I

Où le Petit Docteur va gentiment demander à quelqu’un s’il est un assassin, et où il est reçu avec une parfaite courtoisie


Il hésita un quart de seconde, pas plus, se hissa sur la pointe des pieds, car il n’était pas grand, et la sonnette était placée exagérément haut. Aussitôt, deux sortes de bruits distincts semblèrent vouloir se disputer le domaine des sons : la cloche, d’abord, que le Petit Docteur avait déclenchée et qui constituait à elle seule, quelque part du côté du château, tout un carillon ; d’autre part les aboiements d’une multitude de chiens.

Et ce n’est pas là une image : il s’agissait bien d’une multitude, pour autant que ce mot puisse s’appliquer à une bonne quarantaine de roquets affreux, à une quarantaine de sales petits chiens roux, sans race, mais tous semblables les uns aux autres, avec la seule différence qu’il y en avait des jeunes et des vieux.

Ils venaient, eux aussi, de quelque recoin du château, et s’élançaient en courant vers la grille, traversant ce qui avait été jadis un parc, dont il ne restait, au pied de quelques grands arbres, qu’un fouillis de ronces.

Le Petit Docteur savait qu’on l’observait, non seulement du château, mais des maisons du village, où on devait se demander qui osait, à un pareil moment, sonner à cette grille.

C’était dans la forêt d’Orléans, un bourg dans une clairière. Mais la clairière, comme un vêtement ancien, était trop étroite pour le château et pour les quelques bicoques. La forêt débordait, étouffait le hameau, où il semblait que le soleil eût de la peine à se glisser.

Quelques toits d’ardoises. Une épicerie, une auberge, des maisons basses. Puis le château, trop grand, trop vieux, tout délabré, qui avait l’air d’un nouveau pauvre aux habits en loques mais de bonne coupe.

Allait-il devoir, le Petit Docteur, déclencher à nouveau le vacarme de la cloche tandis que tous les petits chiens roux, montrant les dents, se jetaient par grappes sur la grille ?

Un rideau bougea, au rez-de-chaussée… Une pâle silhouette parut un instant derrière les vitres du premier étage…

Enfin quelqu’un… Une jeune femme ou une jeune fille de vingt à vingt-cinq ans, une domestique accorte, aux chairs et au visage appétissants, qu’on ne s’attendait guère à trouver dans ce lieu.

— Qu’est-ce que c’est ? Questionna-t-elle, en repoussant les chiens qu’elle saisissait par la peau du dos et qu’elle rejetait loin en arrière.

— Je voudrais parler à M. Mordaut…

— Vous avez rendez-vous ?

— Non.

— Vous êtes du Parquet ?

— Non… Mais si vous aviez l’obligeance de lui passer ma carte…

Elle s’éloigna. Les chiens recommencèrent leur concert. Un peu plus tard, elle revint en compagnie d’une autre domestique, celle-ci d’une cinquantaine d’années, au visage méfiant.

— Qu’est-ce que vous lui voulez, à M. Mordaut ? Alors, le Petit Docteur, désespérant de franchir cette grille trop bien gardée, de jouer le tout pour le tout.

— C’est au sujet des empoisonnements, dit-il avec son plus gracieux sourire, comme il eût offert un bonbon.

La silhouette avait reparu derrière les vitres du premier étage. M. Mordaut, sans nul doute ?

— Entrez toujours… C’est à vous, la voiture ?… Entrez-la aussi, parce que dehors les gamins auront vite fait de la briser à coups de pierres…

— Bonjour, monsieur… je m’excuse d’avoir quelque peu forcé votre porte, d’autant plus que vous n’avez sans doute jamais entendu prononcer mon nom ?…

— Jamais, avoua le triste M. Mordaut en secouant la tête.

— Comme d’autres font de la graphologie ou de la radiesthésie, je me suis passionné pour les problèmes humains, pour les énigmes, si vous préférez, que sont presque toujours à leur début les affaires criminelles…

Le plus difficile restait à faire, ou plutôt à dire. Il était là, assis, dans un salon. Et ce salon, c’était toute une époque, c’était plutôt le résidu de dix époques, entassé là au hasard des années, voire des siècles.

Comme l’aspect extérieur du château, c’était triste et poussiéreux, déteint, passé, minable. Et tel était aussi M. Mordaut, dans son veston trop long qui faisait penser à une redingote de jadis, avec ses joues creuses que couvrait comme du lichen une courte barbe d’un gris sale.

