III
Où, parmi tant d’amoureux, le Petit Docteur commence à se sentir bien seul, mais où on ne tarde pas à l’accabler de confidences
La fenêtre donnait sur la cour. Celle-ci était claire et gaie, avec des fleurs vives dans des pots, et depuis les premières roseurs de l’aurore on entendait chanter les oiseaux dans un tilleul qu’on apercevait derrière la maison.
Ce n’était pas à la nature, ce matin-là, que s’intéressait le Petit Docteur. Un autre spectacle l’avait alléché. Comme il sortait du lit, une fenêtre s’était ouverte, à peu près en face de la sienne, découvrant une chambre en désordre, un lit défait, découvrant surtout Nine, la petite bonne, qui vaquait à sa toilette.
À peu près vers le même moment, M. Jean descendait dans la cour, en négligé du matin, les pieds nus dans des savates : il jetait quelques poignées de grains aux poules et aux tourterelles, restait là, les mains dans les poches, et semblait attendre quelque chose…
Ce quelque chose, c’était Nine qui descendait à son tour. On l’entendait moudre du café, tisonner le feu, puis on la voyait traverser vivement la cour, un broc à la main, et pénétrer dans une sorte de remise.
L’instant d’après, M. Jean, comme s’il n’avait rien de mieux à faire, se glissait lui aussi dans la remise.
Le Petit Docteur sourit et resta à son poste d’observation. Nine sortit la première, ébouriffée, son broc était plein de vin blanc, et son teint plus animé que d’habitude. Quant à l’hôtelier, il resta encore quelques minutes et, pour se donner une contenance, il sortit avec quelques bûches dans les bras.
Pendant ce temps, dans une autre chambre, Angèle s’habillait, mais le Petit Docteur la distinguait mal, car elle n’avait pas ouvert sa fenêtre.
Des pas dans l’escalier… On frappa à sa porte…
— Entrez…
C’était Nine, portant un plateau avec le petit déjeuner.
— Je n’ai pas appelé… protesta-t-il. Comment savez-vous que je suis levé ?…
Elle sourit, malicieuse.
— Je vous ai aperçu derrière vos rideaux… Alors, j’ai pensé que c’était le meilleur moment pour vous parler sans que la patronne nous écoute…
Drôle de fille, vive, effrontée, qui avait encore les cheveux en désordre et qui répandait comme un parfum d’amour. Sous son tablier de toile, on la sentait à peine vêtue, peut-être pas du tout, et le Petit Docteur détourna la tête en soupirant.
— Quel âge avez-vous ? Questionna-t-il en mettant du sucre dans son café.
— Dix-huit ans… Mais ce n’est pas de moi qu’il s’agit… C’est de la garce…
— Hein ?
— Celle qui est en face, en train de s’habiller… Tenez, d’ici, je la vois qui colle de la poudre sur son museau de belette… Je tenais à vous mettre en garde, parce que, avec ses airs de sainte Nitouche, elle est capable de vous entortiller… À la voir, toujours calme et comme résignée, on lui donnerait le Bon Dieu sans confession… N’empêche qu’avant de se marier, c’était déjà une coureuse de la pire espèce, et que tout lui était bon, y compris les hommes mariés.
Il était difficile de ne pas sourire en évoquant la scène de la remise à laquelle le Petit Docteur venait presque d’assister !
— Je crois que c’est pour ça que son oncle a tout de suite donné son accord au mariage… Il avait peur, le pauvre, qu’un jour ou l’autre ce soit trop tard… Vous comprenez ?… Avec ça, elle est fausse comme un jeton… Vous l’avez vue… L’année dernière, c’était avec le charcutier de la rue Haute… Cette année, c’est avec l’aide-pharmacien…
— Celui de la Pharmacie Béfigue ?
— Celui-là, oui, un mauvais sujet, Tony, comme on l’appelle, qui fait les quatre cents coups avec Polyte du bureau de tabac… Eh bien ! Elle, une femme mariée, qui est à la tête d’un établissement comme celui-ci, elle n’a pas honte de courir après Tony… Car c’est elle qui court après !… Pour un oui, pour un non, elle file à la pharmacie chercher un cachet ou des pastilles contre le mal de gorge…
— Son mari le sait ?
— Bien sûr, qu’il le sait… C’est pour ça qu’ils font chambre à part… Si ce n’était pas le commerce, il y a longtemps qu’ils auraient divorcé…
— Et que vous seriez la femme du patron, n’est-ce pas ?
Elle ne sourcilla pas. Un instant, elle se demanda seulement pourquoi il était aussi catégorique. Mais elle regarda par la fenêtre, aperçut la porte encore entrouverte de la remise et sourit.
