III
Où l’histoire de Mlle Alice et de ses petits frères devient si touchante que le commissaire Lucas feint de se moucher
Pur hasard qui fit monter le Petit Docteur dans le wagon de métro où Mlle Alice avait déjà pris place ! C’était l’heure de l’ouverture des magasins et des banques. Le wagon était bondé, et la jeune fille ne vit pas le docteur, qui put l’observer à loisir.
« Je serais curieux, se disait-il, de savoir ce que peut penser une jeune fille comme elle qui a menti à la police et qui est soudain convoquée au Quai des Orfèvres…»
Cela ne devait pas être rose, en tout cas ! Contrairement à sa collègue Gaby, qui était assez pétillante, Alice était plutôt du genre mélancolique, de ces filles qui ne sont pas plus laides que d’autres, qu’on trouve même bien si on les examine en détail, mais qui prennent la vie au sérieux et qui en deviennent embêtantes.
Ce matin-là, elle avait les yeux rouges. Elle était capable, avec un caractère comme le sien, d’avoir pleuré toute la nuit. Aussi avait-elle mis sa poudre de travers, par plaques, et ses cheveux étaient-ils mal coiffés.
Elle habitait un petit logement du côté de la rue Lamarck. Avait-elle pris la peine de s’arrêter dans un bar pour avaler une tasse de café et un croissant ?
— Je ne vais tout de même pas m’attendrir… grommela le Petit Docteur en quittant le métro au Pont-Neuf.
Le temps était magnifique. On aurait voulu que le matin durât toujours, avec le même soleil mousseux comme du champagne et ce fin brouillard qui montait de la Seine. Alice marchait vite, sans se retourner. Devant le portail lugubre de la PJ, elle eut une hésitation, s’approcha de l’agent et finit par s’engager dans l’escalier poussiéreux.
Dollent la revit là-haut dans la salle d’attente vitrée et il entra chez Lucas qui l’attendait.
— Dites donc, commissaire, vous m’avez parlé hier de la bousculer… Ne soyez pas trop méchant avec elle, voulez-vous ? Elle paraît déjà si abattue…
— Faites entrer la jeune fille qui attend ! lança Lucas de sa plus grosse voix.
Il était de bonne humeur, ce matin-là. Tout le printemps de la terre entrait par ses fenêtres larges ouvertes et, chose rare, il avait mis une cravate de fantaisie, bleue à petits pois blancs. S’il jouait les croquemitaines, c’était néanmoins avec une étincelle de gaieté dans le regard.
— Asseyez-vous, mademoiselle Alice… Je ne vous cache pas que votre cas est grave, très grave, et que ce que vous avez fait pourrait vous coûter cher…
Déjà, les yeux se remplissaient d’une eau fluide… La jeune fille tapotait ses paupières de son mouchoir roulé en boule…
— Hier, lorsque vous avez été interrogée, vous n’avez pas tout dit à la police… En réalité, vous avez fait un faux témoignage, ce qui tombe sous le coup de l’article… l’article… enfin je ne sais plus quel article du code…
— Je… je pensais…
— Qu’est-ce que vous pensiez ?
— Qu’on ne découvrirait jamais nos… nos relations… J’ai été tellement bouleversée par ce terrible événement…
— Depuis quand connaissiez-vous Justin Galmet ?
— Depuis… depuis trois semaines environ…
— Et cependant vous étiez déjà sa maîtresse ?
— Oh ! Non, monsieur le commissaire… Ça, je le jure sur la tête de mes petits frères…
— La tête de…
— De mes petits frères… Il faut vous dire que je suis orpheline avec deux petits frères… Ils vont encore tous les deux à l’école… Le plus petit est à la maternelle…
— Je ne vois pas le rapport qui existe entre vos petits frères et Justin Galmet…
— Vous allez comprendre… Si ce n’était que de moi, je ne l’aurais certainement pas écouté… Ce n’était pas un homme de mon âge et il ne correspondait pas tout à fait à mes goûts…
— Pardon ! Commençons par le commencement… C’est au magasin que vous avez connu Galmet ?
