I

Où ce que l’on retrouve dans les roseaux de Bois-Bezard n’est pas, au gré du Petit Docteur, ce qu’on aurait dû y retrouver


À la rigueur, les candidats à la mort, dans les trois ou quatre villages où le Petit Docteur dispensait sa science médicale, n’auraient pas trop empêché celui-ci de dormir. Ceux qui le faisaient relever à des deux heures du matin et passer debout le reste de la nuit, c’étaient les candidats à la vie. Ne venait-il pas, pendant le seul mois d’octobre, de présider à vingt-trois naissances ?

Ce jour-là encore, il se préparait à se coucher alors que les autres se levaient, puisque à sept heures du matin il cassait rapidement la croûte avant de se plonger pour trois ou quatre heures dans la paix tiède de ses draps. Dans ces cas-là, il mangeait volontiers à la cuisine, en bavardant avec Anna. Mais la bonne, qui venait de recevoir le journal tout frais, avait hâte de le parcourir.

À certain moment, il vit qu’elle avait envie de parler et qu’elle se mordait la langue. Malgré la fatigue qui alourdissait les paupières du docteur, il comprit tout de suite ce qui se passait.

Depuis trois semaines, en effet, qu’il avait lu la déposition du garagiste d’Ecoin, il lui arrivait de grogner pendant les repas, avec l’air de ne s’adresser à personne :

— Vous verrez que ces imbéciles-là ne trouveront rien !

Anna savait ce que cela signifiait. Il avait une envie folle d’aller là-bas exercer ses talents de déchiffreur d’énigmes. Mais là-bas, c’était près de Nevers, à quelque deux cents kilomètres de Marsilly, et le Petit Docteur ne pouvait se permettre d’être sans cesse par monts et par vaux.

— On a retrouvé le corps, Anna ? Questionna-t-il en retirant la peau d’un confortable morceau de saucisson.

Elle répondit par un petit signe de tête.

— C’est une femme de quel âge ?

Alors Anna de triompher :

— D’abord, monsieur, ce n’est pas une femme ! Vous voyez que vous n’êtes pas si fort que vous vous le figurez. C’est un homme, et même un homme qui se pose un peu là, puisqu’il mesure un mètre quatre-vingt-cinq et qu’il pèse plus de cent kilos… Je suppose que Monsieur n’ira pas se coucher, mais qu’il va partir tout de suite ?

Elle disait cela avec ironie, comme pour le défier, mais le plus sérieusement du monde il laissa tomber, la bouche pleine :

— C’est exact, Anna… Préparez ma valise avec du linge de rechange… Par ce temps-là, mettez-y aussi une bonne paire de chaussures…

Une demi-heure plus tard, sa minuscule voiture, qui depuis qu’elle était voiture avait toujours eu des ratés, s’élançait sur la route, que balayait un froid vent d’automne.

Il y avait un mois à peu près, le 2 octobre, Jérôme Espardon, garagiste au hameau d’Ecoin, à cinq kilomètres de Nevers, sur la grand-route de Paris, s’était présenté dès cinq heures du matin à la gendarmerie la plus proche et avait fait la déclaration suivante, que tous les journaux avaient reproduite et qui devait donner du fil à retordre à des tas de gens :

— Hier soir, 1er octobre, j’ai veillé plus tard que d’habitude, parce que je n’avais pas terminé mes comptes de fin de mois. Je me trouvais à onze heures dans le petit bureau vitré qui est au fond du garage. Le volet mécanique était baissé, la lampe de la pompe à essence éteinte ; cependant, un peu de lumière devait filtrer sous le volet.

« Soudain, j’ai entendu une voiture qui s’arrêtait, et des coups ont été frappés à la porte. D’habitude, j’évite autant que possible de servir des clients la nuit, car quelques-uns de mes confrères ont été attaqués de la sorte par des malandrins.

« Étant encore tout habillé, j’ai néanmoins ouvert la petite porte dans le volet. Il faisait très noir, car il n’y avait pas de lune et il avait plu un peu plus tôt.

« Un homme de forte corpulence, dont je ne distinguais pas les traits, m’a demandé de lui servir trente litres d’essence. Les phares de la voiture étaient en veilleuse, ce qui m’empêcha de faire les constatations que j’aurais faites autrement.

