Le Petit Docteur avait raison
— Une balle ? Questionna-t-il en s’assurant que les rideaux étaient bien tirés et qu’on ne pouvait rien voir du dehors.
Elle fit non de la tête. Elle était pâle, plus d’émotion, sans doute, que de douleur… Elle tenait sur son épaule un mouchoir déjà couvert de sang.
— Coup de couteau ?… Alors, c’est une manie !…
Elle répondit, avec un pauvre sourire :
— Il n’avait pas de revolver… S’il en avait eu, je crois qu’il n’aurait pas pu tirer… Cela lui faisait peur…
— Enlevez votre corsage…
Sans perdre de temps, affectant de ne pas la regarder, il allumait le réchaud à gaz pour faire bouillir de l’eau, préparait le coton, la gaze, les pansements.
— Il faudra des points de suture ?
— Je ne sais pas… Il n’a pas frappé fort…
— Où est-il ? Il n’a pas pris le train, au moins ?
Il se retourna et fut un peu gêné de la voir le torse nu, un torse magnifique que ne déparait pas une blessure de deux centimètres de large à l’épaule…
— Il veut atteindre Bordeaux en vélo avant le matin…
— Il y a un bateau en partance ?
— Il a vu cela dans les journaux, cet après-midi, à Rochefort. Le Veuzit, qui appareille pour le Chili… Si on ne le laisse pas monter à bord, il partira comme passager clandestin… Une fois en mer… D’ailleurs, le Veuzit n’est pas un bateau français…
— Je vous fais mal ?
— Pas très…
— Tenez le coton sur la plaie, que je prenne mes instruments…
Mais ce n’était pas ce qui le préoccupait. C’était Anna, qu’il rejoignit dans la cuisine, où elle mangeait de la soupe refroidie.
— Écoutez, Anna… Il n’est venu personne ce soir… Vous entendez ?… Vous n’avez pas vu cette dame… Par contre, je voudrais que vous prépariez la chambre du second… On ne sait jamais.
Quand il revint, il vit à sa malade un regard effrayé et il comprit, s’empressa de la rassurer :
— Ne craignez rien… Je n’ai pas téléphoné… Si notre ami Larcher est capable d’abattre ses cent quatre-vingts kilomètres en vélo…
— Vous connaissez son vrai nom ?
— Parbleu !
Il n’en était pas peu fier. Il préparait ses agrafes.
— N’ayez pas peur… Il n’y aura même pas de cicatrice…
— Comment avez-vous appris son nom ?
— Je pourrais aussi, dans quelques minutes, savoir toute son histoire… Il me suffirait, sans m’adresser à la police, de téléphoner au 67, boulevard Raspail… Je suppose que j’aurais au bout du fil un papa et une maman qui ne veulent plus connaître leur fils…
— Ils ne savent pas… Ils croient que Jean fait un stage à Alger… Il est ingénieur…
— Et vous ? Questionna-t-il soudain.
Il lui faisait mal au même instant, et pourtant elle eut un pâle sourire.
— Vous ne savez pas ?
— Absolument rien sur vous. Seulement pas votre nom…
— Et vous tenez à savoir ?… D’abord mon nom… Laure…
Laure Delille, si vous y tenez… J’étais mannequin rue de la Paix…
Il lui fit plus mal. Il était vexé de ne pas avoir découvert ça tout seul…
— Qu’est-ce que vous savez d’autre ?
Et lui, posant ses agrafes, le front plissé par l’attention :
— Tout… Tout et rien… Que vous étiez l’amie de Jean Larcher, évidemment…
— Nous nous aimons depuis un an et demi…
— C’est bien cela… Or, quand vous vous êtes connus, il avait déjà tué un homme…
— Je l’ignorais… Je l’ai rencontré alors qu’il sortait et buvait beaucoup, sans doute pour oublier… Au début, il me déplaisait plutôt, parce que je le prenais plutôt pour un quelconque jeune homme qui s’amuse… Puis je me suis aperçue qu’il y avait autre chose, qu’il était plus grave, plus tendre… Surtout très tendre… Si vous saviez !…
— Restez quelques instants immobile… Cela ne vous empêche pas de parler…
— Nous vivions presque complètement ensemble, à Paris, mais il habitait néanmoins chez ses parents… Son père est un haut fonctionnaire de ministère, un homme sévère… Un jour, Jean m’a demandé si je l’aimais assez pour vivre à la campagne avec lui, presque pauvrement… J’ai répondu oui avec enthousiasme…
— Il y a six mois !
