I

Où le comptable Georges Motte a de bonnes raisons de se croire un homme irrésistible, et où il va à un rendez-vous peu banal


Une première fois, Anna avait relancé le Petit Docteur dans une ferme qui avait le téléphone, et où il soignait un vieillard gâteux.

— Allô ! C’est Monsieur ?… Ici, Anna… Il y a dans la salle d’attente quelqu’un de très pressé…

— Il est blessé ?

— On ne voit rien…

— Il est malade ?

— Peut-être à l’intérieur… En tout cas, il ne tient pas en place… Il m’a dit comme ça de vous toucher coûte que coûte au téléphone, parce que c’est une question de minutes…

— Bon ! Je vais venir…

Il ne se pressa pas pour autant. Il avait l’expérience des malades qui vous appellent de toute urgence et parfois vous font relever la nuit parce qu’ils saignent du nez ou qu’ils se sont découvert un petit bouton sur la fesse.

Une heure plus tard, Anna le rappelait, cette fois chez un marchand de grains où il y avait une rougeole.

— Il me rend folle à force de s’agiter… Je crois que si vous le laissez encore attendre longtemps, il fera un malheur…

— J’arrive…

Et il arriva tranquillement chez lui, en effet, au doux ronron de Ferblantine, une bonne heure après. Il n’avait pas encore ouvert la porte de son cabinet qu’un homme surgissait, les yeux égarés, et le Petit Docteur comprit qu’Anna eût été impressionnée.

Sans doute n’avait-il jamais vu quelqu’un dans un tel état de nervosité et, en l’observant, on commençait seulement à comprendre le mot épouvante. L’homme était épouvanté, au sens littéral du mot. En même temps, il était à bout de nerfs, au point qu’il ne contrôlait plus les expressions de son visage, et que ses traits se convulsaient comme sous l’effet de tics.

— C’est vous ? Questionna-t-il à brûle-pourpoint, étonné peut-être de voir devant lui un homme si petit et si simple.

— Docteur Dollent, oui…

— C’est bien vous qu’on appelle le Petit Docteur, n’est-ce pas ? Et qui faites des enquêtes…

— C’est-à-dire que…

— Fermez la porte, docteur, je vous en supplie. Vous êtes sûr qu’on ne peut pas nous entendre ? Et vous croyez que votre domestique est capable de se taire, d’oublier qu’elle m’a vu, de m’oublier pour toujours ? J’arrive de Paris. J’ai voyagé toute la matinée. Et la nuit dernière, je l’ai passée à errer dans les rues… Je ne me souviens pas d’avoir mangé. Je ne sais pas… Cela n’a pas d’importance…

Dollent prit dans sa pharmacie un flacon de cognac et en versa un verre à son étrange visiteur, espérant le calmer quelque peu.

— Mon aventure est inimaginable… Jamais, je crois, il n’est arrivé à un homme une chose pareille… Hier, j’étais heureux… J’étais un garçon sérieux, bien vu de mes chefs, marié, bientôt père de famille…

— Un instant… Vous ne croyez pas que vous feriez mieux de procéder par ordre ?

Même calme, on l’aurait remarqué, d’abord à cause de sa taille, qui était fort au-dessus de la moyenne, mais surtout à cause de ses cheveux d’un roux ardent et de son visage piqueté de taches de rousseur. Quant à ses yeux, ils étaient aussi bleus que des myosotis…

— Avec ordre, oui… J’essaie… Je vous demande pardon. Vous êtes sûr que personne n’écoute à la porte ?

— Certain…

C’est du contraire qu’il était certain, car Anna, après avoir vu un pareil phénomène, était incapable de contenir sa curiosité.

— Par ordre… Mon nom… Georges Motte… Comme une motte… vingt-huit ans… marié depuis deux ans… comptable dans une compagnie d’assurances de la rue Pillet-Will, près des grands boulevards… Est-ce que je vous ai dit que j’ai fait construire un pavillon à Saint-Mandé, et que c’est là que j’habite ?… À crédit, bien entendu… J’ai quinze ans pour le payer… Où en étais-je ?

Et on voyait nettement ses genoux qui tremblaient, ses lèvres qui devenaient sèches.