— Je vous écoute…

Allons ! Il n’était plus temps de reculer !

— J’ai été extrêmement intéressé, monsieur, par les rumeurs qui courent depuis un certain temps sur le compte de ce château et sur votre compte. J’ai appris que la Justice s’était émue et qu’elle avait ordonné l’exhumation de trois corps… Je préfère vous déclarer avec franchise : je suis ici pour découvrir la vérité, c’est-à-dire pour savoir si vous avez empoisonné votre tante Émilie Duplantet, puis votre femme, née Félicie Maloir, puis enfin votre nièce Solange Duplantet…

C’était bien la première fois qu’il adressait à quelqu’un un pareil discours, et il était d’autant plus inquiet qu’un long chemin, barré de maintes portes, le séparait de la route et du village. Quant à son interlocuteur, il n’avait pas bronché. Il balançait au bout d’un long cordon noir un lorgnon d’un ancien modèle et, pour décrire l’expression de son visage, on ne pouvait que répéter qu’il était triste, triste, triste !

Il suait la tristesse ! Il était la tristesse même ! Il était l’incarnation en chair et en os de toute la tristesse du monde !

— Vous avez eu raison de me parler franchement… Puis-je vous offrir quelque chose ?

Malgré lui, le Petit Docteur tressaillit, car il est assez inquiétant de se voir offrir à boire par un quidam qu’on vient d’accuser plus ou moins crûment de trois empoisonnements.

— Ne craignez rien… Je boirai avant vous… J’ai encore un vieux vin cuit qu’on faisait au château avant le phylloxéra… Vous êtes passé par le village ?

— Je me suis arrêté un instant à l’auberge pour m’assurer qu’on pouvait m’y loger…

— C’est inutile, monsieur… Monsieur comment ?…

— Jean Dollent…

— Je me permettrai, monsieur Jean Dallent, de vous offrir l’hospitalité…

Il débouchait un flacon poudreux, d’une forme inusitée, et le Petit Docteur but, presque sans appréhension, un des meilleurs vins cuits qu’il eût connus.

— Vous resterez ici autant de temps qu’il vous plaira… Vous prendrez vos repas à ma table… Vous circulerez en pleine liberté dans tout le château, et je répondrai à vos questions avec une franchise absolue… Vous permettez ?

Il tira sur un cordon de laine, et une sonnette grêle tinta quelque part, puis la vieille qui avait ouvert la grille à Dollent se présenta.

— Ernestine, vous mettrez un couvert de plus… Vous ferez aussi préparer pour Monsieur la chambre verte… Il est ici chez lui, vous m’entendez, et vous satisferez toutes ses curiosités…

Resté seul avec Dollent, il soupira :

— Vous êtes peut-être étonné par cet accueil ? Qui sait s’il ne vous paraît pas anormal ? Sachez, monsieur Dollent, qu’il arrive un moment où l’on accepte n’importe quelle chance de salut. Si une cartomancienne, un fakir ou un derviche, une bohémienne ou un de ces radiesthésistes dont vous parliez tout à l’heure offrait de m’aider, je lui donnerais d’égales facilités…

Il parlait avec lenteur, d’une voix lasse, en fixant le tapis usé et en essuyant machinalement, avec un soin exagéré, les verres des lorgnons qu’il ne mettait jamais devant ses yeux.

— Je suis un homme que la malchance a poursuivi depuis sa naissance… S’il existait des concours de malchance, des championnats de malchance, je suis sûr que je remporterais le premier prix… Que je fasse n’importe quoi, cela se retourne contre moi… Chacun de mes gestes, chacune de mes paroles me porte préjudice… Je suis né pour accumuler les malheurs, non seulement sur ma tête, mais sur tous ceux qui m’entourent…

« Mes grands-parents étaient très riches… Mon grand-père Mordaut est l’homme qui a construit la plus grande partie du quartier Haussmann à Paris, et il a amassé des millions…

« Or, le jour de ma naissance, il s’est pendu, à cause d’un scandale dans lequel il était mêlé, ainsi que quelques politiciens…

« Ma mère, sous le coup de l’émotion, a fait une fièvre puerpérale et a succombé en trois jours…

« Mon père a essayé de remonter le courant… De toute la fortune acquise, il ne restait que ce château… J’avais cinq ans quand j’y suis venu… En jouant, dans la tour, j’ai mis le feu à toute une aile, qui a été détruite et qui contenait les objets de valeur…

C’était trop ! Cela en devenait cocasse !