— Oui…
— C’est-à-dire quelques semaines avant la libération de Jo le Boxeur… Celui-ci, de sa prison, devait déjà lui écrire pour le faire chanter…
— Je ne savais rien de tout cela… Nous sommes venus nous installer à la Maison-Basse… Nous vivions tous les deux… J’étais heureuse…
— Pendant trois mois…
— Comment savez-vous ?
— Parce que c’est moi qui, sans le vouloir, ai mis fin à votre quiétude… Vous vous souvenez de ce jour où je vous ai demandé si votre compagnon dormait bien ?… Bon !… Maintenant, étendez-vous sur cette chaise longue… Reposez-vous… C’est cette histoire de somnifère qui m’a permis de tout comprendre… Drouin, ou plutôt Jean Larcher, puisque tel est son nom, n’avait pas du tout besoin de drogue pour dormir… Seulement, Jo a dû retrouver sa trace… Sans doute lui a-t-il écrit pour lui annoncer son arrivée… Ou alors Larcher l’a vu rôder dans le pays… Il a eu peur de sa visite, peur surtout qu’au cours de cette visite vous appreniez tout…
« Il est venu me trouver, m’a demandé une ordonnance pour un somnifère pouvant se diluer dans un liquide… Autrement dit, pouvant être administré à quelqu’un à son insu…
— J’ai trouvé que le vermouth était amer, dit-elle. Il m’a répondu qu’il y mettait un fortifiant. Certains soirs, il insistait pour m’en faire boire une assez grande quantité et, le matin, je me réveillais avec peine…
— Les soirs de visite de Jo !… Vous devez comprendre que, pour cette canaille, le secret qu’il détenait était une aubaine, et il comptait bien en vivre… Les séances devaient être orageuses… Il devait exiger des sommes que votre amant ne pouvait lui fournir…
— C’est exact… Par la suite, j’ai tout entendu…
— À cause de moi ! En vous parlant du sommeil de Jean, je vous ai mis la puce à l’oreille…
— Je le trouvais déjà changé !
— Vous avez fouillé dans ses affaires. Vous avez trouvé le somnifère. Vous avez compris pourquoi le vermouth avait un drôle de goût et pourquoi vous dormiez si fort après en avoir bu… Alors vous avez remplacé le somnifère, dans la boîte, par du bicarbonate de soude… Et vous avez caché le vrai somnifère dans vos chemises…
— On l’a trouvé ? s’étonna-t-elle candidement.
— Vous avez donc assisté à des entrevues entre Jo et votre ami…
— Deux entrevues… Sans compter la dernière… Ils me croyaient endormie… Je sentais bien que cela finirait mal… Je ne voulais pas dire à Jean que je connaissais son secret… J’essayais de le décider à partir avec moi très loin, mais il chérissait notre petite maison, où nous étions si heureux… Il espérait que l’autre se lasserait… Hier !… Car c’était hier !… Il me semble maintenant qu’il y a un siècle… Jo est venu… Ils se sont disputés… Jean déclarait qu’il ne donnerait pas un sou, que le peu d’argent qu’il possédait avait fondu…
« L’autre ricanait, lui conseillait de tout avouer à ses parents, qui, selon son expression, « casqueraient »…
« Ils en sont venus aux mains… Jo a sorti un couteau de sa poche… Jean, qui est plus fort qu’il ne paraît, est parvenu à s’en saisir, et c’est lui qui a frappé…
« J’ai tout entendu… Une affreuse nuit… Les allées et venues dans le jardin… Il me croyait endormie… Il est parti au petit jour…
— Et il m’a téléphoné, interrompit le Petit Docteur, pour que je vienne vous réveiller. Il croyait avoir forcé la dose. Il avait peur pour vous. En outre, si on découvrait le cadavre, vous étiez hors du coup par le fait que je vous avais trouvée sous l’influence d’un soporifique.
Il alla ouvrir brutalement la porte et trouva Anna, qui écoutait derrière.
Il ne dit rien, se contenta de froncer les sourcils, revint et alluma machinalement une cigarette.
— Vous permettez ?
— Si vous voulez m’en donner une…
— Comme médecin… Enfin ! Vous connaissez le point de départ de tout mon raisonnement. Du moment qu’il me téléphonait, c’est que je devais trouver quelqu’un à la Maison-Basse. Et du moment qu’il n’y avait personne…
— J’étais partie derrière lui… Je voulais le protéger, l’aider… À Rochefort, il m’a vue…
— Et il est devenu fou d’angoisse ! Lui qui avait tout fait pour ne pas vous compromettre ! Voilà que vous n’étiez plus endormie, que vous deveniez par le fait sa complice !