— Hier… Mon Dieu ! Quand je pense que c’était seulement hier ! Quelle heure est-il ?… Cinq heures ?… Qui sait si à cette heure le concierge n’a pas découvert…

— Découvert quoi ?

— Le cadavre… Vous ne comprenez pas ?… Je vous demande pardon… Je voudrais tout vous dire à la fois, et je m’embrouille… Hier, à cette heure-ci, tenez, car nos bureaux ferment à cinq heures, j’étais sur les grands boulevards… Avant de prendre le train pour rentrer chez moi, j’ai l’habitude de manger un morceau dans un bar automatique du coin de la rue Drouot… Vous connaissez ?… Je suis gros mangeur… Déjà quand j’étais tout petit…

« J’étais là à cinq heures, comme les autres jours… Je mangeais un sandwich au pâté en regardant autour de moi, sans penser à rien… Et je m’aperçois tout à coup qu’une femme me considère en souriant…

« Ne me prenez surtout pas pour un homme à femmes… Jusqu’ici, la mienne me suffisait…

« Mais celle-là !… Je me suis tout de suite demandé ce qu’elle faisait dans un bar aussi démocratique… Je suppose que vous allez parfois au cinéma ?… Vous avez vu les grandes vedettes américaines, les vamps, comme ils disent…

« Eh bien ! Docteur, je venais de tomber sur une vamp !…

Jean Dollent se demandait avec inquiétude s’il devait éclater de rire ou écouter sérieusement son interlocuteur.

— Que vous a-t-elle fait ? Questionna-t-il mi-figue, mi-raisin.

— En moins d’une heure, elle m’a fait oublier qui j’étais, ce que j’étais… Je ne sais même plus comment nous nous sommes adressé la parole, mais quelques minutes plus tard nous étions attablés tous les deux à la terrasse d’un grand café… Il faisait chaud… Je n’ai jamais vu les boulevards aussi beaux… Je crois que j’ai oublié de vous dire qu’elle avait un accent étranger… De quel pays ? Je n’en sais rien… Je n’ai pas la bosse des langues… Et, quoique chic, elle n’était pas non plus habillée tout à fait comme une Parisienne…

« Elle était très belle, très mystérieuse… Quand elle me regardait et que voyais s’entrouvrir ses lèvres un peu humides, je sentais que j’étais capable de tout pour…

« Nous avons pris un taxi… Elle voulait faire avec moi le tour du bois de Boulogne… Le soleil déclinait, très rouge…

J’ai senti sa main dans la mienne, son corps contre le mien… J’ai voulu me pencher, l’embrasser…

« — Ce soir… a-t-elle murmuré.

« — Je vous verrai ce soir ?

« — Toute la nuit, si vous êtes sage…

« Est-ce croyable, docteur ? Est-ce que vous pensez que je suis capable d’inspirer une passion aussi soudaine ?

« Hélas ! Moi, je l’ai cru !…

« — Je ne suis pas aussi libre que je le voudrais… m’a-t-elle alors confié. Trop de gens s’intéressent à moi… Il faut que nous soyons très prudents…

« Qu’est-ce que je dois faire ?

« — À huit heures, ce soir, à huit heures exactement, vous entrerez au 27 bis, rue Bergère… Ce n’est pas loin de l’endroit où nous nous sommes rencontrés.

« — Je connais…

« — J’espère que la concierge ne vous verra pas… Mais, si elle vous demandait où vous allez, vous répondriez : « Chez M. Lavisse…»

Georges Motte avait enfin adopté un débit moins haché, et le Petit Docteur pouvait l’examiner à loisir.

… Elle a continué :

« — C’est un des locataires de la maison… Comme il reçoit beaucoup, on ne fera pas attention… Vous monterez au sixième… Prenez cette clé… C’est celle de mon appartement… Vous entrerez et, si je n’étais pas arrivée, vous m’attendriez…

— Vous y êtes allé ? Questionna le Petit Docteur, les sourcils froncés. Cela ne vous a pas paru bizarre ?

— J’ai cru au coup de foudre… Méprisez-moi… Moquez-vous de moi… C’est la vérité… J’ai téléphoné à ma femme, ou plutôt à la crémière qui habite à côté, car nous n’avons pas le téléphone, que j’avais du travail supplémentaire au bureau et que je ne rentrerais pas de la nuit…

« Ensuite, j’ai marché dans les rues de Paris, en regardant l’heure à toutes les horloges électriques… J’étais comme fou… Je me croyais le plus heureux des hommes.