— À dix ans, j’avais une petite amie de mon âge que j’aimais beaucoup, Gisèle, la fille de l’aubergiste d’alors. À cette époque, il y avait encore de l’eau dans les douves. Un jour que nous pêchions des grenouilles avec un bout de chiffon rouge, elle a glissé et elle s’est noyée sous mes yeux…

Je pourrais continuer longtemps la liste de mes malheurs…

— Pardon ! interrompit le Petit Docteur. Il me semble, jusqu’ici, que ces malheurs se sont plutôt abattus sur les autres que sur vous…

— Et vous croyez, vous, que ce n’est pas là le plus grand des malheurs ? Il y a huit ans, ma tante Duplantet, restée veuve, est venue vivre avec nous et, six mois plus tard, elle mourait d’une crise cardiaque…

— On prétend qu’elle a été lentement empoisonnée avec de l’arsenic… N’avait-elle pas pris une assurance vie à votre profit, et n’avez-vous pas touché une forte somme ?

— Cent mille francs… À peine de quoi faire étayer la tour sud qui croulait… Trois ans plus tard, ma femme…

— Mourait à son tour, et toujours au cours d’une crise cardiaque… Elle avait, elle aussi, souscrit une assurance vie qui vous valait…

— Qui me valait les accusations que vous connaissez, et une somme de deux cent mille francs…

Il soupirait en fixant son lorgnon aux verres luisants.

— Enfin, termina le Petit Docteur, il y a quinze jours que votre nièce, Solange Duplantet, devenue orpheline, s’est éteinte au château, à vingt-huit ans, d’une maladie de cœur, en vous laissant la fortune des Duplantet, soit près d’un demi-million…

— En terres et en immeubles ! Rectifia l’étrange châtelain.

— Cette fois, les langues se sont déliées, des lettres anonymes sont parvenues au Parquet, et une enquête a été ouverte…

— Ces messieurs sont déjà venus trois fois, et ils n’ont rien trouvé… Deux autres fois, j’ai été convoqué à Orléans pour être interrogé et confronté avec « leurs » témoins… Je crois que si je me risquais dans le village, je serais abattu…

— Parce qu’on a retrouvé des traces d’arsenic dans les trois cadavres…

— Il paraît qu’on en retrouve toujours…

C’est pourquoi le Petit Docteur était là ! Il avait fait, en venant, un crochet par Paris. Il avait vu son ami le commissaire Lucas. Et Lucas lui avait déclaré :

— Je suis persuadé qu’on ne découvrira rien. Les affaires d’empoisonnement sont les plus mystérieuses. Y en a-t-il beaucoup ou peu ? Nous ne pouvons même pas répondre à coup sûr, mais c’est sûrement dans ce domaine qu’il y a le plus de crimes impunis.

« Vous verrez qu’on retrouvera de l’arsenic dans les viscères ou dans ce qui en reste… Là-dessus, les experts discuteront à perdre haleine, les uns prétendant qu’il y a toujours une certaine dose d’arsenic dans les cadavres, les autres penchant pour l’empoisonnement…

« Si l’affaire va jusqu’aux Assises, les jurés, abrutis et découragés par ces discussions savantes et par tant de conclusions contradictoires, préféreront rendre un verdict négatif…

« C’est dans ce rayon-là qu’un homme comme vous, avec un peu de chance, pourrait…

Il était dans la place. Il reniflait, s’imprégnait de cette ambiance désespérément morne.

— Puis-je vous demander pourquoi vous avez tant de chiens, tous de la même race, si on peut dire ?…

M. Mordaut fut tout étonné de la question.

— Tant de chiens ?… répéta-t-il. Ah ! Oui… Tom et Mirza ! Figurez-vous que mon père avait deux chiens qu’il aimait beaucoup… Ces chiens, Tom et Mirza, ont eu des petits… Les petits ont eu des petits à leur tour… Depuis que ma petite amie s’est noyée sous mes yeux, je n’ai jamais voulu entendre parler de noyer de jeunes chiots ou des petits chats… Ce que vous avez vu, c’est la descendance de Tom et de Mirza… Je ne sais pas combien il y en a… On ne s’en occupe presque pas… Ils vivent dans le parc, et ils redeviennent peu à peu sauvages…

Une idée parut le frapper, le rendit rêveur.

