I


Où le Petit Docteur, sur un somptueux paquebot, fait, sans quitter le port de Bordeaux, une pittoresque croisière au pays des coupeurs de bois


— Beaucoup de glace ?

— Très peu… Merci…

Et Dollent était parfois obligé de faire un violent effort sur lui-même pour ne pas laisser éclater une joie enfantine. Était-ce bien lui, le Petit Docteur de Marsilly, avec son complet d’un gris terne, sa cravate toujours négligemment nouée, son vieux chapeau qui avait reçu tant de pluie, était-ce bien lui qui était assis dans ce salon de première classe lambrissé de bois rares, jambes croisées, le corps mollement renversé en arrière, avec, à portée de la main, un verre plein de whisky où flottait un glaçon et, entre les lèvres, un havane de milliardaire ?

Certes, le navire ne voguait pas en haute mer. À travers les hublots, on n’apercevait, dans la poussière de soleil, que les quais de Bordeaux, et ce n’était pas le halètement des machines qu’on entendait, ni les vagues de l’Océan, ni le glissement de l’eau contre la coque, mais le fracas des grues qui déchargeaient le paquebot Martinique.

Et quelle compagnie choisie autour du Petit Docteur, que de hauts personnages aux petits soins pour lui ! Le vieux monsieur à barbiche, qui essuyait sans cesse son lorgnon, n’était autre qu’un administrateur de la compagnie. Le grand gaillard à cheveux gris, en uniforme blanc couvert de galons, c’était le commandant du navire. Les autres étaient des officiers, le commissaire du bord, le médecin.

Quelques mois plus tôt, pour suivre une enquête, le Petit Docteur était obligé de se faufiler entre les jambes des officiels, comme un gamin, et c’est tout juste si on ne le mettait pas à la porte.

Était-il possible que sa réputation de déchiffreur d’énigmes se fût si rapidement établie ? Aujourd’hui, c’était une véritable consécration. Même Anna, la servante qui grognait toujours, avait été saisie de respect en lisant le télégramme :


Vous prions instamment accepter enquête toute urgence à bord paquebot Martinique actuellement escale Bordeaux stop. Sommes accord avec police officielle qui vous donnera toutes facilités stop. Vos conditions acceptées d’avance.


Sa petite 5 CV, Ferblantine, était sur le quai, parmi les docks, toute blanche de poussière. Quant à ces messieurs, n’avaient-ils pas été un peu surpris, sinon déçus, en voyant arriver, à la place du « grand » détective qu’ils attendaient, un petit jeune homme mince et nerveux qui ne paraissait pas ses trente ans et qui était vêtu sans aucun souci du décorum ?

Ce fut l’administrateur qui parla le premier, comme dans un conseil d’administration.

— Le drame qui s’est produit à bord de ce navire, docteur, et qui est des plus mystérieux, peut porter un préjudice considérable à la compagnie que je représente. D’autre part, la police officielle, obligée de suivre certaines méthodes qui passent pour scientifiques, a procédé à une arrestation qui, si elle est maintenue, nous causera un plus grand préjudice encore.

« C’est pourquoi nous vous demandons de mettre tout en œuvre pour découvrir au plus tôt la vérité. Le Martinique assure, comme vous le savez, le service régulier de la côte occidentale d’Afrique, c’est-à-dire Bordeaux-Pointe-Noire, avec escale dans tous les ports coloniaux français. Il est arrivé cette nuit. Théoriquement, il doit repartir dans deux jours, mais il n’est pas sûr que les autorités ne le retiennent à Bordeaux si le mystère n’est pas élucidé d’ici là…

« L’état-major du navire est à votre entière disposition… Notre caisse aussi… Il ne me reste qu’à vous souhaiter bonne chance et à vous laisser travailler en paix avec ces messieurs…

Là-dessus, satisfait de son discours, le monsieur à binocle et à barbiche serra solennellement la main du Petit Docteur, celle du commandant, adressa un vague geste aux personnages de moindre importance et se dirigea vers sa limousine qui l’attendait sous l’échelle de coupée.