— C’est ce qu’il m’a dit… Il m’a tout avoué, tout raconté… Voilà deux ans, il s’était mêlé à quelques mauvais garçons… On l’avait persuadé de participer à un coup de main, celui de la rue Fontaine, et il ne devait pas y avoir de sang versé… C’est la vérité que c’est lui qui a tiré, sans s’en rendre compte, quand la bagarre a éclaté… Et, dès qu’il a été pris, Jo a commencé à le faire chanter… Jean devait payer son avocat, lui envoyer des douceurs en prison, voire entretenir la maîtresse du boxeur…
« Il m’a rencontrée… Il voulait échapper au cauchemar… Il se doutait qu’à sa libération Jo deviendrait encore plus exigeant… Il a réuni une petite somme et nous sommes venus nous terrer ici…
— Vous n’avez pas faim ? demanda soudain le Petit Docteur qui avait l’estomac barbouillé par tout ce qu’il avait bu…
— Je n’y pense pas… Je pense à Jean qui est sur la route et qui compte les kilomètres…
— Vous avez naturellement proposé de partir avec lui…
— Il n’a pas voulu… Il prétend qu’un homme seul peut se cacher, mais un couple passe difficilement inaperçu… Alors, pour que je sois en sûreté, il a pensé…
— À vous mettre à l’abri du secret professionnel… À vous faire une blessure quelconque, pour que je sois obligé de vous accueillir et de vous cacher pendant un certain temps…
— C’est exact… Tout de suite après le coup de téléphone, il s’est fait couper la barbe…
— Rue de la Mésange…
— Vous savez cela aussi ?
Il ne put contenir un sourire de naïf orgueil. N’avait-il pas le droit d’être fier de lui ? À cette même heure, le substitut, le commissaire et toute la clique ne savaient rien, rien de rien, sur cette affaire.
Et lui, le Petit Docteur, était là, en tête à tête avec la jeune femme que tous recherchaient. En comptant les kilomètres et la vitesse moyenne d’un cycliste, il aurait pu dire à quel endroit exact de la route de Bordeaux se trouvait actuellement l’homme dont le signalement était donné à toutes les gares.
Il aurait pu… Ce serait drôle !… envoyer au solennel commissaire des poils de sa barbe !
Et la montre !…
Il s’émerveillait. Il en oubliait sa malade, qui ne savait où mettre les cendres de sa cigarette. Il s’en avisa et se précipita avec un cendrier.
— Merci… Si… je touche du bois… s’il arrive au Chili, il trouvera sûrement à gagner sa vie… Dès qu’il aura assez pour mon voyage… même si je dois voyager comme émigrante…
Elle avait été trop brave jusque-là. Cela ne pouvait durer, et, en effet, ses lèvres se soulevèrent, une moue se forma et elle éclata en sanglots.
Elle se cachait le visage. Elle ne pensait qu’à Jean. Elle répétait, en hachant les syllabes :
— C’est un bon garçon… Si vous saviez !… Si vous le connaissiez comme moi… Il a été entraîné… Il n’a pas voulu se dégonfler… Puis, une fois dans l’engrenage… J’aurais voulu que vous entendiez cette brute de Jo lui parler de la guillotine en lui disant :
— Tu iras, mon petit !… Tu iras mettre ta jolie petite tête dans la lunette !… Et qui est-ce qui sera au premier rang de la foule ?… L’ami Jo !… L’ami Jo, qui, cette fois, rigolera un bon coup…
Ce fut la crise de nerfs, et le Petit Docteur dut ouvrir la pharmacie pour y prendre des sels.
— Calmez-vous… calmez-vous, je vous prie !… Je vous assure qu’il ne lui arrivera rien… Demain, à cette heure-ci, il sera déjà loin en mer… Comme il s’agit d’un bateau sud-américain, l’extradition n’existe pas…
— C’est ce qu’il m’a juré… Mais je me demande si c’est vrai…
Au fait, qu’est-ce qu’il lui prenait, au Petit Docteur, de tenir ainsi la main moite d’une jeune femme à l’épaule nue ? Et de lui parler de cette voix attendrie ! Et de s’occuper avec tant de sollicitude du sort d’un homme qu’il connaissait à peine ?
Et qu’est-ce qu’Anna devait penser, dans sa cuisine ? N’empêche qu’il prononçait le plus sérieusement du monde :
— Vous verrez que vous le retrouverez !
Et c’est tout juste s’il ne l’endormait pas dans ses bras !