— C’est curieux… murmura-t-il. Ce sont les seuls êtres autour de moi qui prospèrent… Je n’y avais jamais songé…

— Vous avez un fils ?

— Hector, oui… On a dû vous en parler… À la suite d’une maladie infantile, Hector s’est mis à croître en hauteur tandis que son cerveau, lui, s’arrêtait dans son développement… Il vit au château… À vingt-deux ans, il possède à peu près l’intelligence d’un gamin de neuf ans… Cependant il n’est pas méchant…

— La personne qui m’a introduit, et que vous avez appelée Ernestine, est depuis longtemps à votre service ?

— Depuis toujours… C’est la fille des jardiniers de mon père… Ils sont morts, et elle est restée…

— Elle ne s’est jamais mariée ?

— Jamais…

— Et la jeune femme ?

— La Rose ? fit M. Mordaut avec un léger sourire. C’est une nièce d’Ernestine… Il y a près de dix ans maintenant qu’elle vit au château, où elle sert de femme de chambre… Quand elle est arrivée, c’était une gamine de seize ans…

— Vous n’avez pas d’autre personnel ?

— Personne… Ma fortune ne me permet pas de mener grand train… Il y a vingt ans que j’ai la même auto, et les gens se retournent sur son passage… Je vis parmi mes livres, mes bibelots…

— Vous allez souvent à Paris ?

— Pour ainsi dire jamais… Qu’est-ce que j’y ferais ?… Je ne suis pas assez riche pour me payer des distractions… Je ne suis pas assez pauvre pour accepter une place d’employé… Et je suis sûr que si je spéculais, je perdrais tout ce que je voudrais… Avec ma chance !…

Il y avait des moments où, en entendant cette voix feutrée et monotone, on avait l’impression de vivre sous un immense éteignoir.

Tous les êtres de cette maison, y compris la Rose aux formes avenantes, étaient-ils pareillement repliés sur eux-mêmes ? Pouvait-on imaginer que parfois un éclat de rire, un véritable éclat de joie retentît dans ces pièces ou dans les couloirs ?

Le Petit Docteur tressaillit. Il venait d’entendre un bruit qui lui était familier, celui du moteur de Ferblantine qu’on mettait en marche.

Il regarda durement son hôte.

— On touche à ma voiture… dit-il.

Et il n’était pas loin de penser que…

— Hé ! Oui… Vous voyez !… Vous êtes à peine arrivé… Nous causions en paix… Vous allez voir que c’est Hector…

Il se dirigea en soupirant vers une fenêtre qu’il ouvrit. On aperçut en effet un immense garçon installé sur le siège de Ferblantine, et occupé à faire grincer horriblement les vitesses.

— Hector !… Veux-tu descendre ?…

Pour toute réponse, Hector tira la langue à l’adresse de son père.

— Hector… Si tu ne laisses pas l’auto du monsieur…

M. Mordaut se précipita dehors… Le Petit Docteur suivit. Il put assister ainsi à une scène à la fois pénible et grotesque. Le père essayait d’arracher son fils de son siège. Mais Hector avait une tête de plus que lui, et il était particulièrement bien bâti.

— Je veux la faire marcher… s’obstinait-il.

— Si tu ne descends pas immédiatement…

— Je te préviens que je ne me laisserai plus donner le fouet…

Sur le seuil de la cuisine, Ernestine était debout, les mains aux hanches, et suivait les péripéties de la lutte sans s’émouvoir.

Par contre, une autre porte s’ouvrit. La Rose, qui avait mis un tablier blanc pour servir à table et qui, ainsi, paraissait encore plus accorte, se précipita vers la voiture.

Laissez-le… dit-elle à M. Mordaut. Vous savez bien qu’avec vous il s’obstinera… Voyons, monsieur Hector, vous n’allez pas casser l’automobile de M. le docteur ?…

— C’est un docteur ? fit le jeune homme, méfiant. Pour qui vient-il ?

— Descendez… Soyez sage…

Elle avait de l’autorité sur lui. Rien que sa voix semblait apaiser le demi-fou qui, maintenant, délaissant les commandes de Ferblantine, examinait Jean Dollent.

— Pour qui vient-il ?… C’est encore le cancer d’Ernestine ?