— Si vous voulez me raconter les faits, commandant…

— Volontiers… Je commence par la fin, c’est-à-dire par les événements de cette nuit. En principe, le Martinique devait accoster à quai hier, mardi, vers six heures du soir. Une assez forte houle dans le golfe de Gascogne a d’abord retardé notre marche. Ensuite, comme nous remontions la Gironde, un orage a éclaté, si violent que, la visibilité étant à peu près nulle, nous avons talonné un banc de sable. C’est le danger des estuaires. Nous avons donc perdu trois heures environ et, quand nous sommes arrivés à Bordeaux, la douane était fermée…

— Vous voulez dire que les passagers n’ont pas pu débarquer ?…

— Exactement… Ils ont dû attendre ce matin pour…

— Pardon… Depuis combien de temps ces passagers étaient-ils à bord ?

— Ceux que nous avons embarqués à Pointe-Noire y étaient depuis trois semaines…

— Et des parents ou des amis les attendaient sur le quai ?

— Toujours exact… Cela arrive assez souvent… Inutile de vous dire que cela provoque chaque fois une certaine mauvaise humeur… Nous n’avions heureusement qu’une vingtaine de passagers de première classe… En septembre, la période des vacances est passée… C’est après-demain, au voyage d’aller, que nous devons être au complet…

— Le drame a donc eu lieu ici même, à quai ?

— Je voudrais vous donner une idée à peu près exacte de l’atmosphère… La nuit était tombée… Tous les passagers étaient sur le pont, agitant des mouchoirs, contemplant les lumières de la ville, criant, les mains en porte-voix, des nouvelles à ceux qui les attendaient… Avant la visite douanière et la visite du service de santé, qui ont eu lieu ce matin à six heures, personne n’avait le droit de descendre à terre.

— Et personne n’est descendu ?

— Impossible !… La police du port et les douaniers montaient la garde le long du navire… Pensez maintenant que la plupart des passagers avaient quitté la France depuis plus de trois ans, certains depuis dix ans… Une maman, du quai, montrait à son mari un enfant qu’il n’avait jamais vu et qui parlait déjà… Mauvaise humeur, je le répète… Quelques essais pour resquiller, mais vite réprimés… C’est alors que Cairol, plus connu en Afrique-Équatoriale sous le nom de Popaul, arrangea les choses à sa manière…

« — J’offre le champagne à tout le monde ! cria-t-il. Rendez-vous au bar des premières…

— Excusez-moi, murmura comme un bon écolier le Petit Docteur. Je ne suis pas familier avec les bateaux de luxe. Où se trouve ce bar des premières ?

— Sur le pont supérieur… Je vous le montrerai tout à l’heure… La plupart des passagers acceptèrent… Quelques-uns seulement allèrent se coucher… Bob, le barman, servit non seulement du champagne, mais force whiskies et cocktails…

— Encore une question avant de continuer. Qui est ce Cairol, dit Popaul ?

La réponse fut d’un comique involontaire, car, sans réfléchir, le commandant laissa tomber :

— Le cadavre !

— Pardon… Mais avant d’être cadavre ?…

— Un gaillard aussi connu à Bordeaux que sur la côte d’Afrique. Un coupeur de bois…

— Je suis désolé, commandant, mais je ne sais même pas ce qu’est un coupeur de bois… Je suppose que ce n’est pas un simple bûcheron ?…

Les officiers sourirent et le Petit Docteur avait toujours son air calme et innocent d’enfant sage.

— Les coupeurs de bois sont, en général, des garçons qui n’ont pas froid aux yeux… Ils obtiennent du gouvernement des concessions de plusieurs milliers d’hectares dans la forêt équatoriale, souvent à des distances considérables de tout centre… Ils s’y enfoncent, recrutent comme ils le peuvent des travailleurs indigènes et abattent acajous et okoumés… Ces arbres, il faut les acheminer ensuite, par les rivières, jusqu’à la côte… Il n’est pas rare qu’en quelques années des coupeurs de bois amassent ainsi plusieurs millions…

— C’est le cas de votre Popaul ?