« J’ai manœuvré la pompe. J’avais le numéro de l’auto sous les yeux et, si je ne fis pas attention aux lettres, je retins machinalement les chiffres : 87.75.

« Par la glace arrière, je remarquai aussi qu’il y avait deux personnes sur la banquette arrière, un homme et une femme.

« Mon client me remit cent francs, sur lesquels je lui redevais deux francs vingt-cinq, mais il dit :

« — C’est bien comme ça…

« C’est au moment où il reprenait sa place et où il mettait le moteur en marche que la vitre arrière se baissa. J’entrevis une main, une main de femme. Une voix cria :

« — Au secours !… À moi !…

« C’était aussi une voix de femme, mais elle se perdit aussitôt dans le vacarme de l’auto qui démarrait et qui s’éloignait à toute vitesse dans la direction de Paris.

« Faute d’être relié la nuit, je n’ai pu téléphoner à la gendarmerie. D’autre part, j’étais seul au garage, ma femme étant encore en vacances dans sa famille, en Savoie.

« Enfin, je n’ai pas attaché trop d’importance à cet incident, pensant que c’était sans doute une plaisanterie.

Il faut ajouter que la gendarmerie, sur le moment, ne prit pas davantage la chose au tragique. On se contenta de téléphoner au District pour savoir si, cette nuit-là, il y avait eu dans la région quelque événement anormal.

On ne signalait aucun accident, aucune alerte. En outre, à cause d’un vol de lapins, un gendarme était en faction sur la route, toute la nuit, à l’entrée de la petite ville de Pouilly, à vingt kilomètres de là. Il avait machinalement noté le numéro de toutes les voitures qui passaient. Il n’avait pas vu de plaque d’immatriculation se terminant par 87.75.

Donc, l’auto que signalait le garagiste n’était pas allée bien loin.

Mieux, on l’avait retrouvée, et le marchand d’essence avait passé un vilain quart d’heure. Comme il prenait volontiers l’apéritif, les autorités n’avaient pas hésité à l’accuser d’être ivre ce soir-là et de s’être moqué d’elles.

Une seule voiture, en effet, répondait au signalement donné : celle de l’avocat Humbert, de Nevers.

Et voici ce que l’avocat Humbert, qui était plus qu’honorablement connu, fils de magistrat par surcroît, déclarait sous la foi du serment :

— Le vendredi 1er octobre, comme tous les vendredis, nous avons pris l’auto avec ma femme pour aller dîner chez nos amis Lajarrigue, place Gambetta. Nous devions, ainsi que chaque semaine, y retrouver les Dormois et les Vercel, et faire ensuite une partie de bridge jusqu’à minuit.

« Il en a été comme prévu. Il pleuvait quand nous sommes arrivés place Gambetta. J’ai arrêté ma voiture derrière celle des Dormois, qui étaient arrivés avant nous. Quant aux Vercel, qui habitent quatre maisons plus loin, ils étaient naturellement venus à pied.

« La partie de bridge, une fois de plus, s’est prolongée, et c’est seulement un peu avant une heure du matin que nous nous sommes séparés. Les autos étaient toujours à la porte. Nous sommes rentrés nous coucher, ma femme et moi. Nous n’avons rien remarqué d’anormal.

Et pourtant, le pauvre garagiste, en qui personne ne voulait plus croire, maintenait ses affirmations.

— J’ai mis trente litres d’essence dans cette voiture le vendredi 1er octobre à onze heures du soir…

Il avait raison. On l’apprit le surlendemain seulement, grâce à Mme Humbert. Elle se servait souvent de l’auto l’après-midi. Elle se souvint que, le 1er octobre, elle s’était promis de faire le plein d’essence. Le surlendemain, alors que la voiture n’avait pas servi le samedi, elle remarqua qu’il y en avait une notable quantité dans le réservoir.

— Tu avais fait le plein ? demanda-t-elle à son mari.

— Moi ? Non…

— Pourtant…

Et voilà comment il fallut convenir que Jérôme Espardon n’avait pas menti, ni rêvé. Quelqu’un avait emprunté l’auto pendant la partie de bridge, l’avait conduite sur la route de Paris, avait été surpris de trouver le réservoir à peu près vide et s’était arrêté devant le garage d’Ecoin.

