V
Méditations à deux voix devant un lapin aux morilles qu’accompagne un coquin de vin blanc
Les deux hommes, le juge et le Petit Docteur, n’avaient trouvé d’autre moyen d’échapper à la curiosité publique que de réclamer, à l’auberge, la salle des noces et banquets qui se trouvait au premier étage. On leur avait servi, après une omelette qui n’était pas au rhum mais aux fines herbes, un lapin aux morilles dont ils se régalaient, tandis que tantôt l’un, tantôt l’autre, prenait la parole et qu’aussi tantôt l’un, tantôt l’autre, mais plus souvent le Petit Docteur, levait son verre de vin blanc et le vidait.
— Tant que nous n’aurons pas la réponse du notaire, tout ce que je puis vous dire, monsieur le juge, n’est que du domaine des hypothèses. Or, la Justice que vous représentez a horreur des hypothèses… C’est peut-être pourquoi elle se trompe si souvent !
— Je proteste et…
— Videz donc votre verre… Qu’est-ce qui vous a frappé en premier lieu au cours de vos interrogatoires ?… Rien !… Encore quelques champignons ?… Tant pis ! Ils sont fameux… Eh bien ! Moi, je suis frappé par le fait qu’un homme qui assure tout le monde sur la vie ne soit pas assuré lui-même…
Supposez que cet homme soit un assassin… Supposez que son intention soit de toucher ces assurances… Que fera-t-il pour se mettre à couvert ? Avant tout, s’assurer personnellement afin de se donner une attitude plausible…
— Les assassins, vous l’avez prétendu souvent, mon cher docteur, sont presque toujours des imbéciles…
— Mais des imbéciles compliqués !… Des imbéciles qui prennent dix précautions au lieu d’une !… Et ce sont ces précautions, souvent, qui les font arrêter…
Donc, M. Mordaut n’a pas d’assurance vie… Il n’a plus de famille depuis quelque temps… Depuis quelque temps aussi il subit, comme les précédentes victimes, les effets de l’arsenic… Je pose la question : qui, à sa mort, héritera de sa fortune ?… C’est pourquoi je vous ai demandé d’envoyer un commissaire chez le notaire, qui…
Le patron de l’auberge vint leur demander des nouvelles du lapin et proposer un savoureux fromage des environs d’Orléans.
— Suivez-moi bien, monsieur le juge… La personne qui sera l’héritière de M. Mordaut sera presque fatalement l’assassin…
« Émilie Duplantet meurt… À qui cela profite-t-il en apparence ?… À M. Mordaut… C’est lui qui sera accusé s’il y a une enquête… Mais, dans le cas contraire, à qui cela profite-t-il, sinon à celui qui héritera de M. Mordaut ?…
« La femme de celui-ci meurt à son tour… Donc, elle n’était pas coupable du premier crime… Elle faisait simplement partie de la série…
« Et voilà le magot qui grossit… C’est un peu ce que les joueurs appellent une martingale… Seulement, celle-ci est une martingale à la mort…
« Solange Duplantet arrive-t-elle au château ?… Son oncle est son héritier… Sa mort, à elle aussi, grossira la fortune… Elle meurt…
— Cela paraît invraisemblable ! soupira le juge d’instruction, qui se régalait de fromage crémeux.
— Tous les crimes paraissent invraisemblables à ceux qui ne sont pas des criminels… Où en sommes-nous ?… Qui hérite, jusqu’ici ?… Mordaut… Après lui, son fils. Et après son fils ?…
— Seul le testament peut nous l’apprendre…
— En attendant, il faut encore que j’éclaircisse un point… L’assassin avait nécessairement dans la maison une assez forte provision d’arsenic… Je venais d’arriver… Je semblais mener l’enquête activement…
— J’écoute…
— Et, moi, je réfléchis… Mordaut, à midi, parle par hasard d’omelette au rhum… Quel meilleur moyen de jeter les soupçons sur lui que d’empoisonner ce rhum ?… Quitte à dire par la suite qu’on lui trouve une drôle d’odeur… Car je suis sûr que le rhum n’aurait pas été versé dans l’omelette… Je vous en ai déjà parlé… Ainsi, voilà l’arsenic hors des mains de celui qui le possédait…
« Si, par-dessus le marché, Hector, qui a l’habitude de rôder autour de la cuisine, atteint qu’il est de boulimie, pouvait…
« Croyez-moi, monsieur le juge… La personne qui a commis tous ces assassinats…
— C’est ?