— Au rayon, oui… Il venait chaque jour m’acheter un porte-mousqueton pour sa chaîne de montre… Il était très respectueux… S’il n’avait pas été respectueux, je ne l’aurais même pas écouté… Maintenant, je ne sais plus, mais je suis sûre que c’était un homme sérieux…
« Le troisième ou le quatrième jour, il m’a demandé comme ça, d’une voix timide :
— Mademoiselle, est-ce que vous êtes libre ?
« Et je lui ai répondu que j’avais mes deux petits frères, qu’à cause d’eux je ne pourrais sans doute jamais me marier…
Le Petit Docteur observa le commissaire qui, malgré lui, prenait un air bonhomme et qui eut de la peine à faire sa grosse voix.
— Bref, le troisième ou le quatrième jour, cet homme que vous ne connaissiez ni d’Ève ni d’Adam vous a fait des propositions ?…
— C’est difficile à expliquer… Il n’était pas comme les autres… Il était très doux… Il m’a avoué qu’il était seul dans la vie, qu’il avait toujours été seul…
— Tout en essayant des porte-mousquetons ?
— Non ! Il m’a invitée à déjeuner avec lui dans un petit restaurant de la chaussée d’Antin… Il m’a confié que sa vie allait changer, qu’il était sur le point de faire un héritage…
Vif regard entre le commissaire et Jean Dollent. Décidément, Justin Galmet avait la manie des héritages ! N’était-ce pas déjà ce qu’il avait annoncé jadis quand il avait quitté la Police judiciaire ?
— Il voulait se fixer à la campagne, de préférence sur les bords de la Loire… Il m’a demandé si, au cas où la maison me plairait, je consentirais à l’épouser… Et tout de suite il a ajouté que mes petits frères vivraient avec nous, qu’il serait content d’avoir d’un seul coup une famille, qu’il se chargeait de leur donner une bonne instruction…
Elle pleurait et on ne savait plus si c’était de peur, ou de chagrin, ou d’attendrissement.
— Voilà l’homme que c’était ! J’ai demandé un jour de congé pour aller avec lui voir la maison de Cléry… En chemin, il a continué à être respectueux…
« — Dans quelques jours, m’a-t-il annoncé, rien ne me retiendra plus à Paris… Nous ferons publier aussitôt les bans…
— Dites donc, mademoiselle Alice… Cela ne vous a pas paru bizarre de voir soudain votre amoureux, plutôt votre fiancé, délaisser votre rayon pour fréquenter le rayon des pantoufles et faire la cour à votre copine Gaby ?
— Le premier jour, oui, parce qu’il ne m’avait pas prévenue…
— Et après ?
— Il m’a juré qu’il ne s’intéressait pas à Gaby, qu’il ne pouvait rien me dire, mais que je devais avoir confiance… D’ailleurs, de ma place, je pouvais les surveiller…
— De sorte que cela vous a paru naturel de…
— Il ne m’avait jamais parlé de sa profession, mais, pour vous dire la vérité, je pensais que… qu’il était…
— Qu’il était quoi ?
— Qu’il appartenait à la police… Au magasin, nous en voyons beaucoup, à cause des vols… Quand j’ai compris qu’il était mort, je… j’ai tout de suite pensé à mes petits frères… Je leur avais déjà annoncé que nous allions vivre à la campagne…
Est-ce que Lucas avait vraiment besoin de se moucher ? Toujours est-il qu’il le fit.
— Vous êtes certaine que cette fois vous avez dit toute la vérité ?
— Je crois… Je ne me souviens de rien d’autre…
— Votre fiancé n’a jamais rien prononcé qui pût vous éclairer sur sa personnalité ?
— Il était très respectueux, très doux…
C’était un leitmotiv.
— Malgré la différence d’âge, je sentais que je ne serais pas malheureuse avec lui…
Et le Petit Docteur pensa : « Elle va encore nous parler de ses petits frères…»
Mais il n’en fut rien, car Lucas l’interrompait.
