II

D’un ménage où l’accord ne semble pas être parfait et des petits larcins de l’Amiral


— Je préférerais que vous me laissiez seul avec elle, monsieur Jean… Je suppose qu’à cette heure vous avez du travail à la cuisine…

Le Petit Docteur s’était accoudé à la caisse et regardait de très près Angèle, qui paraissait toute jeunette, mais qui ne respirait pas davantage la gaieté que le patron.

— Cette lettre est bien de l’écriture de votre mari, n’est-ce pas ?

— Oui…

Elle était effrayée. Elle essayait de comprendre.

— Il m’a attiré ici par ce moyen pour m’occuper de votre oncle… Cela vous surprend ?…

— Je… je ne sais pas…

— Je suppose que vous vous entendiez bien tous les trois ?

Il savait déjà le contraire. Il n’y avait qu’à la regarder !

— On s’entendait, oui ! soupira-t-elle.

— Sauf quand on se disputait…

— Ils se disputaient quelquefois…

— Pourquoi ?

— D’abord, parce que mon oncle n’aimait pas les Lyonnais et qu’il prétendait que mon mari parlait « pointu », ce qui, dans le Midi, est mauvais pour la clientèle… Mais ce n’est pas la faute de Jean s’il n’a pas l’accent !… Puis la brandade, où mon mari ne mettait pas assez d’ail… Puis des tas de petits détails…

— Votre mari, de son côté, devait reprocher à l’Amiral de lui coûter trop cher… C’est bien cela ?

— Peut-être un peu…

— Il y a eu entre eux des scènes violentes ?

— Pas violentes… Des scènes… Surtout à cause de la caisse. Elle se retourna pour s’assurer que Jean n’était pas à écouter par l’entrebâillement de la porte de la cuisine.

— C’est d’abord moi qui ai pris l’algarade… En semaine, il ne vient presque personne, mais le dimanche il nous arrive de servir vingt et trente couverts… Cela fait de l’argent qui rentre…

— Il en manquait souvent ?

— Comment le savez-vous ?… Il en manquait presque tous les dimanches, et toujours c’était un billet de cent francs… D’abord, mon mari, qui est terriblement jaloux a cru que je prenais cet argent pour le passer à un amant… Moi qui ne quitte pour ainsi dire jamais la maison !… Même si je le voulais, peuchère…

Un profond soupir ! Décidément, le ménage n’était pas heureux ! Peut-être la petite Mme Angèle n’aurait-elle pas été fâchée de se consoler avec un beau gars de son pays.

— Un soir, il a surpris mon oncle qui glissait la main dans le tiroir…

— J’imagine la scène !

— Mon pauvre oncle n’osait rien répondre ! Lui que tout le monde respecte dans la ville, il était honteux comme un enfant pris en faute et il ne disait rien…

— Vous ne savez pas ce qu’il faisait de cet argent ?… Je vais vous poser une question délicate… Est-ce que l’Amiral était encore assez vert pour courir après des jeunesses ? Vous me comprenez ?…

— Oh ! Non… Il y a longtemps que cela lui a passé… Manger, boire, jouer à la manille et regarder la partie de boules, oui… Mais pour le reste…

— La lettre que vous venez de recevoir est bien de son écriture ?… Vous êtes certaine que celle-ci n’a pas été imitée ?…

— On n’aurait pas pu l’imiter aussi bien…

À cet instant, Nine, la petite bonne, mit en marche l’appareil de TSF, à l’aide duquel on espérait sans doute attirer les clients. Mais Angèle fronça les sourcils. L’appareil, en effet, n’émettait que des sons cacophoniques et des sifflements.

— Nine ! Je vous ai déjà dit de ne pas faire marcher la radio tant que l’appareil ne sera pas réparé… L’électricien n’est pas encore venu ?…

Elle soupira, lasse, et dans cette maison chacun semblait accablé de lassitude !

— Voilà quinze jours que l’électricien doit venir réparer le poste et on ne l’a pas encore vu… Par contre, il est tous les après-midi à jouer aux boules sur le mail… Nine ! Voyez terrasse…

Un couple en tandem venait de s’asseoir à la terrasse et la femme avait pris un coup de soleil qui donnait à son visage un teint ardent de tomate mûre.

— Deux limonades, deux !

— Dites-moi, madame… Depuis la disparition de l’Amiral, il n’y a plus eu de trous dans la caisse ?

— Non… Pas depuis…

— Votre oncle n’avait pas d’amis dans la rue ?

— À part un, M. Béfigue, le pharmacien… Mais il y a déjà trois semaines qu’il est dans une clinique de Marseille à la suite d’un accident d’auto…

— L’Amiral n’avait donc aucune raison d’entrer dans une maison de la rue Jules-Ferry ?

— Sauf le bureau de tabac… Il ne faisait qu’entrer et sortir… Il savait qu’on l’attendait sur le mail… Vers cinq heures et demie, il y a tous les jours la grande partie, celle des champions… Et c’était mon oncle qui arbitrait… Il était secrétaire de la Société bouliste des joyeux garçons…

Elle regardait toujours autour d’elle avec inquiétude. Son mari, las d’attendre, émergeait de la cuisine surchauffée et s’épongeait le visage avec une serviette.