— Attendez… Voulez-vous que je vous dise qui, à mon avis, est l’héritier de Mordaut ?… La Rose…
— Si bien que ?…
— N’allez pas si vite… Et laissez-moi faire du roman, si je puis employer ce mot, jusqu’à ce que votre commissaire revienne, avec des précisions… Souvenez-vous de ce que Rose m’a rappelé tout à l’heure… J’ai ausculté toute la maison… N’ai-je donc rien remarqué ?…
« Si J’ai fait une remarque médicale… C’est qu’Ernestine n’est nullement ce qu’on appelle une vieille fille ; c’est que tout, dans sa personne, fait plutôt penser à une femme, dans toute l’acception du mot…
« Je jurerais que, tout jeune, Mordaut en a fait sa maîtresse… Comme ceux qui n’ont pas de vie sociale, pas de vie extérieure, la passion l’a pris tout entier… C’était l’homme qui ne vivait que pour la sexualité…
« Les années ont passé… Il s’est marié pour arranger quelque peu ses affaires, et Ernestine ne s’y est pas opposée…
« Seulement, elle a tué sa femme à petit feu, comme elle venait de tuer la tante dont la mort rapportait de l’argent…
« Elle était, elle, plus que la femme de Mordaut… Elle était son héritière… Elle savait que tout ce qu’il posséderait un jour lui reviendrait, à elle…
« Je jurerais que c’est elle, et non quelque agent d’assurances, qui a inspiré cette série d’assurances vie…
« Et elle a eu l’idée géniale d’en faire prendre sur son propre nom, pour pouvoir se ranger un jour parmi les victimes…
« Vous ne comprenez pas cela, monsieur le juge ? C’est que vous ne vivez pas comme moi à la campagne, que vous ne connaissez pas certains projets à longue portée…
« Elle vivra vieille… Peu importe de perdre vingt ans, trente ans, avec Mordaut… Après, elle sera libre, elle sera riche, elle aura la maison de ses rêves et elle vivra aussi vieille que sa grand-mère…
« C’est pourquoi elle a si peur de la maladie… Elle ne veut pas travailler pour rien…
« Il faut d’abord que le magot soit assez rond…
« Émilie Duplantet… Mme Mordaut… Solange Duplantet…
« Que risque-t-elle ? Ce n’est pas elle qu’on soupçonnera, puisque ce n’est pas elle la bénéficiaire apparente de ces meurtres…
« Personne ne sait qu’elle a obtenu de son amant un testament faisant d’elle, faute d’héritiers directs, sa légataire universelle…
« Elle tue sans danger…
« S’il y a du vilain, c’est lui qui ira en prison et qui sera condamné…
« Elle ne commence à être inquiète que le jour où elle sent l’influence de sa nièce qu’elle a, malgré elle, introduite dans la maison…
« Car Rose est plus jeune et plus fraîche… Et Mordaut…
— C’est dégoûtant ! Trancha le juge.
— C’est la vie, hélas ! Sa passion pour Ernestine se reporte sur la nièce de celle-ci… Rose à un amoureux ou un amant ?… Qu’importe !… Elle est un peu de la race de sa tante. Elle attendra quelques années… Elle attendra l’héritage que le châtelain lui promet… Elle n’a pas besoin de tuer, elle !… Soupçonne-t-elle ces meurtres ?… Elle n’a qu’à les ignorer… C’est à elle que cela profite, car…
— Cela a été long, monsieur le juge, soupira le commissaire, qui n’avait pas dîné et qui louchait vers les reliefs du repas. La légataire universelle de M. Mordaut est, en dehors de la part réservée au fils, Mlle Rose Saupiquet…
Les yeux du Petit Docteur étincelaient.
— Il n’y a pas d’autre testament ? Questionna le juge.
— Il y en a eu un autre auparavant… La légataire était Mlle Ernestine Saupiquet… Ce testament a été échangé voilà déjà près de huit ans…
— Mlle Ernestine le savait ?
— Non… Ce changement a été fait en secret…
Le Petit Docteur ricanait… Il est vrai qu’il venait de boire plus d’une bouteille de vin blanc si sec qu’il avait un peu le goût de pierre à fusil.
— Alors, monsieur le juge ? Vous y êtes ? Ernestine ignorait le nouveau testament… Elle était sûre, un jour ou l’autre, de profiter de ses crimes… Mais encore ne fallait-il tuer Mordaut lui-même que quand il aurait amassé suffisamment…
— Et la Rose ?
— Légalement, elle n’est sûrement pas complice… Je me demande cependant si elle n’avait pas deviné les calculs de sa tante… Quoi de plus facile que de laisser faire celle-ci, puisque, en réalité, c’était à elle et à son amant de l’infanterie coloniale que cela profiterait un jour ?…
« Réfléchissez, juge…
Il devenait familier, comme toujours quand il avait bu.
— Des intérêts sordides… Des femelles capables de tout pour s’assurer la grosse somme… Et lui, l’idiot, le malheureux, le passionné, lui, l’homme ne pouvant se passer de femmes dociles, lui qu’elles étaient en fin de compte deux à asservir, tiraillé entre elles, ne sachant plus où donner de la tête…
« Avouez qu’il y a des individus, comme ce Mordaut, qui sont faits pour tenter les criminels…
On avait posé une nouvelle bouteille sur la table, soi-disant pour le commissaire. Ce fut le Petit Docteur qui se servit le premier et qui, après avoir fait claquer la langue, déclara :
— Savez-vous ce qui m’a mis la puce à l’oreille ?… C’est quand Ernestine s’est portée garante de la vertu de sa nièce… Car, en douter, c’était douter de la vertu de Mordaut… Et si je doutais de celle-ci, j’en arrivais fatalement à soupçonner…
« Nous l’interrompons, en somme, au milieu de son travail… Hector, qu’elle n’a tué que par hasard, pour se débarrasser du poison et enfoncer Mordaut qui avait commandé devant moi l’omelette au rhum…
« Restait ensuite la Rose…
« Puis Mordaut…
« Puis la belle maison claire à la campagne et les quarante ans à vivre selon ses rêves…
Le Petit Docteur se servit à nouveau et conclut :
— Car il y a encore des gens, monsieur le juge, surtout en province, qui font des rêves à longue portée… C’est pourquoi ils tiennent tellement à vivre vieux !