Il n’avait pu aller très loin, puisque le gendarme en faction à Pouilly ne l’avait pas vu. Et il était rentré à Nevers, où la voiture était à sa place un peu avant une heure du matin.

Or, une femme avait appelé au secours !

Il y avait un mois que le Petit Docteur enrageait.

— Il faudra bien qu’un jour ou l’autre j’aille faire un tour là-bas ! répétait-il presque chaque jour à Anna.

Ce n’est pas exagéré de dire que l’enquête avait été molle. D’abord, personne n’avait porté plainte. Ensuite, que savait-on ? Y avait-il meurtre ? Y avait-il vol ?

Enfin, qui cela regardait-il ? La police de Nevers ou la gendarmerie ? Et, si c’était la gendarmerie, de quel district, de quelle brigade s’agissait-il ?

Qui était cette femme qui avait attendu la dernière minute pour appeler au secours ? Pourquoi ne l’avait-elle pas fait plus tôt, alors que son compagnon, hors d’état de mettre l’auto en marche, puisqu’il était dehors, ne pouvait pas intervenir ?

Qui était cet homme corpulent ? Et l’autre, à l’intérieur, dont le garagiste n’avait aperçu qu’une vague silhouette ?


« Des chasseurs, exposait le journal, en parcourant le marais de Bois-Bezard, à dix kilomètres de Nevers, ont découvert dans les roseaux le cadavre d’un homme paraissant âgé d’une cinquantaine d’années et de forte corpulence.

« Le corps n’a pas encore été identifié. Les autorités sont sur les lieux. On se demande si cette affaire a quelque rapport avec la déposition du garagiste d’Ecoin, dont nos lecteurs doivent se souvenir.

« Cette énigmatique histoire pourrait réserver des surprises. »

Le Petit Docteur mettait tous les gaz, mais sa 5 CV, vieille de huit ans déjà, ne pouvait en faire plus qu’elle ne faisait et parfois une rafale de vent la secouait au point qu’on pouvait croire qu’elle allait être emportée dans le fossé.

En somme, il n’y avait pas de malade grave pour le moment. Pas d’accouchement en perspective non plus. La série était finie et Dollent en avait pour quelques jours à respirer. Quant aux petits malades, aux maux de gorge et aux furoncles, ils n’avaient qu’à attendre…

Une femme qui crie…

Un homme de forte corpulence…

— Je voudrais savoir si on a retrouvé le revolver ! fit-il soudain à voix haute, comme s’il eût été évident que l’homme avait été tué d’une balle.

— Hein ? Vous dites ?

— Docteur Dollent…

— Vous êtes ami ou parent de la victime ? Vous la connaissiez ? Vous êtes chargé d’une mission par le Parquet ? Dans un secteur de cinquante à cent kilomètres autour de Marsilly et de La Rochelle, la plupart des officiels le connaissaient et toléraient sa présence. Ici, il se trouvait en face d’un gendarme buté qui ne connaissait que la consigne.

— Personne ne doit pénétrer dans le marais de Bois-Bezard… Ou alors, il me faut un papier du procureur…

— Où est-il, le procureur ?

— Sur les lieux, à trois cents mètres d’ici…

— Comment voulez-vous que je lui demande un papier si vous ne me permettez pas…

— Cela m’est égal ! À part ces messieurs de la presse…

Au bord du chemin stationnaient plusieurs autos, et deux d’entre elles portaient le fanion de grands quotidiens de Paris. Une autre voiture arrivait, un camion presque, et l’homme qui en descendait était encombré d’appareils de prises de vues cinématographiques.

— Un coup de main ? proposa le Petit Docteur.

— Avec plaisir… Où est-ce ?

— Par ici…

Il saisit un des appareils. Il passa, avec son compagnon, qu’il ne connaissait pas, tandis que le gendarme fronçait les sourcils mais n’osait plus intervenir.


Toujours le vent. Les gros nuages qui couraient bas, presque à raser les arbres, aussi rapides que des avions. L’haleine froide et humide du marais, et quelque part un rang de peupliers que survolaient des corbeaux… Des messieurs, vêtus de sombre, allant et venant en essayant de ne pas trop se crotter de boue… On ne faisait pas attention à Jean Dollent. Les photographes opéraient, les journalistes s’affairaient, un policier prenait des mesures et enfin, dans les roseaux, un corps était étendu, qu’on avait recouvert d’une bâche.

