II
Où deux gendarmes gardent à leur façon, le « corps du délit » tandis que le Petit Docteur est à la recherche d’enveloppes de fantaisie
— Ça ne te rappelle rien, toi ?
— Ben ! un peu tout… Le ciel qui a l’air d’une lettre mortuaire, les arbres, le vent…
— Moi, ça me rappelle quand j’étais petit et que toute la famille allait au cimetière pour la Toussaint…
— La Toussaint, c’est après-demain ! grogna, lugubre, le premier gendarme.
Car c’étaient deux gendarmes qui s’entretenaient de la sorte, assis sur un tas de pierraille, dans les marais de Bois-Bezard.
— En somme, qu’est-ce que nous faisons ici ? Il n’y a plus rien à garder, puisqu’ils ont emporté le macchabée…
— Sans doute qu’on garde les lieux, répondit l’autre, philosophe.
La vérité, c’est qu’ils ne gardaient rien du tout et que, s’ils étaient encore là, à six heures du soir, dans une méchante fin de jour automnal, c’est que les enquêteurs les avaient bel et bien oubliés.
— À propos de macchabée, je suis bien content qu’ils l’aient emmené…
— Ça t’impressionne ?
— Ce n’est pas que ça m’impressionne, mais il puait…
Et le gendarme au nez sensible se mit à rouler une cigarette, renifla ses doigts, fronça les sourcils.
— Ce qui est curieux, c’est que j’ai toujours cette sacrée odeur dans le nez… Tu ne sens rien, toi ?
— Je suis enrhumé…
— C’est bête de se faire des idées, mais je jurerais que même ma cigarette…
Soudain, il écarquillait les yeux. Il se dressait à demi. Il balbutiait d’une voix blanche :
— Ernest !
— Quoi ?
— Regarde… À côté de ton pied…
Ernest se levait à son tour, faisait vivement quelques pas en arrière.
— Un autre macchabée !
Deux doigts, en tout cas, émergeaient d’entre les pierres.
— On regarde de quoi il retourne ?
— J’ai dans l’idée qu’il vaut mieux avertir les chefs… Reste ici… Je vais leur téléphoner…
— Pourquoi on n’irait pas tous les deux ?… Il ne va pas se barrer, quand même !
Et c’est ainsi qu’à huit heures du soir, en présence du capitaine de gendarmerie, on retirait du tas de pierres un nouveau cadavre, celui d’un homme d’une trentaine d’années, vêtu d’un complet de sport.
C’était à moins de cinquante mètres de l’endroit où on avait découvert le corps d’Isidore Borchain. Mais si Borchain avait été jeté n’importe comment dans les roseaux, l’inconnu avait été soigneusement recouvert de pierraille.
La nuit était tombée, et le gendarme qui n’aimait pas les macchabées soufflait à l’oreille de son compagnon :
— Pourvu qu’on ne nous commande pas de le garder jusqu’à demain… Sans compter qu’il va tomber quelque chose…
Le Petit Docteur ne pouvait être à la fois à Nevers et à Bois-Bezard, si bien qu’il ne savait encore rien de cette nouvelle découverte.
Il menait son enquête à sa manière, en marge des autorités, et il était d’autant plus content de lui que cette enquête l’avait conduit à boire à nouveau deux pernods. Pour téléphoner, en effet, il avait dû pénétrer dans un café. Dans un café, force est de boire. Enfin, la communication avec Montauban se faisait attendre.
Il avait choisi, dans l’annuaire, le principal dentiste de là-bas. Il l’avait enfin au bout du fil.
— Allô ! Monsieur Geroul ?… Excusez-moi de vous déranger… Je voudrais vous demander si, ces derniers temps, vous avez eu la visite de M. Borchain, Isidore Borchain, représentant en…
— Je sais ! Je connais ! Il y a trois semaines que je l’attends, car c’est l’époque où il faisait sa tournée dans notre région… Vous avez de ses nouvelles ?…
— Que voulez-vous dire ?
— Que j’ai hâte de le voir. Je suis démuni de certains produits… Ne recevant pas sa visite, je lui ai écrit par deux fois à Nevers et je n’ai pas reçu de réponse…
— Allô ! Ne coupez pas… C’est bien à son domicile de Nevers, avenue de la République, que vous lui avez écrit ?
— Comme d’habitude, oui…
— Pendant les trois dernières semaines ?
— La dernière lettre est de samedi dernier…
— Votre papier porte un en-tête ?
— Mon nom et mon adresse…
— Je vous remercie…
C’est pour se récompenser qu’il commanda, en sortant de la cabine, un second pernod. Puis, tout émoustillé, l’œil vif et malin, il s’engagea dans les rues de Nevers, examinant les vitrines des magasins.
