine quinze jours, la lettre de Bordeaux… Elle était si mal écrite que, si je n’avais pas connu l’adresse par cœur, je n’aurais pas pu la lire…

— M. Vauquelin-Radot a envoyé un mandat ?

— Non… Je n’ai plus rien vu… Alors, quelle est l’adresse de votre camarade de Dakar ?

— Réflexion faite, je vais attendre un peu… Au prix des mandats télégraphiques…

Quel regard il lança, en passant avec Ferblantine, devant le château de M. Vauquelin-Radot !

Se trompa-t-il en croyant voir une main qui lui faisait signe dans l’écartement des rideaux du premier étage ?


— C’est moi !… Ne vous dérangez pas… Dites donc, Duprez… Qu’est-ce que vous dites de la réception qui m’a été offerte ?

Il avait gagné Rochefort. Il était assis dans le cabinet de son camarade Duprez, le juge d’instruction, et Duprez le regardait avec quelque étonnement.

— Vous semblez bien excité, vieux !… J’avoue que je ne comprends pas encore votre passion pour ces histoires criminelles… Moi, je vous jure que si ce n’était pas mon métier, j’irais plutôt faire une partie de golf et…

— Du nouveau ?

— Pas à proprement parler… D’étranges découvertes, dans les jardins… Une histoire abracadabrante et de décamètre et de trou…

— Je sais…

— Ah ! Une autre histoire de fiches plantées comme pour…

— Je sais aussi… Comme pour marquer un endroit déterminé, ou plus exactement comme pour le retrouver, n’est-ce pas ?… De quoi faire croire qu’on a essayé de déterrer dans le jardin je ne sais quel trésor…

L’étonnement du juge s’accrut.

— J’y ai pensé ! avoua-t-il. Mais je me méfie. Nous ne risquons que trop de nous laisser influencer par toute la littérature policière qui sévit… Si je vous disais que, dans la région, je connais au moins vingt propriétaires qui s’imaginent qu’il y a un trésor caché dans leur domaine et qui dépensent un argent fou à organiser des fouilles ?… C’est une maladie chronique des campagnes… Il suffit qu’un cultivateur déterre quelques vieilles pièces d’or dans ses champs pour que, à cent lieues à la ronde…

— Qu’est-ce que Vauquelin-Radot en dit ?

— Qu’il n’a jamais entendu parler de trésor, ni de quoi que ce soit de ce genre… Que jamais, bien entendu, il ne s’est amusé à faire des trous dans son jardin, ni à chiper le décamètre de son jardinier… Vous ne pensez pas que celui-ci boit un peu trop et qu’il se pourrait que son imagination…

— C’est Vauquelin qui vous a suggéré…

— Non ! Avec moi, il est poli, sans plus… Il répond par oui ou par non… Aujourd’hui, c’était ma troisième visite sur les lieux et, par conséquent, ma troisième entrevue avec lui… Je dois dire qu’il m’a paru manifester une certaine lassitude… Est-ce l’effet de votre visite ?… Il n’a rien perdu de ce calme olympien qui le caractérise et qui en fera un magnifique académicien… Cependant, sous ce calme, il m’a semblé percevoir comme une sourde inquiétude…

— Que faisait-il, le lundi à neuf heures ?

— C’est bien le plus étrange… Il prétend ne pas se souvenir… Selon lui, le dîner terminé (et le dîner se termine toujours vers huit heures et demie), il prend l’air pendant quelques minutes, sur la terrasse ou dans le jardin…

« Après quoi, il rentre dans son bureau, où il consacre une heure environ à la correction de ses épreuves…

— Qui se trouve à ce moment au rez-de-chaussée ?

— Les domestiques, dans l’aile droite, assez loin du bureau que vous avez vu et qui, entre nous, est magnifique…

— Et les femmes ?

— Elles se tiennent le plus souvent dans un boudoir du premier étage… La jeune fille lit ou fait sa correspondance… Sa tante, toujours fatiguée, somnole dans une bergère…

— Et personne n’a rien entendu d’anormal ?

— Personne… Je me suis renseigné pour savoir si les fenêtres étaient ouvertes. Étant donné la saison, elles ne l’étaient pas…

— Les Cogniot ?

— Couchés dès huit heures et demie, car ils se lèvent de très bonne heure…

— Et Martin, celui qui s’occupe des chevaux ?

— Il fait sa dernière tournée à huit heures, donne à boire aux chevaux et rentre chez lui en fermant la porte de l’écurie à clé…

— Encore une question, Duprez… De quel côté le cadavre était-il tourné ?

— Attendez… J’ai ici tout un lot de photographies prises par l’Identité judiciaire… Voyez… Il était tourné vers le mur… Ce que vous apercevez de sombre, à hauteur de la poitrine d’un homme, c’est une tache de sang…

— Le coup a été frappé par-devant ou par-derrière ?

— Par-devant… avec une force peu commune, selon le médecin légiste, et surtout avec une précision rare. Le cœur a été perforé d’un seul coup et le sang a giclé en abondance, faisant la tache que vous voyez…

— Il faisait noir, à neuf heures…

— Bien sûr…

— Et vous n’avez rien remarqué d’anormal ? Ces photos ont beau être excellentes, j’aurais préféré voir les lieux…

— Maintenant que vous m’y faites penser… C’est une idée de l’inspecteur… On m’a adjoint, cette fois, pour m’aider dans mon enquête, un garçon très intelligent, très bien élevé… Il a remarqué que la pierre friable, enduite de chaux, était éraflée à hauteur de la tache de sang, comme si on avait frappé un premier coup qui n’avait pas atteint la victime.

— Je vous remercie… Évidemment, aucune identification ?

— Rien… Comme vous l’avez vu, la photo a paru dans tous les journaux… À part une tenancière de débit, à Rochefort, qui est venue ce matin déclarer à la police qu’un homme l’avait questionnée et que ses allures, après coup ne l’avaient pas rassurée…

— C’était moi !

— Alors, vous êtes au courant… Rien d’autre… M. Vauquelin-Radot commence à s’impatienter et il m’a laissé entendre, ce matin, que, si on continuait à le déranger de la sorte, il ferait le nécessaire en haut lieu pour mettre un frein à… Quant à vous, mon vieux, je ne crois pas qu’il soit prudent de votre part d’aller rôder autour du château, comme ils disent… Après la façon dont vous avez été traité ce matin…

— Vous avez interrogé la jeune fille ?

— Comme tout le monde… Elle ne sait rien…

— J’allais oublier le principal… Excusez-moi de vous prendre encore quelques minutes… Les marques des vêtements du mort ont été enlevées, n’est-ce pas ?… Vos spécialistes peuvent-ils dire si ce travail a été fait récemment ?

— Si vous appelez récemment la nuit du crime, je réponds catégoriquement non… Si vous voulez parler quelques semaines, oui.

— Je vous remercie…

— Vous y comprenez quelque chose ?

— Tout, malheureusement !

— Que voulez-vous dire ? Pourquoi malheureusement ? Et le Petit Docteur eut un sourire amer.

— Parce que !

— Vous ne voulez pas me raconter ?

— Pas maintenant… Je suis, moi aussi, tenu par le secret professionnel…

Dites donc !… Et moi ?… Et tout ce que je viens de vous confier ?

Et Dollent de répondre sans sourciller :

— Ce n’est pas la même chose !


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