— Vous pouvez aller, mademoiselle… Si j’ai encore besoin de vous, je vous convoquerai…
— Et on ne me fera pas d’ennuis ?
Elle ne pouvait pas croire que c’était déjà fini, qu’elle était libre, qu’elle allait quitter cette maison impressionnante où elle était entrée en tremblant !
— Merci, monsieur le commissaire… Je ne sais comment vous remercier… Si vous saviez comme… comme…
— C’est cela !… Au revoir…
Il la poussait dehors et, quand il se retourna, la porte refermée, il y avait sur son visage un peu plus d’émotion qu’il n’eût voulu.
— Je n’ai pas été trop féroce ? demanda-t-il en plaisantant au Petit Docteur.
— J’étais en train de songer à ce que les mêmes faits, les même événements peuvent prendre un visage différent selon qu’on les voit d’un côté ou de l’autre du décor… C’est un peu comme au théâtre… D’un côté, le spectateur qui croit à l’action qui se déroule sous ses yeux… De l’autre côté, les machinistes, les acteurs qui ajustent leur perruque… Ainsi, pour cette fille, la mort de Justin Galmet représente tant de choses !… Pour vous, pour moi, c’est un petit mystère excitant, un problème à résoudre… Que pensez-vous du bonhomme ?
Lucas ne put que hausser les épaules. Tout cela était tellement inattendu !
La veille, Justin Galmet n’était qu’un de ces personnages mystérieux comme on en rencontre tant d’échantillons dans les grandes villes.
Et voilà qu’il devenait presque émouvant, attendrissant tout au moins.
Comptait-il vraiment épouser l’honnête Mlle Alice et l’emmener à la campagne avec ses petits frères ?
Si oui, pourquoi une balle était-elle venue anéantir ces projets au moment où ils allaient se réaliser ?
Car il l’avait dit : Dans quelques jours, rien ne me retiendra plus à Paris…
Quelques jours… Pas quelques semaines, mais quelques jours, alors qu’il y était depuis tant d’années…
— … le retenait à Paris, martela le Petit Docteur à mi-voix, comme s’il eût voulu découvrir tous les sens possibles de ces simples mots.
Voilà ! C’était simple ! Il n’y avait pas dix questions, pas trois, pas deux, il n’y en avait qu’une, bébête, en apparence, à force de banalité : Qu’est-ce qui retenait pendant quelques jours encore Justin Galmet à Paris ?
Cela découvert, le reste irait tout seul !
— Où allez-vous ? Questionna le commissaire Lucas en allumant sa pipe et en s’asseyant à son bureau.
— Boire un verre… Savez-vous, commissaire, pourquoi il existe des ivrognes ?
— Heu… non… Je pense que…
— Vous pensez sûrement de travers… Il existe des ivrognes uniquement parce que le seul remède à la gueule de bois, c’est de boire à nouveau… Vous voyez d’ici l’engrenage !…
On ne pouvait savoir s’il parlait sérieusement ou s’il plaisantait. Il sortit. Il sifflotait. Il avait l’air, dans les rues de Paris, d’un homme qui n’a d’autre souci que d’aspirer la vie par tous les pores et nul n’aurait deviné qu’une question le poursuivait, obsédante comme une grosse mouche un jour d’orage :
Qu’est-ce qui pouvait le retenir à Paris quelques jours encore ?
Et soudain il se précipita vers le grand magasin où Gaby et Alice étaient à leur rayon, l’une de pantoufles, l’autre de bijouterie.
— Je m’excuse de vous déranger à nouveau, mademoiselle Alice… Je suis, moi aussi, un homme très respectueux et très doux… C’est pourquoi je me permets de vous inviter à déjeuner dans un petit restaurant de la chaussée d’Antin… À quelle heure sortez-vous ?
— À midi et demi…
— Eh bien ! Je vous attendrai devant la bouche du métro…