— C’est cela, oui… Il vient pour le cancer d’Ernestine…

La 5 CV mise en lieu sûr dans le garage où il y avait déjà l’antique voiture de M. Mordaut, celui-ci attira le Petit Docteur dans le jardin.

— Remarquez qu’Ernestine n’a pas de cancer… Mais elle en parle tout le temps… Depuis que sa sœur, qui était la mère de Rose, est morte d’un cancer, elle croit dur comme fer qu’elle en a un aussi… Par exemple, elle ne sait pas au juste où il est… Tantôt c’est dans le dos, tantôt à la poitrine, tantôt au ventre… Elle passe son temps à consulter les docteurs, et elle est vexée qu’ils ne lui trouvent rien… Si elle vous parle de son cancer, je vous conseille…

Mais Ernestine était devant eux, furieuse.

— Alors, est-ce que vous allez vous mettre à table, oui ou non ?… Si vous croyez que le déjeuner peut attendre à l’infini…

Ainsi, trois femmes, en dehors des deux domestiques, avaient vécu dans cette maison, et toutes trois, à des âges différents, étaient mortes de maladies de cœur, ce qui est généralement le diagnostic superficiel des empoisonnements par l’arsenic. Tout au moins des empoisonnements lents !

De ces empoisonnements qui exigent que l’assassin, jour par jour, distille un peu de mort à sa victime…

Et cela pendant des mois…

À table, il y avait une carafe de vin et une carafe d’eau. Quant au repas, il était banal, sinon pauvre : quelques sardines et quelques radis, tout comme dans les restaurants de second ordre, puis un ragoût de mouton, un bout de fromage déjà sec et deux biscuits par personne.

Le Petit Docteur, qui pensait aux trois femmes, laissa-t-il percer une légère inquiétude ? Toujours est-il que M. Mordaut dit tristement :

— Ne craignez rien… Je prendrai de chaque plat, de chaque boisson avant vous… Pour moi, cela n’a plus aucune importance…

« Il faut que vous sachiez, docteur, que j’ai, moi aussi, une maladie de cœur… Depuis trois mois, je ressens les mêmes symptômes que ma tante, ma femme et ma nièce dans les débuts de leur mal…

Il fallait vraiment de l’appétit pour toucher aux plats ! Jean Dollent n’aurait-il pas mieux fait d’aller coucher et prendre ses repas à l’auberge ?

Hector, lui, mangeait gloutonnement, comme un enfant mal élevé, et ce n’était pas gai non plus de contempler ce grand garçon de vingt-deux ans, au regard rusé de gamin.

— Qu’est-ce que vous comptez faire cet après-midi, docteur ? Puis-je encore vous être utile ?

— J’aimerais autant aller et venir seul… Je verrai les champs… Peut-être poserai-je quelques questions aux domestiques ?…

C’est par là qu’il commença. Il se dirigea en effet vers la cuisine, où il trouva Ernestine occupée à laver la vaisselle.

— Qu’est-ce qu’il vous a raconté ? demanda-t-elle avec une méfiance toute paysanne. Il vous a parlé de mon cancer ?

— Oui…

— Il vous a dit que ce n’était pas vrai, n’est-ce pas ?… Mais il a juré qu’il avait une maladie de cœur… Eh bien ! Je suis sûre, moi, que c’est tout le contraire… Il n’a jamais eu de maladie de cœur… Quand il se plaint, on voit qu’il n’a pas mal… D’abord, il n’a pas du tout les mêmes sueurs que les pauvres dames…

— Elles avaient des sueurs ?

— Le soir, oui… Et quand elles faisaient le moindre effort… Vers la fin, elles se plaignaient de vertiges, et il n’y avait jamais assez de couvertures sur leur lit pour les tenir au chaud… Elles grelottaient, même avec deux bouillottes… Est-ce qu’il a l’air d’un homme qui grelotte, lui ?

Elle parlait sans cesser de travailler, et on la sentait robuste et saine. Elle avait dû jadis être une belle fille, plantureuse comme l’était maintenant sa nièce Rose. Elle n’avait pas froid aux yeux. Elle regardait les gens en face, tenait à son franc-parler.

— Je voulais vous demander, docteur… Est-ce qu’on peut donner le cancer à quelqu’un avec de l’arsenic ou avec d’autres poisons ?

Il préférait ne dire ni oui, ni non, car il lui semblait préférable d’entretenir la vieille servante dans ses craintes.