L’étalage d’une première papeterie attira son attention, mais, après avoir contemplé les encres de couleur, les règles, les compas que contenait la vitrine, il haussa les épaules et alla plus loin.
Il quitta le centre de la ville et se trouva dans un faubourg où il eut enfin l’impression d’avoir trouvé ce qu’il cherchait : une boutique étroite, moitié mercerie, moitié papeterie, encombrée de journaux et de romans populaires, de modèles de tricots et de cartes postales attendrissantes.
— Je voudrais du papier à lettres de fantaisie, madame, s’il vous plaît… Ce que vous avez de mieux… De préférence du papier de couleur… Par exemple, du papier rose…
Il fut comblé. La marchande lui montra des pochettes de six feuilles et six enveloppes, chacune de couleur différente, du plus beau rose au plus beau vert, moiré par surcroît.
— Voilà ce qui existe de mieux, affirma-t-elle très sérieusement. Cela fait très distingué…
Il acheta la pochette et cinquante timbres à un sou.
— Vous tenez à ce que ce soient des timbres d’un sou ?
— Absolument !
Et ce fut le troisième apéritif. Où écrire, dans une ville qu’on ne connaît pas, sinon dans un café ? Le garçon, de loin, le regardait faire avec quelque étonnement. Sur une enveloppe d’un rose de bonbon fondant, il écrivit d’abord, à l’encre violette, l’adresse suivante :
Mademoiselle Nicole chez M. Isidore Borchain
25, avenue de la République, Nevers.
Or, dans cette enveloppe, il ne glissa qu’une feuille de papier vierge de toute écriture. Par contre, au lieu d’un timbre à quatre-vingt-dix centimes, il entoura l’enveloppe de dix-huit timbres à un sou, ce qui donnait une étrange mine à la missive.
Puis ce fut le tour de l’enveloppe verte, cernée mêmement de timbres mais portant, celle-ci, l’adresse de Marthe Borchain.
— On verra ce que cela donnera !…
Il était loin d’avoir fini sa journée et son cerveau travaillait aussi vite que ses petites jambes nerveuses. Si le commissaire en chef, à cette heure, était déjà avisé par téléphone de la nouvelle découverte dans le Bois-Bezard, il suivait, lui, son idée, et avait une dernière tâche à accomplir avant la nuit.
Ce fut près du pont, sur la route de Moulins, qu’il aborda un agent de police.
— Dites-moi, monsieur l’agent, est-ce qu’il y a un garde-pêche à Nevers ?
— Un garde-pêche ?… Vous voulez savoir s’il y a un garde-pêche ?… Attendez voir, jeune homme… Un garde-pêche, vous devez trouver ça près du barrage… Cela ne regarde pas l’Administration municipale…
Il trouva la maisonnette, près d’un barrage, en effet, et un grand gaillard en casquette d’uniforme qui était occupé à traire une chèvre.
— Pourriez-vous me dire, mon brave, comment étaient les eaux le 1er octobre ?
— Comment étaient les eaux ?
— Oui… Étaient-elles hautes ?… Étaient-elles basses ?…
— Basses, naturellement, puisqu’il n’a plus plu depuis l’été !… Si basses qu’à certains endroits les gamins prenaient les poissons à la main…
— Cependant… Je m’excuse si ma question est ridicule… J’avoue que je n’y connais rien en hydrographie… Est-ce que, dans la traversée de Nevers, il existe des trous… vous appelez peut-être cela autrement… des endroits où l’eau est plus profonde ?…
— Bien entendu ! Près de la troisième pile du pont, il y a un trou d’au moins huit mètres…
— Troisième pile du pont ?… Non, ça ne va pas… Il me faut un autre trou, près de la rive…
Le garde-pêche le regardait, les yeux ronds, se demandant ce que ce quidam voulait faire avec un trou de cette sorte.
— Quelle profondeur il faut qu’il ait, votre trou ?
— À quelle profondeur voit-on à travers l’eau ?
— Ça dépend si elle est claire ou trouble… En ce moment, on voit les cailloux ou le sable à plus d’un mètre, et pourtant il a plu…
— Attendez que je calcule… Trois… Trois et deux… Bon !
Existe-t-il, au bord de la rive, à un endroit accessible aux voitures, un trou d’au moins cinq mètres ?
L’autre réfléchit, hocha la tête, cracha, devint méfiant.
— Ça dépend ce que vous voulez en faire…
— Je ne veux rien en faire du tout… Je cherche une automobile…
— Une automobile ?… Alors, il n’y a qu’un trou assez grand et assez profond… C’est au quai des Tanneurs, juste à côté d’un gros tas de briques…
— Si je vous indemnisais, est-ce que vous accepteriez d’y venir avec moi ?… Vous prendriez une perche et un bachot… Peut-être aussi un grappin…
Une averse aux gouttes épaisses les détrempa comme le garde promenait sans conviction son grappin au fond du trou. Pour lui, ce n’était pas grave, car il portait une veste cirée, mais le Petit Docteur n’avait pas emporté de complet de rechange.