— Il a fait trois ou quatre fois, des fortunes de cette importance… Après quoi il rentrait en France et dépensait en quelques mois tout ce qu’il avait gagné… Un trait vous le dépeindra… C’était il y a quatre ans… Il venait de rentrer à Bordeaux, les poches pleines… La pluie tombait à torrents… D’un café en face du théâtre, Popaul voyait défiler les dames en grand décolleté et les messieurs en habit qui assistaient à une soirée de gala…

« Alors, histoire de s’amuser, Popaul loue tous les fiacres, tous les taxis de Bordeaux, dont il forme un long cortège. À la sortie du théâtre, il passe ainsi, à la tête de centaines de voitures, devant le théâtre, tandis que spectateurs et spectatrices font en vain des signes désespérés… Les malheureux ont dû rentrer chez eux sous l’averse tandis que Popaul…

— Il est reparti pour le Gabon ?

— Je le ramenais pour la quatrième fois, riche à nouveau, du moins le prétendait-il… Il se faisait accompagner d’un nègre qu’il appelait par dérision « Victor Hugo »… Un horrible nègre bantou…

« Popaul n’a jamais rien fait comme les autres. C’est ainsi qu’il a loué pour son nègre une cabine de première classe, à côté de la cabine de luxe qu’il occupait… Il le faisait manger à sa table, dans la salle à manger des premières… C’est en vain que j’ai tenté de l’amener à la raison…

« — Je paie, n’est-ce pas ? répondait-il. Et tant que Victor Hugo ne crachera pas dans les plats…

— Où est maintenant ce Victor Hugo ?

— Il a disparu… J’y arriverai tout à l’heure… Je ne sais pas si vous imaginez ce que représente un voyage de ce genre… À part Popaul et son nègre, je n’avais à bord que des personnes sérieuses, surtout des fonctionnaires supérieurs et un général…

« La chaleur, tout le long de la côte, est étouffante et, même au bar, on est obligé de garder le casque sur la tête à cause de la réverbération…

« D’habitude, le bridge et la belote aident à tuer le temps, avec un certain nombre d’apéritifs et de whiskies… On boit beaucoup à bord des long-courriers…

« Bien entendu, Popaul, avec son nègre, a fait scandale… Je regrette que vous n’ayez pas connu l’homme… Vulgaire, c’est entendu… Un grand gaillard au visage osseux, aux yeux effrontés, à la joie bruyante, qui pouvait vider une bouteille de pernod ou de picon sans être ivre…

« Encore beau garçon, à quarante ans… Méprisant les fonctionnaires et se moquant de leurs manies…

« N’empêche qu’il s’imposait, qu’il s’asseyait d’autorité à une table à laquelle il n’avait pas été invité, commandait à boire pour tout le monde, racontait des histoires, tapait sur la cuisse des gens, faisant tant et si bien qu’il désarmait la mauvaise humeur…

« Quand nous avons donné à bord la petite fête traditionnelle, il a eu pour vingt-deux mille francs de champagne et de cigares… Je crois bien que cette boîte devant vous est la dernière qui reste à bord…

« Quant aux femmes…

Un mince sourire passa sur les lèvres du commandant, qui regarda ses officiers avant de poursuivre :

— Je ne voudrais pas dire du mal du sexe d’en face, dont je suis un grand admirateur…

Inutile de faire de confidences ! Le Petit Docteur avait déjà remarqué que le commandant devait être assez amateur de jolies femmes !

— J’ignore si le désœuvrement et la chaleur y sont pour quelque chose, mais il est certain que la vulgarité de Popaul n’a pas déplu à toutes nos passagères… Quand vous le désirerez, je vous donnerai quelques précisions qui seront sans doute utiles à votre enquête, car je n’ai pas besoin d’ajouter qu’à bord d’un bateau, rien des menues intrigues qui se nouent n’échappe à l’état-major…

— Je crois que je commence à sentir l’atmosphère du bord, murmura le Petit Docteur. Voulez-vous me citer simplement les femmes qui ont été en rapport avec Popaul ?

— D’abord, la belle Mme Mandine, comme on l’appelle à Brazzaville… Son mari est administrateur… Ils revenaient tous deux en congé pour six mois…

— Quel genre, M. Mandine ?