— Elle vous a appris des choses intéressantes ? Savez-vous ce qui me déroute le plus ? J’y pense depuis que je suis à mon fourneau. À propos, ce soir, vous aurez une alose farcie… Ce qui me déroute le plus, c’est cette lettre… On dirait que l’assassin vous a vu arriver, ou qu’il a su que vous viendriez, et qu’il a essayé de vous faire repartir… Si mon oncle était vraiment à la campagne – où il n’allait jamais ! – comment la lettre, qui a été postée aujourd’hui, aurait-elle été mise dans la boîte du mail… Hein ?… Répondez à cela, vous !

Il se retourna vivement. Quelqu’un entrait, s’asseyait près d’un ventilateur, à une place qu’on devinait être la sienne.

— Ah ! Vous voilà, vous, commissaire ?… Vous allez encore prétendre que je me fais des idées, n’est-ce pas ?… Le commissaire portait un complet d’alpaga, un chapeau de paille, et fumait une longue pipe au mince tuyau.

— Je n’ai encore rien dit… Et d’abord je voudrais boire un pastis bien frais… Pas du pastis du rayon, hein !… De l’autre, celui qui est en dessous du comptoir…

Autrement dit, le pastis interdit par la loi.

— C’est vrai que vous avez reçu une lettre de l’Amiral.

— Comment le savez-vous ?

— N’est-ce pas notre métier de tout savoir ?… Même des choses que les autres ignorent encore… Par exemple, qu’on a retrouvé les effets et les valises de l’Amiral dans la rivière…

Angèle sursauta.

— Mon oncle est noyé ?

— Je n’ai pas parlé de votre oncle, mais des valises et des vêtements qui ont disparu de sa chambre quelques jours après lui…

— Et les vêtements qu’il portait ?

— On ne les a pas encore retrouvés… répliqua cyniquement le commissaire de police. Sans doute qu’il les a toujours sur lui… Seulement, je vous préviens… Dans deux ans, je dois prendre ma retraite… Eh bien ! Celui qui se moquera de moi n’est pas encore né…

Une menace ? On pouvait le croire. À qui s’adressait-elle ? C’est ce que le Petit Docteur s’efforça de deviner, mais il n’y parvint pas.

— Je ne vois pas pourquoi on se moquerait de vous ! soupira M. Jean.

Alors Dollent préféra aller prendre l’air, surtout que l’horloge marquait cinq heures, l’heure à laquelle, une semaine plus tôt, l’Amiral avait quitté la maison.

Le trottoir qu’il suivait était en plein soleil. Il regarda un instant l’énorme gibus rouge suspendu dans les airs et qui servait d’enseigne au chapelier, et il aperçut dans la boutique un petit monsieur à barbiche à qui rien de ce qui se passait dehors ne pouvait échapper.

Puis trois maisons particulières. Puis l’étroite vitrine de la mercerie où l’on vendait du tabac et des journaux. Il entra.

— Un paquet de Gitanes…

Par contraste avec le dehors, il faisait sombre comme dans une cave. Un jeune homme tendit le bras et attrapa un paquet jaune. Autour de lui, c’était le décor traditionnel : des journaux illustrés, des quotidiens rangés sur des fils de fer, des boîtes avec du coton à broder, des pelotes de laine, le comptoir grillagé avec le tabac, les timbres, les dixièmes de la Loterie nationale et, dans un coin, des sucettes en sucre et d’autres bonbons pas chers pour les enfants.

— Il vous revient encore trente centimes…

Le jeune homme fouillait dans le tiroir, posait la monnaie sur le comptoir…

Cinq maisons plus loin, une plaque de cuivre : Assurances. Puis, à côté, le panonceau d’un huissier.

À croire que tout le monde dormait dans cette rue !

Une devanture noire, un bocal vert à droite, un jaune à gauche et une porte au milieu : la Pharmacie Béfigue, spécialité d’ordonnances.

Elle était ouverte malgré l’accident de M. Béfigue, qui était toujours à Marseille. Et il en sortait des bouffées de musique émanant d’un appareil de TSF.

Sur le seuil, un jeune homme d’une vingtaine d’années, aux lunettes cerclées d’écaille, semblait tout fier de la blouse blanche qui lui donnait vaguement l’air d’un médecin dans une clinique.

Pas un recoin dans la rue. Pas une palissade, pas un terrain vague. Des maisons encore, l’échoppe d’un cordonnier qu’on voyait tirer son alène, une épicerie qui vendait aussi des légumes.

Enfin, à cent mètres du mail où, dans le bleu de l’ombre, tranchaient les chemises blanches des joueurs de boules, un bâtiment un peu plus important : Distillerie provençale…

Cinq minutes plus tard, le Petit Docteur, fumant cigarette sur cigarette, semblait suivre avec une attention soutenue la partie de boules à laquelle il ne comprenait rien.

Le mercredi précédent, l’Amiral n’était pas arrivé jusque-là ! La rue Jules-Ferry n’était pas longue, et pourtant il n’en avait pas atteint le bas !

Pas un endroit où se cacher ! Impossible de passer inaperçu, surtout pour un homme connu de toute la ville. Et, malgré tout…

Avec ses parties de lumière éclatante et ses parties d’ombre presque violette, avec le tronc clair des platanes et le léger frémissement des feuilles, l’éclat des chemises et cette sorte de vie au ralenti qu’impose la chaleur, la petite ville, vue d’où il était, apparaissait comme un décor de Carmen.


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