— Eh bien ?
— Pour affirmer que c’est une automobile, je n’oserais pas affirmer que c’est une automobile, vu que je ne l’aperçois pas. Mais quant à y avoir autre chose que le fond…
— On pourrait peut-être en suivre les contours avec la perche ?
Ce qui fut fait. Et l’on eut alors la certitude presque absolue que c’était une voiture qui était tombée au fond de l’eau.
— Comment avez-vous pu deviner ? s’étonnait le garde, pas très rassuré devant cet étrange petit bonhomme.
— Je n’ai pas deviné ! J’ai conclu ! C’était simple. Du moment qu’Isidore Borchain n’était pas parti avec sa voiture… Du moment que c’était lui qui conduisait l’auto empruntée place Gambetta…
Allons ! Se mettre dans la peau des gens ! Borchain allait quelque part dans un but déterminé et il ne voulait pas y aller avec sa voiture à lui. Il comptait revenir, évidemment ! Car il était plus qu’improbable qu’il se fût rendu à Bois-Bezard pour se suicider…
Or, il n’était pas revenu. Par contre, l’auto de l’avocat Humbert, elle, était revenue à sa place !
Pourquoi, dès lors, n’avait-on pas retrouvé la voiture d’Isidore Borchain dans les environs ?
Et comment faire disparaître rapidement une auto gênante dans une ville que traverse une rivière ?
Le secrétaire du commissariat le regardait d’un assez vilain œil. Peut-être son chef lui avait-il raconté son aventure avec le Petit Docteur.
— Il faut que je parle d’urgence à votre patron. J’ai fait une découverte importante.
— Le malheur, c’est que le patron ne soit pas ici. Et si vous voulez parler du second cadavre, vous arrivez trop tard !
Jean Dollent fronça les sourcils.
— Le second cadavre ?
— Mettons que je n’aie rien dit… Pour voir le patron, vous n’avez qu’à revenir demain matin… On saura alors s’il accepte de vous recevoir…
Second cadavre… Second cadavre… Second…
Deux minutes plus tard, le Petit Docteur était au volant de sa voiture et reprenait la route de Bois-Bezard. Il était vexé. Certes, il venait de remporter un joli succès avec l’auto d’Isidore Borchain, mais maintenant cela lui paraissait de second plan.
Pourquoi n’avait-il pas suivi son inspiration première ? Car – personne ne le croirait maintenant ! – il avait failli s’écrier, l’après-midi, alors qu’on pataugeait dans le petit bois : « Il reste maintenant à trouver l’autre ! »
Et ce n’était pas seulement de l’intuition. C’était la suite d’un raisonnement qui n’était peut-être pas encore très serré, mais qui se tenait.
Si on avait trouvé un second cadavre, ce ne pouvait être que sur les lieux de la première découverte.
Le garagiste Espardon avait affirmé :
— Deux hommes et une femme…
Le premier homme, celui de plus de cent kilos, était Isidore Borchain. Bon ! Celui-là était liquidé.
La femme… On verrait cela le lendemain, du moins si le truc des enveloppes réussissait…
— C’est l’autre homme qu’on a retrouvé ! décida-t-il avec un petit sifflement qui avait quelque chose d’admiratif.
Des silhouettes sombres dans le bois. La nuit était tombée. On voyait aller et venir les petits cercles blanchâtres des torches électriques et on entendait des voix qui s’appelaient.
Le Petit Docteur passa près d’un gendarme, qui ne le reconnut pas dans l’obscurité. Il se heurta presque au procureur de la République, qui était déjà sur les lieux.
— Vous !… commença une voix furieuse. Ah ! Çà… je vous prie… au besoin je vous ordonne…
C’était la voix du commissaire en chef, qui se tourna vers le procureur.
— Monsieur le procureur, cet homme, qui se dit médecin et que je ne connais ni d’Ève ni d’Adam, a eu le toupet, cet après-midi, de se faire passer pour le médecin légiste et…
— Pardon ! Vous m’avez pris pour le médecin légiste, mais, comme vous ne m’avez rien demandé, je n’ai pas eu, à vous répondre. Quant à présent, je me suis dérangé tout exprès avec Ferblantine…
— Qui est Ferblantine ?
— Un petit nom d’amitié que je donne parfois à ma voiture. Je me suis dérangé avec Ferblantine pour vous donner des nouvelles de l’auto.