— Genre sérieux et même ennuyeux. Plongé du matin au soir dans des parties de bridge et pestant contre les repas qui interrompaient ces parties…

— Ensuite ?

— Ensuite, évidemment, Mlle Lardilier…

— Pourquoi dites-vous évidemment ?

— Parce que c’est elle qui a été arrêtée… Je m’y suis peut-être mal pris en vous racontant l’histoire, tantôt par le commencement et tantôt par la fin… Je me demande si vous allez vous y retrouver…

— Racontez-moi le drame, tel qu’il s’est passé…

— Je reviens donc à la nuit dernière… La plupart des passagers buvaient dans le bar…

— Mme Mandine s’y trouvait-elle ?

— Oui… Et son mari était parvenu à arranger un bridge, dans un coin, avec le général et deux autres personnes…

— Et Mlle Lardilier ?

— Elle y était aussi…

— Et son père ? Car je suppose que cette demoiselle ne voyageait pas seule le long de la côte d’Afrique ?

— Son père, Éric Lardilier, est le propriétaire des Comptoirs Lardilier, que l’on trouve dans tous les ports du Gabon… Vous ne connaissez pas l’Afrique ?… Je précise donc le sens du mot « comptoir »… Ce sont des affaires énormes… Dans un comptoir, on vend et on achète de tout : des produits indigènes et des machines, des autos et des vivres, des vêtements, des outils, voire des bateaux et des avions…

— Donc, grosse fortune ?

— Très grosse…

— Popaul et Éric Lardilier se connaissaient-ils ?

— Ils ne pouvaient pas s’ignorer, mais je ne les ai jamais vus s’adresser la parole… M. Lardilier affiche un certain mépris pour les aventuriers qui, selon lui, font tort à la réputation des colonies…

— M. Lardilier était au bar ?

— Non… Il était descendu se coucher de bonne heure…

— Maintenant, le drame, s’il vous plaît ?…

— À un certain moment, vers une heure du matin, Popaul a quitté ses invités en disant qu’il revenait aussitôt… Il donnait l’impression de quelqu’un qui va prendre quelque chose dans sa cabine…

— Son nègre était avec lui ?

— Non. Victor Hugo devait être dans la cabine à boucler les malles… Cela me fait penser à un détail dont je parlerai tout à l’heure… Donc, Popaul venait de descendre… C’est alors qu’un steward, Jean Michel, qui est à la compagnie depuis de longues années et en qui on peut avoir confiance, suivit pour son service la coursive B où donne la cabine de Popaul… La porte en était ouverte… Le steward jeta machinalement un coup d’œil…

« Il vit, au milieu de la pièce, Mlle Lardilier qui tenait un revolver à la main…

« — Qu’est-ce que vous faites ? s’écria-t-il avec effroi.

« Il entra. La porte de la salle de bains était ouverte, elle aussi. Il s’avança… Et là, près de la baignoire, il découvrit le corps de Paul Cairol, dit Popaul, étendu sur le sol, où s’étalait une tache de sang…

« Il donna l’alerte aussitôt… C’est le médecin qui est arrivé le premier… Il a constaté que le passager, qui avait reçu une balle dans la poitrine, n’était mort que depuis quelques instants. C’est lui aussi qui a eu l’idée d’envelopper dans un mouchoir le revolver que Mlle Lardilier, hébétée, venait de poser sur la table…

« J’ai fait prévenir les autorités… L’enquête a commencé aussitôt, afin de permettre, dès le matin, le départ des passagers… Je vous donne à penser la nuit que nous avons passée, les interrogatoires, dans ce salon où nous sommes…

— Mais le nègre ? Insista le Petit Docteur.

— Impossible de mettre la main dessus… Les douaniers et les agents ne l’ont pas vu descendre… La plupart des hublots étant ouverts, à cause de la chaleur, il est probable qu’il est passé par un des hublots de bâbord et qu’il a gagné le quai à la nage.

— Que dit Mlle Lardilier ?

— Antoinette… commença le commandant, qui se mordit la lèvre.

