III
Où il peut paraître que tous les hôtes du château l’ont échappé belle, et où la police procède à une arrestation
Une demi-heure plus tard, tandis qu’on attendait toujours la gendarmerie alertée par téléphone, le Petit Docteur, de la sueur froide au front, commençait à se demander s’il irait jusqu’au bout de cette enquête.
En effet, il venait d’élucider, tout au moins en partie, l’histoire de la bouteille de rhum.
— Vous ne vous souvenez pas de la conversation que j’ai eue avec Monsieur à la fin du déjeuner ? faisait Ernestine. Pourtant, vous étiez là ! Il m’a demandé ce que je préparais pour dîner… J’ai répondu :
« — Une soupe aux haricots et un chou-fleur…
C’était exact. Le Petit Docteur avait vaguement entendu quelque chose de ce genre, mais n’y avait pas pris garde.
— Monsieur m’a répliqué que ce n’était pas assez, vu que vous mangeriez avec nous, et il m’a demandé d’ajouter une omelette au rhum…
C’était encore vrai !
— Pardon ! s’écria Dollent. Lorsqu’il vous arrive d’avoir besoin de rhum, où le prenez-vous ?
— Dans le placard de la salle à manger… C’est là que sont toutes les bouteilles d’alcool et les apéritifs…
— Vous en avez la clé ?
— Je la demande quand c’est nécessaire…
— Vous l’avez demandée pour prendre le rhum ?
— Un peu après que vous m’avez quittée dans ma chambre…
— La bouteille était entamée ?
— Oui… Mais il y a bien longtemps qu’on n’en avait bu, de ce rhum !… Peut-être l’hiver dernier s’en était-on servi pour un grog ou deux…
— Qu’avez-vous fait ensuite ?
J’ai rendu la clé à Monsieur… Je suis allée dans ma cuisine, et j’ai nettoyé les légumes pour la soupe…
— Où était le rhum ?
— Sur la cheminée… Je n’en avais besoin qu’au moment de préparer l’omelette…
— Personne n’est entré dans la cuisine ?… Vous n’avez pas vu M. Hector y rôder ?…
— Non…
— Et vous n’êtes pas sortie ?
— Seulement quelques minutes, pour porter la pâtée aux chiens…
— Quand vous êtes revenue, le rhum était encore là ?
— Je n’ai pas fait attention…
— Hector avait-il l’habitude de s’emparer des boissons ?
— Cela lui arrivait… Pas seulement des boissons !… Il était très gourmand… Il chipait tout ce qu’il trouvait, et il allait, comme un jeune chien, le manger dans son coin…
Que serait-il advenu si Hector…
Ernestine aurait préparé l’omelette… Aurait-on constaté un goût anormal ?… N’aurait-on pas mis l’amertume sur le compte du rhum ?…
Qui aurait évité, de manger de cette omelette ?
Cette omelette préparée dans la cuisine…
Servie par Rose…
M. Mordaut, Hector et le Petit Docteur se trouvant dans la salle à manger…
Il n’y eut pas de dîner au château ce soir-là. La gendarmerie était toujours sur les lieux, et deux gendarmes, à la grille, avaient peine à contenir les gens du village, qui poussaient des cris menaçants. La police d’Orléans était arrivée, ainsi que le Parquet. Il y avait de la lumière dans toutes les pièces du château, ce qui ne devait pas être arrivé depuis longtemps, et ainsi il reprenait un peu de son ancienne splendeur.
On fouillait partout. Des policiers bousculaient meubles et tiroirs, méchamment, car l’indignation était à son comble.
Dans le salon pisseux, M. Mordaut, livide, l’œil hagard, essayait de comprendre les questions des enquêteurs, qui parlaient tous à la fois et qui cachaient mal leur envie de le brutaliser.
Quand la porte s’ouvrit et qu’il sortit, il avait les menottes aux poings, et on le conduisit dans une pièce voisine où il se trouva enfermé avec deux gardiens.
Le juge d’instruction d’Orléans n’avait pas vu sans impatience le Petit Docteur déjà sur les lieux, et pour ainsi dire installé dans la place.
— Vous ne vous contentez pas d’enquêter sur les crimes remarqua-t-il, sarcastique. Maintenant, vous les précédez…
— Je crois même que je suis la cause de celui-ci…
— Hein ?
— Plus exactement de l’accident qui s’est produit… Car il n’y a aucun doute que ce soit un accident… Nul ne pouvait prévoir qu’Hector, qui ne suivait que sa fantaisie, passerait par la cuisine en l’absence d’Ernestine et s’emparerait de la bouteille de rhum…
Le juge le regarda, étonné.
— Mais… Dans ce cas… Vous aviez des chances d’y passer vous aussi ?
— C’est improbable…
— Comment ?
— Je me trompe peut-être, et je m’en excuse… Mais je pense plutôt que mon raisonnement se tient… Supposez que l’omelette ait été servie… Tout le monde en mangeait, sauf l’assassin, n’est-il pas vrai ?… À moins de prétendre que celui-ci voulait se suicider en entraînant toute la maisonnée et moi-même dans la tombe… Or, généralement, ces sortes d’assassins-là sont lâches…
« Je reviens à mon idée…
« Tout le monde mourait, sauf l’assassin…
« Cela ne vous paraît pas invraisemblable, à vous, qu’une personne qui a déjà réussi trois crimes en dix ans se conduise d’une façon aussi sotte ?
« Car c’est signer le crime !… C’est un aveu !…
Le juge, perplexe, réfléchissait.
— Si bien que, selon vous, ce serait un accident ?
— Je sais que c’est difficile à expliquer, et pourtant, je crois, oui, je crois que le jeune Hector n’était nullement visé aujourd’hui… Je crois que personne ne devait mourir aujourd’hui… Je crois que, pour l’assassin, ce qui s’est passé constitue une véritable catastrophe… C’est pourquoi je voudrais tant pouvoir reconstituer minute par minute les événements de cet après-midi…