Il n’était pas toujours aussi farceur, mais n’avait-il pas déjà bu quatre apéritifs ?
— Quelle auto ?
— L’auto d’Isidore Borchain…
— Vous l’avez retrouvée ? s’étonna le procureur.
— Il y a une heure… Elle est au fond de la Loire, dans un trou qui se trouve devant le quai des Tanneurs…
— Vous l’avez vue ?
— Je ne peux pas l’avoir vue, puisqu’elle est par six mètres de fond…
— Alors, comment…
N’étaient-ce pas des moments qui le payaient de toutes ses peines ?
— Une idée… Je me suis dit… Au fait, quel est le nom du second cadavre ?
L’identification n’avait pas été difficile. Dans les poches du mort, on avait trouvé un portefeuille contenant des papiers d’identité au nom de René Juillet, industriel à Roubaix.
Le commissaire n’osait plus, maintenant, se débarrasser du Petit Docteur, dont l’intervention avait forcé l’admiration du procureur. Le magistrat n’avait-il pas murmuré :
— Ou c’est un fumiste, ou c’est un garçon extraordinaire ! Voyons donc ce qu’il a dans le ventre…
C’est pourquoi, à dix heures du soir, Dollent se trouvait dans les locaux de la police, où l’enquête se poursuivait malgré la nuit.
Dès les premiers mots au téléphone, la police de Roubaix sursautait.
— Vous dites Juillet ?… Vous avez retrouvé René Juillet ?… Des renseignements sur lui, on en avait à revendre, sauf les renseignements qui auraient pu avoir quelque intérêt. Le père Juillet possédait une petite filature. Son fils, René Juillet, âgé de trente ans, célibataire, y travaillait avec lui. Le fils s’occupait surtout de la partie commerciale et circulait beaucoup. Il possédait un abonnement de chemin de fer pour toute la France.
Depuis trois semaines et plus qu’on n’avait pas de nouvelles de lui, le père Juillet avait alerté la police, mais toutes les recherches avaient été inutiles.
— Lui connaissait-on une liaison ?
— Aucune…
— Ses affaires pouvaient-elles le conduire à Nevers ?
— C’est improbable…
— Où avait-il été vu pour la dernière fois ?
— Il a quitté Roubaix le 29 septembre pour se rendre à Paris, d’abord, ensuite dans l’Est, où il ne devait rester que trois ou quatre jours. C’est quand il ne l’a pas vu rentrer et qu’il a appris, par ses correspondants, que son fils n’était allé ni à Colmar, ni à Mulhouse, que le père Juillet s’est adressé à la police…
— Qu’est-ce que vous en pensez, monsieur le commissaire ?
Le Petit Docteur affectait un profond respect, qui n’était pas exempt d’ironie.
— Je pense, répliqua le fonctionnaire assez sec, que nous connaîtrons bientôt la solution de cette énigme…
— Moi aussi !
Et il dit cela de telle sorte que le commissaire le regarda avec méfiance, persuadé que son interlocuteur lui cachait quelque chose.
— Pourriez-vous me dire par quel hasard, vous, médecin à Marsilly, d’après ce que vous déclarez, vous vous trouvez à Nevers, loin de votre clientèle, qui doit avoir besoin de vos soins éclairés ?
— Je suis venu tout exprès pour cette affaire…
— Vous étiez donc au courant ?…
— Par les journaux, comme tout le monde…
— Et votre curiosité a été telle que vous avez tout abandonné pour…
Le Petit Docteur ne put s’empêcher de sourire, car il sentit qu’il devenait suspect et il prévit le moment où le commissaire lui mettrait la main au collet !
— … Pour trouver la solution, oui, monsieur le commissaire ! C’est une manie chez moi, depuis quelques mois. D’autres jouent aux échecs ou collectionnent les timbres-poste… Mais je ne veux pas vous retenir plus longtemps… Bonne nuit, monsieur le commissaire… À propos…
Il était déjà près de la porte. Il l’avait entrouverte. Il feignait d’avoir oublié quelque chose.
— Une question encore… Si demain matin… mettons vers neuf heures… j’avais découvert l’assassin d’Isidore Borchain… est-ce à vous que je dois m’adresser, ou directement au Parquet ?
— Je serai à mon bureau toute la matinée. Mais je doute que… Hum !… En tout cas, si vous trouvez l’assassin de Borchain et de René Juillet…
— Je ne trouverai pas celui de Juillet…
— Pourquoi ?
— Parce que !
Décidément, si cela continuait, il allait se mettre à dos tous les commissaires de police de France.
— Il est vrai, constata-t-il avec sincérité, en s’endormant dans une petite chambre de l’Hôtel de la Paix, que si des amateurs s’amusaient à venir soigner mes malades…