— Elle va venir ?

— L’inspecteur Leroy est allé la prévenir avec les ménagements d’usage… Elle sera ici dans quelques instants…

— Vous êtes sûr qu’il n’y a pas d’erreur sur la personne ?

— Un homme comme lui, monsieur le procureur, ne passe pas inaperçu…

— Qu’est-ce qu’il faisait au juste dans la vie ?

Le Petit Docteur était près des deux personnages qui parlaient, et chacun devait croire qu’il était en compagnie de son interlocuteur, tant il restait là avec simplicité et assurance.

— Il y a quelques années, disait le commissaire en chef, qu’Isidore Borchain habite Nevers, où il a acheté un petit hôtel particulier, avenue de la République. Je me suis demandé un instant pourquoi il se fixait dans notre ville, alors qu’il est originaire du Nord, de Roubaix je pense, d’où est aussi sa femme. On m’a fait une réponse très satisfaisante. Borchain représente – pardon, représentait – en France, une des plus grandes maisons américaines de produits pour dentistes… Il voyageait lui-même car il s’agit, paraît-il, d’une partie assez délicate… Il a donc choisi une ville se trouvant à peu près au centre de la France, ce qui lui permettrait de revenir assez souvent chez lui…

Et le commissaire, qui achevait de bourrer une pipe, demanda au Petit Docteur qu’il ne connaissait pas :

— Vous avez du feu ?

Toujours le même principe ! La difficulté est de franchir le premier barrage. Ensuite, plus personne ne s’inquiète de vous. Les journalistes vous prennent pour un policier et les policiers vous prennent pour un journaliste ; ces messieurs du Parquet se disent que, si vous êtes là, c’est que vous avez le droit d’y être et on vous demande du feu ; c’est tout juste si on ne vous demande pas conseil !

Fort de cette constatation, le Petit Docteur paya de culot et, tout en tendant son allumette, questionna :

— On a retrouvé le revolver ?

— À côté de lui… À un mètre exactement… Un revolver à barillet de fort calibre…

Un mouvement… Une rumeur… Le bruit d’une auto… Puis la ruée des photographes et des journalistes jusqu’au bord du chemin…

— Je ne comprends pas… Je vous assure que ce n’est pas possible… s’écriait une femme.

Dollent devina que c’était Mme Borchain et il eut tout le loisir de la détailler tandis qu’elle luttait mollement contre la curiosité des professionnels qui l’entouraient.

Comment aurait-elle pu faire quelque chose autrement que mollement ? Jamais peut-être il n’avait vu une femme aussi femme qu’elle, au point qu’elle en était un peu surannée. Elle évoquait les boudoirs tendus de soie passée, les bergères à fleurs, les métiers à tapisserie et toute une féminité parfumée et douillette qu’il est rare de rencontrer aujourd’hui.

La trentaine ? Probablement. Un joli visage aux lignes un peu floues, à la peau très pâle, cette peau « de lis et de roses » qu’on vantait tant autrefois. De très petits pieds, finement chaussés. Une robe de soie noire sous son manteau de fourrure, qu’elle tenait serré autour d’elle.

— Je vous répète que ce n’est pas possible…

Une de ces femmes dont le Petit Docteur rêvait quand il avait quinze ans, car elle représentait assez bien l’héroïne de tous les romans du siècle dernier. Il se souvenait d’une gravure, chez ses parents : une jeune femme toute pareille, dans un traîneau poussé par un gentilhomme… Elle était coiffée et vêtue d’hermine et ses mains s’enfonçaient frileusement dans un manchon tandis que le traîneau glissait sur la glace…

On entendait le déclic des appareils photographiques. La jeune femme essayait de marcher parmi les broussailles, s’efforçait de sourire, répétait :

— Je vous jure que…

— Par ici, madame… Excusez ma pénible insistance… Hélas ! Il est absolument nécessaire…

Elle approchait de l’horrible bâche. Il n’y avait que les photographes à n’être pas émus et à la mitrailler sans répit.

Maintenant, c’était le procureur, qui n’avait jamais été pour son compte dans une situation pareille, qui prononçait avec onction :

— Ayez du courage… C’est la vie…

« C’est plutôt la mort ! » avait envie de lui lancer le Petit Docteur.