— Vous nous avez vus ?… Il n’y a pas de mal à ça !… Du moment que c’est elle qui a commencé… Je vais vous dire mieux… Je suis sûre qu’il n’y avait pas que le vieil Amiral à prendre de l’argent dans la caisse… Il en prenait, c’est sûr… Je l’ai vu plusieurs fois, moi aussi… Mais qu’est-ce que la patronne doit en chiper, elle, pour payer des cravates et des souliers en daim blanc à son gigolo !… Voyez-vous, si ce n’était pas que l’Amiral n’avait plus aucune fortune, je ne serais pas éloignée de croire…
— Que c’est la patronne et son aide-pharmacien qui l’ont fait disparaître ?
— Chut… La voilà qui descend… Il faut que je descende aussi… Quant à ce que je vous ai raconté, vous en ferez ce que vous voudrez…
Et le Petit Docteur resta seul, dans un rayon de soleil, devant son café au lait.
Ainsi, M. Jean était l’amant de Nine et semblait désireux de l’épouser !
Angèle était la maîtresse de l’aide-pharmacien, après l’avoir été d’une foule de gens. Entrevoyait-elle, elle aussi, la perspective d’un mariage ?
Quel était, dans cet imbroglio, le rôle de l’Amiral disparu ? Quel intérêt un des deux couples pouvait-il avoir à sa mort ?
Il n’avait plus aucune fortune et il en était réduit, comme un jeune homme mal élevé, à chiper des billets de cent francs dans la caisse ! Le restaurant n’était plus à lui, ni la maison.
Il n’avait aucune autorité non plus et on semblait le traiter comme un pensionnaire encombrant.
M. Jean était-il avare au point de l’avoir fait disparaître pour ne pas continuer à le nourrir pendant quelques années encore et pour économiser les vingt francs d’argent de poche qu’il lui octroyait chaque semaine ?
C’était ce qui plaisait tant au Petit Docteur : vingt-quatre heures auparavant, il ne connaissait rien de cette maison et voilà qu’elle se mettait à vivre devant lui, qu’il était là à en scruter les moindres recoins, à en deviner les intrigues et jusqu’aux plus petits secrets de chacun.
La veille au soir, dans un bistrot, près du mail, après la partie de boules, le marchand de poissons, avec qui Dollent avait lié connaissance en lui offrant l’apéritif, lui avait déclaré :
— Ce M. Jean, ce n’est rien de bien… Ce n’est même pas quelqu’un d’ici !
Dans sa bouche, cela équivalait presque à une condamnation !
Son déjeuner terminé, il descendit et trouva le patron qui mettait la salle du café en ordre. Il n’était pas plus gai que la veille. Il travaillait sans entrain, comme un homme qui a une peine secrète.
— Vous n’avez pas reçu la visite des cambrioleurs, cette nuit ?
M. Jean s’assura que sa femme n’était pas à portée de sa voix.
— Qu’est-ce que la petite vous a raconté ? Questionna-t-il alors. Il ne faut pas faire trop attention à ce qu’elle dit… C’est jeune, vous comprenez ?… Cela se figure des choses…
Il observait le visage du Petit Docteur qui refrénait son envie de sourire.
— N’empêche que vous n’êtes pas trop mal avec elle, hein ?
— Si c’est de ça que vous voulez parler… Vous savez ce que c’est… Ça ne tire pas à conséquence…
— Et les relations de votre femme avec l’aide-pharmacien ?
— Je me doutais qu’elle viderait son sac… Je ne prétends pas que ce soit faux… N’empêche qu’il n’y a pas de preuve… Elle le voit volontiers… Cela n’a aucun rapport avec la disparition de l’oncle… Tenez !… Regardez ce qu’ils ont fait…
Et il montra au Petit Docteur un journal local où la photographie de Dollent s’étalait sur deux colonnes en première page. La photo avait été prise la veille, tandis qu’il assistait à la partie de boules.
Un célèbre détective à la recherche de l’Amiral.
— Remarquez, insistait M. Jean, que je ne leur ai parlé de rien… Ici, c’est inouï comme les nouvelles sont connues de tout le monde… Et pendant ce temps-là notre pauvre oncle… Entre nous, docteur, qu’est-ce que vous en pensez ?… Est-il mort ou n’est-il pas mort ?
Dollent se retourna et vit Angèle qui était entrée sans bruit et qui les écoutait.
— Je vous répondrai ce soir… dit-il. Il faut que j’aille acheter des cigarettes et que je passe à la pharmacie prendre un cachet… J’ai la migraine…
— Moi, annonça M. Jean, je vais faire mon marché… Que diriez-vous, ce midi, d’un bon aïoli ?