Il se reprit :

— Nous étions de bons amis, elle et moi… C’est pourquoi je viens de l’appeler par son prénom… Elle a été interrogée pendant plus d’une heure et on n’en a rien tiré, sinon le récit suivant, que je commence à connaître par cœur :

« — Je me dirigeais vers ma cabine pour y prendre un châle espagnol, car le temps devenait frais, quand je suis passée devant la porte ouverte de M. Cairol… J’ai été fort étonnée de voir un revolver par terre… Je l’ai ramassé et j’allais appeler quand un steward a surgi…

« Je ne sais rien… J’ignorais qu’il y eût un cadavre dans la salle de bains… Je n’avais aucune raison de tuer M. Cairol…

« Le malheur, soupira le commandant, c’est que, sur ce revolver, qui est bien celui qui a tué Popaul, on n’a pas trouvé d’autres empreintes que les siennes… Voici la copie du procès-verbal de l’interrogatoire de Mlle Lardilier… Si vous voulez y jeter un coup d’œil…

Question.

— Au cours de la traversée, n’avez-vous pas été en rapports assidus avec M. Cairol ?

Réponse.

— Comme à peu près tout le monde à bord…

Question.

— Des témoins prétendent qu’il vous arrivait souvent de vous promener sur le pont, tard le soir, avec lui.

Réponse.

— Je ne me couche jamais de bonne heure… Il m’est arrivé de faire les cent pas avec lui comme je les ai faits aussi avec le commandant… N’empêche que je n’ai tué ni M. Cairol, ni personne…

— C’est exact, commandant ?

— Tout à fait exact… J’ajoute qu’il arrivait souvent à Mlle Lardilier de venir prendre l’apéritif dans mon bureau. En tout bien tout honneur… Ce sont des mœurs courantes à bord des navires, où les distractions sont rares et où les flirts ne tirent pas à conséquence…

— Cairol et vous étiez donc ses deux flirts ?

— Si vous voulez…

Il sourit. Le Petit Docteur se replongea dans sa lecture.

Question.

— Lorsque vous êtes arrivée dans la coursive B, vous n’avez rencontré personne ?

Réponse.

— Personne…

Question.

— Cependant, l’assassin ne pouvait être loin puisque, quand le médecin est arrivé, beaucoup plus tard, M. Cairol rendait seulement le dernier soupir…

Réponse.

— Je regrette. Je n’ai rien à ajouter. Je ne répondrai donc plus…

— Encore un peu de whisky ?… Je vous en prie… La police, donc, a gardé Antoinette Lardilier à sa disposition… Autant dire qu’elle est pratiquement en état d’arrestation… Son père est fou de rage… C’est un gros client de la compagnie et il est en train d’ameuter tous les exportateurs de Bordeaux contre nous… C’est moi, docteur, qui ai eu l’idée de faire appel à vous, car je suis au courant de plusieurs de vos enquêtes… Je ne crois pas à la culpabilité d’Antoinette… Je suis persuadé que cette affaire dépasse de loin une banale histoire d’amour ou de jalousie, et c’est de cela que je voudrais vous entretenir maintenant…

« Ces messieurs, que j’ai priés de rester pour que vous puissiez plus facilement vérifier mon récit, ne me contrediront pas…

« L’attitude de Popaul, depuis que nous l’avons embarqué à Libreville, avait quelque chose d’équivoque…

« Certes, il avait toujours été original et cascadeur… Le bluff n’était pas son moindre défaut… Il aime, ou plutôt il aimait les attitudes spectaculaires… Après trois ans de solitude dans la forêt avec ses nègres, il jouissait pleinement de la vie et y apportait une gourmandise comme agressive.

« Je n’en suis pas moins persuadé que, cette fois, il n’était pas dans son état normal… Il disait lui-même, en parlant de son nègre :

« — Les gangsters américains ont bien leur garde du corps !… Comme je risque autant qu’eux, j’ai le droit d’avoir le mien…

« Est-ce exact, messieurs ?

— Tout à fait exact…

— Il a laissé échapper d’autres phrases, surtout quand il avait beaucoup bu, ce qui lui arrivait quotidiennement. Entre autres celle-ci, dont je me souviens textuellement :

« — Cette fois, ma fortune n’est pas dans les banques et je ne risque pas que le fisc m’en prenne la moitié comme à mon dernier retour en France…

Le Petit Docteur, toujours sage, toujours poli, questionna :

— Vous avez deviné à quoi il faisait allusion ?

