IV
Où le Petit Docteur ne possède que des « bases solides » pour arriver à un résultat
Combien de fois avait-il répété ce mot :
— Une base solide, une seule, et, si on ne déraille pas, si on ne lâche pas le fil, on arrive automatiquement à la vérité…
S’il avait appartenu à la PJ, ses collègues l’auraient sans doute appelé M. Base-Solide !
Ou encore M. Dans-la-Peau, à cause d’une autre locution favorite :
— Se mettre dans la peau des personnages…
Il répugnait, cette fois, à se mettre dans la peau des hôtes du château aux chiens roux, lesquels chiens, renfermés sur l’ordre de ces messieurs de la police, glapissaient sans relâche.
Les bases solides… Voyons…
1° M. Mordaut ne mettait aucun obstacle à l’enquête du Petit Docteur et insistait pour le garder chez lui ;
2° Ernestine était solide, vigoureuse, et comptait vivre cent deux ans comme sa grand-mère ; elle faisait tout pour ça et était hantée par le spectre de la maladie ;
3° Ernestine affirmait que sa nièce n’était pas la maîtresse de M. Mordaut ;
4° Rose était, elle aussi, « saine comme un brochet », et avait un amoureux ou un amant dans les troupes coloniales ;
5° Rose prétendait, elle aussi, qu’elle n’était pas la maîtresse du patron ;
6° M. Mordaut subissait un commencement d’empoisonnement lent par l’arsenic ;
7° Ernestine, comme deux des trois femmes mortes, avait une assurance vie au bénéfice du châtelain.
— Vous voulez que je vous dise le fond de ma pensée ?… C’était Ernestine maintenant qui, dans le salon mal éclairé, répondait aux enquêteurs.
— Le docteur qui est ici vous confirmera que je n’aime pas parler mal des gens… Cet après-midi encore, il m’a questionnée, et je n’ai pas voulu être méchante… D’autant plus que je n’avais pas de preuve… N’empêche que nous n’étions que quatre ici à avoir pu empoisonner ces pauvres dames… M. Hector ne compte plus, puisqu’il est mort… Nous ne restons donc que trois… Eh bien ! Moi, je prétends que mon patron était devenu à peu près fou… Quand il a compris qu’il serait pris, il a préféré en finir… Mais, comme c’était un vicieux, un homme qui ne faisait rien comme les autres, il a voulu que rien ne reste derrière lui de ce qui avait été sa maison…
« Sans ce pauvre M. Hector, qui a bu le rhum, nous serions tous morts à l’heure qu’il est, y compris le docteur…
Cette idée, chaque fois, faisait passer un frisson dans le dos de Dollent. Penser que, le lendemain, cette même maison n’eût été peuplée que de cadavres…
Et encore ne les aurait-on pas découverts tout de suite, personne ne sonnant depuis longtemps à la grille du château…
Qui sait si les chiens affamés…
— Vous n’avez rien à dire ? demandait le juge d’instruction à la Rose, qui regardait fixement le plancher.
— Rien.
— Vous n’avez rien remarqué d’anormal ?
Elle épia le Petit Docteur et eut une hésitation. Qu’est-ce que cela signifiait ? Qu’est-ce qu’elle hésitait à avouer ?
— Si quelqu’un a pu remarquer dans le château quelque chose d’anormal, c’est le docteur…
Si quelqu’un a pu remarquer…
Si quelqu’un…
Dollent en était devenu tout rouge. À quoi faisait-elle allusion ? Comment pouvait-elle savoir qu’il avait remarqué ?…
— Expliquez-vous clairement, fit le magistrat.
— Je ne sais rien… J’ai dit simplement que le docteur, qui s’y connaît, a fait une enquête sérieuse… S’il n’a rien remarqué, c’est que…
Elle n’acheva pas.
— C’est que ?
— Rien… Je croyais que, quand on se donnait la peine d’ausculter tout le monde…
Eh ! Oui, parbleu, qu’elle avait raison ! Comment n’y avait-il pas songé plus tôt ?
— Monsieur le juge, balbutia-t-il en s’approchant de la porte, je désirerais vous parler un moment en tête à tête…
Ce fut dans le couloir, aussi mal éclairé que les autres pièces.
— Je suppose… J’espère que vous en avez le pouvoir… Il est encore temps… Si un commissaire part en voiture…
Il avait fini son travail. Le déclic s’était produit. Et, comme toujours, cela s’était fait d’un seul coup.
Des éléments épars… Des petits points lumineux dans le brouillard… Puis, soudain…
Il savait maintenant pourquoi il y avait mis tant de temps ! C’est que, dans cette maison des poisons, il n’avait rien osé boire pour se fouetter l’esprit.