— Docteur !…
Il allait sortir, ainsi qu’il l’avait annoncé, mais c’était Angèle, cette fois, qui le rappelait. Son mari était parti. On apercevait, dans la cuisine, Nine qui lavait les carreaux.
— Qu’est-ce qu’ils vous ont dit ?
— Rien… Ils m’ont parlé de choses et d’autres…
— De moi, n’est-ce pas ?… Ils me détestent tous les deux… Au point que je me demande quelquefois si ce n’est pas moi qu’ils auraient voulu faire disparaître…
Décidément, si cette maison était à certaines heures la maison de l’amour, c’était aussi la maison de la haine.
— Mon mari ne m’a épousée que parce qu’il a cru mon oncle plus riche qu’il n’était… Quand il a compris qu’en dehors du restaurant il n’y avait pas d’argent, il a été furieux et c’est tout juste s’il n’a pas prétendu qu’on l’avait trompé… Quant à cette fille, il y a longtemps qu’il tourne autour de ses jupes.
Elle hésita, lui jeta un regard en dessous.
— Je parie qu’ils vous ont parlé de Tony ?… S’ils ont dit qu’il y avait quelque chose entre nous, ils ont menti… Tony est un brave garçon qui m’aime… Mais, tant que je serai mariée, il est trop respectueux pour seulement m’embrasser… D’ailleurs, les deux autres seraient trop contents ! Cela leur donnerait l’occasion de demander le divorce à mes torts et je serais mise à la porte sans un sou…
Ouf !… Le Petit Docteur commençait à en avoir assez de cette charmante famille et des petites combinaisons plus ou moins malpropres qui semblaient faire partie intégrante du train de maison.
— Pensez qu’ils avaient tout intérêt à se débarrasser de moi, docteur… Mon oncle les gênait peut-être…
De grâce ! Il avait besoin d’air et de soleil, de se retremper dans la vraie vie ! Il sortit. Tout de suite, il fut enveloppé de la tiède atmosphère du matin et des bruits familiers, rassurants, d’une petite ville.
Sa première visite fut pour le bureau de tabac et il y trouva, derrière le comptoir, Polyte qui n’avait pas encore fait sa toilette. Il avait le teint brouillé, les yeux cernés d’un garçon qui ne se couche pas de bonne heure et à qui les excès sont familiers.
— Alors, il paraît que c’est vous qui allez retrouver le vieux ? lança-t-il non sans ironie en désignant le journal du matin.
— J’essaie… répondit modestement le Petit Docteur. Vous le connaissiez bien, n’est-ce pas ? Puisqu’il venait ici chaque jour…
— C’est moi qui n’y étais pas tous les jours… Si vous croyez que c’est un métier pour un homme de vendre des timbres, dix sous de tabac à priser, des rubans et des dixièmes de la Loterie… Si ce n’était pas que ma tante est malade… Qu’est-ce que vous vouliez ?… Des cigarettes, comme hier ?
— Des Gitanes, oui… Je suppose que votre tante se tient dans l’arrière-boutique ?
— Elle est là-haut, dans sa chambre… Ses jambes sont trop enflées pour qu’elle descende et monte les escaliers…
— Elle doit s’ennuyer, toute la journée…
— Elle lit des romans d’amour… C’est fou ce que les vieilles filles peuvent dévorer de romans d’amour… Elle doit se figurer que c’est elle l’héroïne…
— Vous fermez de bonne heure ?
— À huit heures… Après, il n’y a plus un chat dans la rue.
— Vous manquez de distractions, le soir, dans une petite ville comme celle-ci…
— Je vais à Avignon en moto avec un ami…
— Tony ?
— C’est cela… Il a une vieille moto… Je me mets derrière…
— Et en route pour la grande vie ! Plaisanta le Petit Docteur.
Il allait sortir quand il se ravisa.
— Dites donc… Avec vous, on peut parler plus franchement qu’avec la famille… Vous ne croyez pas que l’Amiral avait un vice ?
Polyte se gratta la tête en répétant rêveusement :
— Un vice ?…
— Je me demande ce qu’il pouvait faire de son argent… Car, certaines semaines, il dépensait deux cents et même trois cents francs… Comme il ne buvait pas… Comme il n’était plus d’âge à courir les jupons…
— C’est curieux… murmura Polyte. Vous êtes sûr qu’il dépensait tant d’argent que ça ? Dites donc !… Des fois qu’il aurait joué au PMU ?…
Le chapelier était sur son seuil, juste en dessous du gibus gigantesque qui lui servait d’enseigne, il salua le Petit Docteur avec le désir évident d’engager la conversation. Toute la ville, désormais, le connaissait, grâce au journal qui avait publié son portrait en première page.