— Non… C’est d’autant plus curieux qu’il parlait de plusieurs millions… Il affirmait qu’il n’aurait plus besoin de retourner en Afrique… Quand nous avons aperçu la côte pour la dernière fois, il s’est écrié :

« — Adieu, pour toujours !

« Puis, une autre fois, il a dit (c’est le barman Bob qui l’a entendu) :

« — Si j’arrive vivant à Bordeaux, à moi la belle vie… Et, cette fois, cela durera…

— Je suppose, commandant, que votre Popaul ne transportait pas avec lui plusieurs millions de billets de banque ?

— C’est impossible ! Trancha le commandant. Où se serait-il procuré une telle somme en billets ? La banque de Libreville n’en possède pas autant. Tous les paiements, là-bas, se font par virements et on garde aussi peu de numéraire que possible… Et pourtant…

Le commandant était rêveur… Ce fut le médecin du bord qui intervint pour la première fois.

— J’ai tout lieu de croire que Popaul avait sa fortune sur lui ! dit-il. Un détail me revient. C’était un peu après l’escale de Grand-Bassam. Il avait beaucoup bu cette nuit-là, plus que d’habitude. Le matin, il vint, l’œil inquiet, dans ma cabine.

« — Il faut que vous m’auscultiez, docteur. Ce serait trop bête, maintenant que je suis paré pour le restant de mes jours…

« Et, tout en dénudant sa poitrine, il m’expliqua :

« — Ce matin, j’ai senti comme des tiraillements dans le côté gauche… Dites donc, ce n’est pas une maladie de cœur au moins ?

« Je le rassurai… Il se rhabilla… Au moment où il remettait sa veste de toile, il aperçut un petit portefeuille en crocodile qui était tombé de la poche… Il le ramassa vivement avec un ricanement :

« — Sans blague ! Pour un peu, je laissais ma fortune dans votre cabine… Un peu cher pour une consultation !… Sans compter que vous n’auriez sans doute rien pu en faire…

« Or, ce portefeuille était plat… Il devait contenir fort peu de chose…

— Vous avez raconté cette visite à la police ? Questionna le Petit Docteur avec une certaine angoisse.

— J’avoue que je n’y ai pas pensé… C’est ce que le commandant vient de raconter qui m’a fait souvenir…

— Dites-moi, commandant… Vous avez sans doute assisté, comme seul maître à bord après Dieu, à l’examen du cadavre, à la fouille de ses vêtements et de la cabine… Avez-vous aperçu le portefeuille en question ?

— Non ! J’ai vu un gros portefeuille en cuir fauve contenant des papiers de toutes sortes et un passeport… Mais rien d’autre…

— Savez-vous où les Mandine passent leurs vacances en Europe ?

— À Arcachon… Ils y possèdent une petite villa…

— Excusez-moi d’être indiscret… Est-ce que Mme Mandine allait, elle aussi, prendre l’apéritif dans votre bureau ?

— C’est arrivé…

— Croyez-vous qu’entre elle et Popaul les rapports se soient limités à un simple flirt ?

Un léger embarras. Un sourire.

— Mme Mandine est une femme de fort tempérament, comme on dit… Quand vous verrez son mari, vous comprendrez que…

— Je comprends. Merci. Je suppose qu’en France M. Lardilier habite Bordeaux ?

— Quai des Chartrons… À moins de cinq cents mètres d’ici…

— Il est monté à Libreville ?

— Non… Son principal comptoir est bien à Libreville… Mais il se trouvait avec sa fille à Port-Gentil, l’escale suivante…

— Popaul savait-il que Lardilier serait votre passager ?

— Je l’ignore… Les deux escales sont très rapprochées… Les parages sont mauvais pour la navigation… Je n’ai guère eu le temps de m’occuper de mes passagers…

— Peut-être le commissaire du bord ?…

Celui-ci intervint à son tour.