« À huit heures, exactement, je me suis présenté au 27 bis de la rue Bergère… La concierge était sur le pas de sa porte, à tricoter, comme dans une rue de province…

« — Pour M. Lavisse !… lui ai-je lancé en passant.

« J’ai bien vu qu’elle me regardait avec curiosité, mais je n’y ai pas pris garde… Dans l’escalier, j’ai rencontré deux autres locataires qui sortaient, un jeune couple qui devait aller au cinéma… Ils m’ont regardé aussi… Avec mes cheveux roux, j’ai l’habitude qu’on me regarde…

« J’ai ouvert la porte au sixième… Je n’ai vu personne…

Je n’osais pas trop avancer… J’étais déjà moins fier… Je ne sais pas de quoi j’avais peur, mais le fait est que j’avais un peu peur…

« Après l’entrée, il y avait un salon bien en ordre, un salon curieux, plein de meubles étranges, des meubles chinois, si je ne me trompe pas… Beaucoup de bibelots aussi… Puis encore des vitrines et des bibelots dans une autre pièce dont la porte était ouverte…

— Vous avez fait le tour de l’appartement ? Questionna le Petit Docteur, qui ne riait plus.

— Je l’avoue… Petit à petit… Comme il ne venait toujours personne, je jetais un coup d’œil ici, un coup d’œil là… Il y avait six pièces, plus une cuisine, et dans toutes des meubles curieux, pas seulement chinois, mais d’autres pays, et des meubles anciens, des christs sculptés, des lanternes, des armures… Si ça avait été au rez-de-chaussée, je me serais cru dans les magasins d’un antiquaire…

« J’ai commis une action dont je ne me serais jamais cru capable, car je suis plutôt un timide… Il y avait une bouteille d’alcool sur une table, et un plateau avec des verres… Je me suis versé à boire… Puis j’ai attendu… Neuf heures… Dix heures…

« J’aurais préféré être chez moi, à Saint-Mandé. Je pensais à ma femme, qui aura un bébé dans trois mois… Je me disais :

« — Si elle n’est pas ici dans dix minutes…

« Puis, je lui accordais encore dix minutes… Et ainsi de suite… Et soudain, j’ai entendu un soupir…

« Un vrai soupir, comme en pousse quelqu’un qui se réveille… J’ai regardé autour de moi : personne… J’ai été pris de panique… J’ai failli m’enfuir… Mais alors, il m’a semblé qu’un homme parlait d’une voix trouble…

« Je ne suis pas particulièrement brave… Mais la voix venait de derrière une porte, une porte de placard… J’ai ouvert, et je me demande encore comment je n’ai pas crié…

« Dans le placard, il y avait un homme, un vieillard, tout plein de sang, les yeux ouverts, la bouche entrouverte aussi…

« Quand la porte a cédé, il a roulé sur le tapis… J’ai vu nettement sa main s’entrouvrir, ses doigts se crisper… Puis ses doigts sont devenus raides… Les yeux n’ont plus bougé… J’ai compris qu’il venait de mourir, là, devant moi, et que tout le temps que j’avais attendu il était en agonie sans que je m’en doute…

— Buvez ! Prononça tranquillement le Petit Docteur en remplissant son verre.

— Qu’est-ce que vous en pensez ?… N’est-ce pas incroyable ?

— Incroyable, en effet…

— Je n’ai plus songé qu’à m’enfuir… J’ai quitté l’appartement, et je ne sais plus si j’ai laissé la clé dans la serrure… En bas, la porte était fermée… J’ai appelé… J’ai dû appeler longtemps… Puis une lampe s’est allumée… Un guichet s’est ouvert, et deux gros yeux endormis m’ont regardé avec stupeur.

« — Ah ! C’est vous… a enfin murmuré la concierge.