— Belle journée, n’est-ce pas ?… Tout à l’heure, cela chauffera… Ainsi, il paraît que vous allez retrouver notre brave Amiral ?… Vous ne voulez pas vous mettre à l’ombre un moment ?…
Dans certaines enquêtes, c’était pour décider les gens à parler que le Petit Docteur avait eu le plus de mal. Dans celle-ci, au contraire, il prévoyait le moment où il aurait toutes les peines du monde à les faire taire. Combien de personnes allaient encore le happer au passage tandis qu’il descendrait la rue Jules-Ferry ?
— Un petit verre de vin blanc, docteur ?… Car vous êtes médecin, à ce qu’il paraît ?… Il y a quelque chose que je n’aurais confié à personne d’autre qu’à vous, car ici les gens ont tellement mauvaise langue !… L’Amiral et moi, nous étions de vieux amis… L’hiver, quand il faisait mauvais temps, il entrait ici et nous causions, comme nous le faisons maintenant…
« — Ils m’en veulent parce que je n’ai plus d’argent, me disait-il une fois en parlant de qui vous devinez. Mais ils pourraient bien, un jour ou l’autre, avoir une surprise… Alors, on fera des mamours au vieil oncle au lieu de regarder ce qu’il met dans son assiette ou ce qu’il verse dans son verre…
« Voilà ce qu’il m’a dit, docteur… J’ai pensé qu’il attendait peut-être un héritage ?… Ou qu’il avait des intérêts aux colonies, dont il parlait toujours ?…
À cet instant, le Petit Docteur vit Polyte qui passait, en tenue négligée du matin, les cheveux non peignés. Il se pencha pour savoir où il allait et le jeune fils de la mercière pénétra en coup de vent dans la pharmacie.
Dollent écouta encore les confidences du chapelier, puis il continua de descendre la rue, croisant Polyte qui rentrait chez lui et qui lui lança un bonjour familier.
Le Petit Docteur, comme l’autre l’avait fait, entra dans l’officine de M. Béfigue, où l’aide-pharmacien semblait l’attendre.
— Qu’est-ce que vous pensez de tout ça, docteur ? N’est-ce pas malheureux que, dans une petite ville comme la nôtre, on ne puisse pas vivre tranquille ?
Il avait, tout comme Polyte, un teint de papier mâché, ce qui n’était pas étonnant s’ils avaient tous les deux l’habitude de passer une partie de la nuit à Avignon.
— Vous habitez dans la maison ? Questionna le Petit Docteur.
— Non… Le soir, je ferme, et, en l’absence de M. Béfigue, que Mme Béfigue est allée rejoindre à Marseille, la maison reste vide… J’ai une chambre un peu plus bas, chez le cordonnier que vous avez dû remarquer en passant…
— L’Amiral entrait souvent dans la pharmacie ?… Il avait l’habitude de prendre des médicaments ?
— Jamais… Il se moquait, sauf votre respect, des médecins et des marchands de purges, comme il disait… Et en l’absence de M. Béfigue, je ne l’ai jamais vu franchir ce seuil…
Ce n’était pas la peine de se cacher, ni de s’entourer de mystère. Il entra chez le cordonnier.
— Je sais ce que vous allez me demander… Mon ami le commissaire m’a déjà posé la même question… Non, je ne me souviens pas d’avoir vu passer l’Amiral mercredi dernier… La plupart du temps, je lève la tête quand il passe sur le trottoir, parce que je sais que c’est son heure… Cependant il m’arrive d’être trop occupé…
— La chambre de Tony est au rez-de-chaussée ?… Est-ce qu’elle a une sortie particulière ?…
— Regardez vous-même… Vous n’avez qu’à traverser la cuisine… C’est la pièce qui est à gauche… Il faut passer par la boutique pour entrer et sortir…
La pièce était vide, en désordre, et la femme du cordonnier était occupée à retourner, dans un nuage de fine poussière, le matelas du lit.
Il fallait toujours en revenir à la seule vérité absolue : le mercredi 25 juin, à cinq heures, l’Amiral avait quitté la Meilleure-Brandade et s’était engagé, comme chaque jour, dans la rue Jules-Ferry.
Le chapelier l’avait vu passer. L’Amiral était entré au bureau de tabac et Polyte l’avait servi.
Puis le pharmacien, lui aussi, avait vu passer l’ancien aide-cuisinier. D’en bas, les joueurs de boules avaient d’ailleurs aperçu l’Amiral à la hauteur de la pharmacie.
C’était tout !
Or, l’Amiral, qui semblait n’avoir pas de besoins, avait l’habitude de puiser dans la caisse !
Le Petit Docteur se doutait bien peu, en traversant le mail les mains dans les poches, et en subissant, l’air crâne, la curiosité de chacun, qu’une seconde disparition se préparait.