— Dès le premier jour, M. Cairol a demandé quels étaient les passagers que nous prendrions aux escales… Je lui ai montré la liste…

— Et vous n’avez rien remarqué d’anormal dans son comportement ?

— C’est déjà loin… Je ne m’attendais pas à un drame en fin de croisière… Pourtant, j’affirmerais presque, mais pas sous la foi du serment, qu’il a eu un drôle de sourire…

— Un sourire satisfait ?

— Il m’est très difficile de vous répondre… Cependant… Je ne voudrais pas que vous fassiez trop grand cas de ce que je vais vous dire… Il me semble que son sourire était ironique… Non ! Pas exactement… Plutôt sarcastique…

— Il n’a rien dit ?

— Il a dit, ce qui ne m’a pas étonné de sa part, mais qui maintenant prend peut-être un sens :

« — Nous ne manquerons pas de jolies femmes !

— Je vous remercie, messieurs ! Prononça gravement le Petit Docteur en décroisant ses jambes.

Et, pour la première fois, il croyait devoir reprendre un air presque solennel.

— Puis-je vous demander, docteur, si vous avez une idée et si vous croyez…

— Je vous répondrai dans vingt-quatre heures, commandant…

Il aurait éclaté de rire, de se voir ainsi pris au sérieux, s’il n’avait pensé :

— Mon pauvre petit bonhomme, c’est très joli d’avoir impressionné ces beaux messieurs et d’être devenu une sorte de célébrité nationale. Seulement, maintenant, il s’agit de découvrir quelque chose ! Fini de se prélasser dans un salon de première classe en buvant du whisky glacé à point et en fumant des cigares de luxe. D’ici quelques heures, tu risques fort de te couvrir une fois pour toutes de ridicule et de rentrer à Marsilly la queue entre les jambes…

Il était gai, pourtant. Peut-être le soleil, l’atmosphère nouvelle de ce beau paquebot, les uniformes blancs autour de lui et ce parfum d’aventure qu’il respirait depuis son arrivée à bord ?

En somme, pourquoi se ferait-il de la bile ? Quelqu’un avait tué Cairol dit Popaul, c’était un fait.

Allait-il se montrer plus bête que cet assassin ? N’avait-il pas pour principe la phrase suivante qu’il avait déjà pensé inscrire au-dessus de son lit : Tout assassin est un imbécile, puisque le meurtre ne rapporte jamais !

Comme il ne prétendait pas être plus bête qu’un imbécile !…

— Est-ce que Victor Hugo est déjà venu en Europe ?

— Jamais !

— Parle-t-il le français ?

— Dix mots… Popaul et lui s’entretenaient en bantou…

— Y a-t-il beaucoup de Bantous à Bordeaux ?

— Une centaine… Tous connus des autorités maritimes… Car, pour emmener un nègre d’Afrique-Équatoriale, il faut verser une grosse caution… Dix mille francs…

— Popaul a donc versé dix mille francs pour amener Victor Hugo avec lui ?… Je suppose que la police ne tardera pas à mettre la main sur cet indigène ?

Comme à un signal, le steward annonçait :

— C’est l’inspecteur Pierre, commandant…

Et l’inspecteur entrait, saluait tout le monde, observait respectueusement le Petit Docteur, dont il devait avoir entendu parler.

— Je suis venu vous annoncer que nous avons mis la main sur le nègre… Il était caché à bord d’une vieille gabarre amarrée près du pont… Il tremble de tous ses membres… On cherche un interprète pour l’interroger…

— Vous permettez que je vous pose une question, inspecteur ? Intervint Jean Dollent. Le revolver…

— Eh bien ?

— Sait-on à qui il appartenait ?

— C’est un Smith and Wesson… Une arme sérieuse… Mais personne, parmi les passagers, n’avoue avoir possédé un Smith and Wesson…

— Une arme assez difficile à se procurer, n’est-ce pas ?

Un peu encombrante… Seuls les spécialistes… À quinze pas, cela vous tue un homme raide, tandis que les petits brownings…

Le docteur vida son verre, s’essuya la bouche, hésita ; puis plongea la main dans la boîte à cigares.

Ce n’était pas sa clientèle de Marsilly qui lui offrait des havanes de ce calibre !


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