— Prenez mon bras… N’ayez pas peur de vous raccrocher à moi si…

Le commissaire se pencha. La bâche fut soulevée. On n’entendit rien, pas plus de bruit que quand un petit oiseau ouvre le bec dans un dernier effort pour respirer. Elle s’était évanouie. Le procureur ne parvenait pas, seul, à la maintenir debout, et c’était le Petit Docteur qui arrivait à la rescousse, tirait une fiole de sa poche.

— Laissez-moi faire… C’est mon métier… Étendez-la sur l’herbe…

Tandis qu’il s’efforçait de la rappeler à elle, il avait l’esprit assez libre pour se demander : « Comment une femme comme elle peut-elle appeler, dans l’intimité, un mari d’un mètre quatre-vingt-cinq et de plus de cent kilos, dont le prénom est Isidore ? »

Tant il est vrai que des idées franchement comiques nous viennent parfois aux moments les plus dramatiques. Il fut d’ailleurs renseigné presque aussitôt.

— Isi !… balbutia-t-elle.

Puis, à nouveau révoltée :

— Ce n’est pas vrai, n’est-ce pas ? Il devrait être à Montauban… Je veux le voir encore une fois, m’assurer que…

Il fallut presque la porter près du corps, et si, cette fois, elle ne s’évanouit pas, elle fondit en larmes.

Comment les choses se passèrent-elles ensuite ? Comme toujours, il y eut un certain désordre. Les mises en scène de ces sortes de cérémonies sont impossibles à régler sans laisser une large part au hasard, sinon à l’émotion.

Toujours est-il que le Petit Docteur, qui ne lâchait pas sa malade – car il la considérait maintenant comme sa malade – se retrouva dans une auto qu’il ne connaissait pas, en compagnie du commissaire en chef.

— Chez Mme Borchain… Avenue de la République…

D’autres voitures suivaient. C’était presque un cortège. Et on passa, dans un petit hameau semé par hasard au bord de la grand-route, devant un garage où Dollent lut sans surprise : Jérôme Espardon, mécanicien.

Le Jérôme en question était là, sur son seuil, regardant avec quelque stupeur la caravane qui, sans lui…

— Vous entrez un instant ? demandait-elle, les mains agitées d’un tremblement, les lèvres si sèches qu’elles en devenaient pâles.

— Si vous le permettez… répondit le commissaire.

Quant au Petit Docteur, il y entra sans y être invité. L’hôtel particulier des Borchain était un joli hôtel du XVIIIe siècle qui, contrairement à ce qui se passe la plupart du temps dans les petites villes, avait été entièrement remis à neuf. On y sentait le confort le plus moderne, en même temps qu’un goût assez sûr. Un domestique en veste blanche avait ouvert la porte et faisait passer maintenant les hôtes dans le grand salon du rez-de-chaussée, aux boiseries pâles rehaussées d’or.

— J’ai beau faire, messieurs, je ne peux pas encore le croire… C’est tellement inattendu, tellement en dehors de tout ce que… ce qui… Joseph !… Apportez-moi quelque chose à boire… Servez ces messieurs… Je vous demande pardon, messieurs, mais je suis si troublée… Je ferais mieux de demander à ma sœur de s’occuper de vous… Joseph !…

Elle parlait avec volubilité, comme pour s’étourdir, et son regard ne parvenait à se fixer nulle part.

— Demandez à Mlle Nicole de descendre… Ne lui dites pas…

— Mlle Nicole est au courant, madame…

— Comment ? Qui lui a dit ?

— Tout à l’heure, elle est descendue au moment où on venait de glisser le journal dans la boîte aux lettres… Elle l’a parcouru…

— Qu’est-ce qu’elle a fait ?

— Elle est remontée dans sa chambre et elle a refermé la porte à clé…

— Prévenez-la… Demandez-lui… Vous permettez, messieurs, que je me débarrasse de mon manteau et de mon chapeau ?…

« Aïe ! » pensa le Petit Docteur.

Du moment qu’on le laissait seul avec le commissaire, celui-ci allait peut-être lui poser des questions, s’apercevoir qu’il n’avait absolument aucune qualité de se trouver là.