— Que ressentez-vous ? tergiversa-t-il.

— Des douleurs comme si on enfonçait une pointe… Surtout dans les reins… Quelquefois aussi entre les omoplates.

Il ne fallait pas sourire, car cela suffirait pour s’en faire une ennemie.

Pourquoi eut-il l’idée de répondre :

— Si vous voulez, tout à l’heure, je vous examinerai…

S’il avait été question de Rose, cela aurait été compréhensible. Mais Ernestine, qui avait dépassé la cinquantaine ? Quelle idée de vouloir la contempler déshabillée ?…

— Dès que j’ai fini ma vaisselle ! dit-elle avec précipitation. Tenez… Plus que ces trois assiettes et les couverts… J’en ai pour cinq minutes…

Est-ce que ?… Non ! Il ne voulait pas y croire. Certes, il avait rencontré des clientes de cet âge qui n’avaient pas désarmé et pour qui le médecin semblait avoir un attrait tout particulier. Il y en avait une, à Marsilly, qui venait le voir chaque semaine, ayant toujours mal quelque part, éprouvant toujours le besoin de se dévêtir.

Mais Ernestine ?…

Et dans ce château si lugubre !…

— Voilà… J’ai fini… Je donnerai la pâtée aux chiens quand nous redescendrons… C’est au second… Venez par ici… Vous n’avez pas besoin de votre trousse ?…

L’escalier était dans une tour. On atteignit le second étage, où sept ou huit chambres donnaient sur un long couloir. Il n’y avait plus de tapis sur le sol. De vieilles gravures, des tableaux sans valeur pendaient encore au mur, de guingois, couverts de poussière.

Ernestine poussa une porte. Et il fut étonné de se trouver dans une chambre proprette, qui avait même un certain charme.

C’était la chambre d’une paysanne aisée, à l’esprit ordonné. Un grand lit d’acajou, à l’ancienne mode, couvert d’une courtepointe immaculée. Une table ronde bien astiquée. Un poêle. Un fauteuil de tapisserie et un tabouret pour les pieds, puis, dans un coin, un secrétaire de dame d’époque Louis XVI avec une jolie serrure en bronze doré.

— Ne faites pas attention au désordre…

Il n’y avait pas de désordre du tout, pas un grain de poussière.

— Quand on vit chez les gens, on n’a pas autant de goût que si on était chez soi… Je vous assure que si j’avais une petite maison à la campagne, ailleurs que dans cette maudite forêt… Tournez-vous, docteur, pendant que je me déshabille…

Il avait un peu honte. C’était presque un abus de confiance ! Il savait pertinemment qu’elle n’avait pas de cancer. Alors, à quoi bon cette auscultation qui prenait des allures équivoques ?

— Voilà… Vous pouvez vous retourner…

Elle avait une chair extraordinairement blanche, presque une chair de jeune fille, et, si elle s’était empâtée avec l’âge, ses formes étaient restées harmonieuses.

— C’est ici, docteur… Touchez…

On frappait à la porte.

— Qui est là ? demanda Ernestine, agressive.

— C’est moi, répondit la voix de Rose. Qu’est-ce que tu fais ?

— Si on te questionne, tu diras que tu n’en sais rien.

— Le docteur est chez toi ?

— Cela ne te regarde pas…

— Je le cherche pour lui montrer sa chambre…

— Tu la lui montreras tout à l’heure…

Et elle grommela entre ses dents :

— Petite peste !… Si elle le pouvait, elle regarderait par le trou de la serrure… Mais j’ai eu soin de remettre la clé à l’intérieur… Tenez !… Elle écoute… Elle a fait semblant de partir et elle est revenue sans bruit… Voilà la vie dans cette maison !… On passe son temps à s’espionner, et quand ce n’est pas l’un c’est l’autre… On croit être seule quelque part, et on voit tout à coup devant soi quelqu’un qu’on n’a pas entendu arriver… Même le patron qui s’amuse à ce jeu-là !… Et son fils qui grimperait le long des gouttières s’il le fallait pour vous faire peur !… Ne parlez pas trop fort… Ce n’est pas la peine qu’elle entende… Touchez… Vous ne sentez pas comme une grosseur ?

— Si tu crois que je n’entends pas tout ! Persifla, dans le corridor, la voix de la Rose. Je vous souhaite bien de l’amusement à tous les deux…

Et cette fois elle parut s’éloigner réellement.


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