« Elle a pressé sur un bouton… Un déclic… La porte s’est ouverte, et je me suis trouvé dans la rue… Je suis sûr qu’un agent s’est retourné sur moi… J’ai marché, marché… Et je pensais… Et je me disais que la concierge m’avait vu entrer à huit heures, sortir à minuit… Et qu’elle ne manquerait pas de donner mon signalement…

« J’étais très lucide… Je n’imaginais pas qu’on puisse être aussi lucide à des moments comme ceux-là… Je me souvenais de la bouteille et du verre, sur la table… Est-ce que je n’y avais pas mis mes empreintes digitales ?… Et sur les boutons des portes, sur tous les objets que j’avais maniés ?…

« Qui me croirait quand je raconterais l’histoire ?… Pour tout le monde, n’était-ce pas moi l’assassin du vieux monsieur que je ne connais même pas ?

« J’étais comme fou… Je n’avais plus de train pour Saint-Mandé, heureusement… Cela m’a donné le temps de réfléchir pendant que je marchais dans les rues de plus en plus désertes… Combien de kilomètres ai-je parcourus ?

« Il y a de curieux hasards dans la vie… Le matin, justement, de ce jour-là, un collègue du bureau parlait de vous… Il racontait je ne sais quelle enquête, et je lui ai dit, je vous demande pardon :

« — Je n’aime pas beaucoup les détectives…

« — Le Petit Docteur n’est pas un détective… a-t-il riposté. C’est un déchiffreur d’énigmes, ce qui est différent.

« Cela m’est revenu, la nuit… Je suis allé à la gare d’Orsay, et je me suis informé des trains pour La Rochelle… J’ai écrit un mot à ma femme, disant que mes chefs m’envoyaient faire une inspection en province, ce qui est déjà arrivé une fois… Puis j’ai écrit à mon chef de bureau qu’un décès dans la famille…

« Bref, je suis ici… Je ne sais si les gens m’ont remarqué pendant le voyage… Je n’ai pas osé acheter les journaux… Il est évident que d’une heure à l’autre toute la police sera sur la piste d’un homme roux…

« Et cet homme roux, c’est moi ! Moi qui joue ma tête pour une aventure que… une aventure qui…

— Une aventure qui… en effet ! fit assez comiquement le Petit Docteur en se grattant la tête. Qu’est-ce que vous comptez faire ?

— Me cacher jusqu’à ce que vous ayez découvert la vérité… Je ne suis pas riche, je vous l’ai dit… Mais j’ai une assurance vie sur laquelle je peux emprunter jusqu’à dix mille francs…

— Il n’est pas question de cela, mais de vous.

Quelle idée l’homme roux se faisait-il du métier du Petit Docteur ? Toujours est-il qu’il prononça candidement :

— Pendant que vous irez faire votre enquête, je ne pourrais pas rester ici ?… En payant ma pension, bien entendu… Et le Petit Docteur réfléchissait, déclarait soudain :

— À une seule condition… C’est que vous vous tiendrez dans la chambre que je vous désignerai, et que vous n’essaierez pas d’en sortir… D’ailleurs, je ne vous cache pas qu’Anna aura pour mission de vous enfermer à clé…

— Pourquoi ?

— Parce que ! C’est à prendre ou à laisser… Vous avez une photo de vous ?

— J’en ai une sur une carte d’identité…

— Donnez…

— Vous n’allez pas me livrer à la police, docteur ? Remarquez que je suis venu de mon plein gré, que je vous ait tout dit, honnêtement, et que…

— Venez…

Il monta au premier étage, fit entrer son hôte dans une chambre qui servait parfois de chambre d’ami.

— On va vous monter à dîner… Surtout, ne prenez pas Anna pour une vamp de cinéma…

Pauvre garçon ! Il ne savait plus s’il devait se réjouir ou être terrifié, s’il devait remercier ou se fâcher.

— Dès que j’aurai des nouvelles, je vous les téléphonerai… Anna apportera l’appareil dans cette pièce… Le fil est assez long…

La plus étonnée, ce fut Anna quand il descendit et qu’il lui recommanda :

— Surtout, il ne faut pas le laisser sortir… À aucun prix… même s’il crie… s’il menace…

— Il n’est pas armé, au moins ?

Hé ! Hé ! Le Petit Docteur ne devait pas être si rassuré que ça, puisqu’il retourna dans la chambre et pria son nouveau locataire d’étaler le contenu de ses poches.

— Merci… À onze heures, en prenant la micheline jusqu’à Poitiers et en attrapant le rapide de Bordeaux, je serai à Paris… Ayez de la patience…


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