Mais non ! Le commissaire lui demandait au contraire :

— Qu’est-ce que vous en pensez ?

— De quoi ?

— De cette femme ?

— Je pense… hum !…

— Est-ce que vous la croyez capable d’avoir tué son mari ?

Dollent n’osait pas répondre. Il ne voulait pas se compromettre. N’empêche que la question l’avait fait sursauter.

— Je ne me laisse pas impressionner par son évanouissement, poursuivait le policier. C’est par trop classique ! Par contre, je remarque…

Le Petit Docteur ne sut jamais ce qu’il remarquait, car la porte s’ouvrait, la jeune femme entrait, en robe noire – et elle avait d’admirables cheveux sombres qui tranchaient sur sa peau mate.

— Viens, disait-elle à quelqu’un qui se tenait derrière elle. Ces messieurs sont ici pour…

C’était sa sœur, c’était Nicole qui entrait à son tour et qui était tout en noir, elle aussi. Ses cheveux à elle étaient d’un roux ardent, ce qu’on appelle le blond vénitien. Elle était plus grande, plus mince que sa sœur, avec des traits plus dessinés, un regard aigu et, dans toute sa personne, une certaine raideur alliée à une sorte de méfiance animale.

— Entre, Nicole… Je leur disais qu’à l’heure qu’il est, n’est-ce pas ? Isi devrait être à Montauban…

— Je le pense aussi…

— C’est bien ce qu’il nous a dit quand il est parti…

Le commissaire toussa, visiblement moins à l’aise dans ce salon, où Joseph apportait des rafraîchissements, que dans son bureau parfumé à la fumée de pipe.

— Pardon, mesdames… Vous parlez du départ de M. Borchain… Voudriez-vous me dire quand ce départ a eu lieu…

— Attendez… Joseph, restez un instant… Vous pourrez nous aider…

Mme Borchain renifla, se tamponna les yeux et le nez de son mouchoir en fine batiste.

— Il revenait du congrès dentaire de Casablanca… Il voyageait beaucoup, par métier… Ce jour-là, il est revenu vers… Voyons, Joseph… Nous ne nous y attendions pas… Au lieu de faire la traversée par le bateau, comme d’habitude, il a pris l’avion… Il était trois heures environ…

— Trois heures dix, madame… C’est moi qui ai ouvert la porte à Monsieur… Même que je croyais que c’était le facteur des recommandés, qui passe d’habitude à cette heure-là…

— Et il est reparti ?…

— Le même soir… Vers… Attendez… Nous avons dîné tous les trois… Ou plutôt, non… Nicole n’est pas descendue, parce qu’elle avait la migraine… Il faut vous dire que Nicole vit avec nous depuis la mort de nos parents, il y a cinq ans… Elle a son appartement au second étage… Elle est jeune… Elle n’a que vingt-trois ans… Mon Dieu ! Que c’est difficile de se rappeler les choses… Nous avons dîné dans la pièce voisine… Puis mon mari m’a conduite dans ma chambre, où je me suis couchée… Il est parti presque aussitôt…

— Avec sa voiture ?

— Quand il voyageait en France, il prenait toujours son auto.

— Et elle était garée ?…

— Derrière l’hôtel. Nous avons un garage particulier. On y accède par la rue des Minimes… N’est-ce pas, Nicole ? Je me demande, tant mes souvenirs sont imprécis, s’il est monté te dire au revoir…

— Il est venu m’embrasser, Marthe. Il était pressé… Il voulait être à Marseille le lendemain matin et, de là, commencer sa tournée dans le Sud…

Marthe Borchain sourit faiblement.

— Voilà tout ce que je sais, messieurs…

— Vous ne lui connaissiez aucun ennemi ?

— Pourquoi aurait-il eu des ennemis ? Des concurrents, peut-être, car il s’était fait une très belle situation… Mais des ennemis…

— Excusez-moi de vous poser une question plus qu’indiscrète. Lui connaissiez-vous une liaison ?

Et ce fut du fond du cœur de Marthe Borchain que partit la réponse :

— À Isi ?…

Puis, souriant à nouveau d’un sourire triste :

— Il m’adorait… Il ne vivait que pour moi… Il espérait pouvoir bientôt en finir avec ces tournées qui l’éloignaient de nous…

— J’insiste encore. Pouvez-vous préciser la date de ce retour de Casablanca et de ce départ ?

Elle ne savait évidemment pas. Elle regardait sa sœur, puis Joseph.

— Dites, Joseph ! Est-ce que…

— C’était le 1 », madame… Je m’en souviens parce que, ce jour-là, j’avais reçu mes gages, ainsi que la cuisinière, et que nous sommes allés ensemble, le matin, les verser à la Caisse d’épargne…

— Vous n’avez jamais revu la voiture de votre mari ?

— Jamais ! Puisqu’il est parti avec…

Elle se mordit les lèvres en se souvenant du spectacle qu’elle avait eu sous les yeux dans les marais de Bois-Bezard.

— Je veux dire que je croyais…

— J’ai compris… C’était une grosse voiture ?…

— Une auto américaine très puissante, très confortable… Mon mari était gros… Il aimait ses aises… De plus il était sanguin et…

— Puis-je vous demander, mademoiselle, si, de votre côté, vous n’avez aucun renseignement qui pourrait nous mettre sur une piste ?

La jeune fille, qui ne s’était pas assise et qui se tenait accoudée à la haute cheminée de marbre blanc, se contenta de laisser tomber :

— Aucun !

— Votre beau-frère, ce soir-là, ne vous a pas paru particulièrement préoccupé ?

— Pas plus que d’habitude…

Le Petit Docteur remua ses jambes sous sa chaise à pieds dorés.

— Il ne vous a rien dit qui puisse laisser supposer qu’il s’en allait à regret ?

— Il s’en allait toujours à regret !

Et la jeune fille regarda durement sa sœur.

— Vous voulez dire qu’il lui était pénible de…

— Mon beau-frère était terriblement jaloux…

— Nicole ! soupira Mme Borchain.

— Est-ce vrai qu’Isi était jaloux ?

— C’est vrai… Comme tous les hommes !… Comme tous les hommes qui sont obligés de s’éloigner fréquemment… Tu sais bien que…

— Je n’ai rien dit d’autre ! Laissa tomber froidement Nicole.

Le commissaire ne savait plus quelle question poser. Il se leva, hésitant.

— Je crois, mesdames, que, dans l’état actuel de l’enquête… Pardon ! Un mot encore… Voici le revolver que…

Une fois encore, ce fut Nicole qui répondit, avec la netteté qui était décidément inhérente à son caractère :

— C’est le sien !

— Vous le reconnaissez ?

— Il le portait toujours sur lui. Comme les gens qui voyagent beaucoup… Une fois, il a failli être attaqué sur la route, et depuis…

— Vous le reconnaissez aussi, madame Borchain ?

— Je crois, oui… Je crois le lui avoir vu… Il savait que j’ai peur des armes… Il ne me le montrait pas…

— J’aurai probablement à vous questionner à nouveau… Vous ne m’en voudrez pas si… Vous venez, docteur ?

Ils se retrouvèrent tous les deux sur le trottoir. Le chef de la police grommela :

— Hum !… Étrange histoire… Enfin !… On verra… Quant à vous, docteur, j’attends votre rapport demain matin et…

— Pardon ! Quel rapport ?

— Vous n’êtes pas le médecin légiste ? Ce n’est pas vous qui accompagniez le Parquet ?

— Je suis médecin, mais pas médecin légiste…

— Mais alors ?

— Alors, rien ! soupira le Petit Docteur, qui s’attendait à un bel orage. Le médecin légiste, à ce que j’ai compris, c’est le barbu qui est reparti dans la voiture des journalistes…

Là-dessus, le commissaire en chef ne trouva qu’un sec :


— Bonsoir, monsieur !

— Bonsoir, monsieur ! fit Dollent en écho.

Est-ce qu’il ne s’était pas attendu à pire ? Voilà qu’il était tout seul dans les rues de Nevers et qu’il décidait, en pensant à sa bonne qui doutait de ses talents :

— Ma petite Anna, je te jure que tu ne me reverras que quand j’aurai déchiffré l’énigme d’Isidore Borchain… Et, ma foi, si des femmes ont la mauvaise idée d’accoucher pendant ce temps-là…

Il fit demi-tour et, changeant de trottoir, alla regarder en curieux l’hôtel particulier des Borchain, comme il aurait contemplé une cathédrale.


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