III

Qui prouve que la lecture des annonces peut mener loin, voire à la mort violente


Le plus extraordinaire, aux yeux du Petit Docteur, ce n’était pas tant le drame sourd qui se jouait entre trois personnages, une vieille gouvernante, une jeune fille et lui, que l’atmosphère dans laquelle ce drame se déroulait.

Combien pouvait-il y avoir de personnes sur la plage ? Mille ? Deux mille ? Peut-être davantage. Et pour tout le monde, c’était une chaude journée de vacances. Chacun ne pensait qu’à se bronzer la peau, à exécuter des mouvements de culture physique ou à s’ébattre dans l’eau d’un beau bleu turquoise.

Entre les groupes, quelques mètres à peine, et des enfants à peu près nus couraient dans ces sortes de couloirs, heurtaient les corps étendus, allaient reprendre leur ballon sous les tentes.

Or, entre les trois personnages, la partie qui se jouait…

Qui sait où cela pouvait mener ? Est-ce que Bernard Villetan, qui la veille assourdissait la foule du bourdonnement orgueilleux de son hors-bord, n’était pas couché, entouré de bandelettes comme une momie, sur un lit articulé de clinique ?

La vieille gouvernante avait souri et s’était replongée dans sa lecture. Quant à la jeune fille en bleu pâle, jugeant sans doute qu’elle était assez cuite d’un côté, elle avait fait un mouvement pour se retourner. Dans ce mouvement, elle avait eu le temps de découvrir le Petit Docteur, si près d’elle qu’elle aurait pu le toucher en étendant le bras, et elle avait tressailli, mais sans aucune envie de sourire.

D’où ils étaient tous trois, on découvrait la façade de l’hôtel, avec un balcon à chaque chambre, y compris le fameux balcon d’où le jeune Bernard…

Qu’est-ce qu’elle faisait maintenant, la jeune fille ? Décidément, c’était chez elle une manie d’écrire sur le sable. Du doigt, elle traçait des lettres, en surveillant sa gouvernante du coin de l’œil. Serait-ce encore une injure, comme la veille, près du banc ?

Souriant, le Petit Docteur attendait… F… I… L…

Elle s’arrêtait un instant, parce que l’Anglaise avait bougé. Puis, patiente, elle recommençait : F… I… L…

— Filez !

Un drôle de mot, entre parenthèses, pour une jeune fille si parfaitement jeune fille qu’elle ! Il est vrai que les jeunes filles d’aujourd’hui affectent de parler l’argot…

La veille, il n’était qu’un imbécile ! Aujourd’hui, on lui ordonnait, sans prendre de gants, de filer !

Et il souriait. Il ne bougeait pas, son journal anglais déployé sur les genoux. Il aurait bien voulu voir passer le marchand de verres fumés, car la réverbération de la lumière sur le sable lui cuisait les yeux.

Tant pis ! À quelle page en était la vieille dame ? Page 8… Il chercha la page 8 de son propre journal… Toujours des articles, en caractères minuscules, avec des noms d’hommes politiques dans les titres…

— Filez !

Mais voilà qu’un événement bien plus inattendu se produisait. Une voix, qui n’était autre que celle de la vieille, une voix sucrée qui était bien une voix d’Anglaise de cet âge, questionnait :

— Vous parlez l’anglais ?

Il en était si surpris qu’il ne trouvait pas tout de suite une réponse.

— Oui… Non… Je l’ai appris autrefois au lycée…

— C’est très difficile, n’est-ce pas ?… Mais je crois que vous lisez couramment notre langue… Mlle Grégoire lit l’anglais aussi, mais elle le parle avec un horrible accent…

Drôle de femme, décidément ! Plutôt une caricature ! Pourquoi, au point où elle en était, ne pas avouer son âge une fois pour toutes ? Pourquoi ces modes surannées, cette robe ridicule sous laquelle on devinait un corset, ces bas mauves et surtout ce maquillage agressif qui ne donnait le change à personne ?

Et ce sourire, donc ! Un sourire mielleux qui n’empêchait pas Mlle Esther de découvrir de longues dents prêtes à mordre ! Et parmi ces dents il y en avait une bonne moitié en or !

— Vous êtes pour longtemps à Royan ?

— Je ne sais pas encore…

— J’ai honte de ne pas vous avoir remercié plus tôt… J’ai appris, en effet, la façon si élégante et si spirituelle dont, hier, au casino, vous avez réparé l’espièglerie de Mlle Grégoire… Car c’est évidemment une espièglerie… N’est-ce pas, mademoiselle ?

Celle-ci s’était retournée et regardait durement les deux interlocuteurs.

— Vous voyez comment ces drames arrivent… Je m’étais absentée un moment…

Une lumière se fit et le Petit Docteur faillit déclarer : « Ce n’est pas vrai ! »

Il ne le dit pas, mais il le pensa. Il revoyait maintenant la scène de la veille. Des détails oubliés lui revenaient. Et il était sûr qu’au moment de l’algarade il avait aperçu la vieille demoiselle se faufilant vers la sortie.

— Ces jeunes filles d’aujourd’hui… Enfin ! J’en serai quitte pour ne plus relâcher ma surveillance… J’étais seulement confuse de ne pas vous avoir remercié au nom des parents de Mlle Grégoire…

— Ils habitent sans doute Paris ?

— Ils sont pour le moment en Amérique du Sud… Ils voyagent beaucoup… C’est pourquoi il leur fallait une personne de tout repos pour…

« Toi, ma vieille, pensait le Petit Docteur, voilà que tu deviens trop bavarde d’un seul coup…»

Le plus comique, c’est qu’un couple, non loin d’eux, le voyant entrepris par cette caricature, lui adressait des clins d’œil qui signifiaient : « Est-elle marrante, la vieille ! Vous n’allez plus pouvoir vous en débarrasser…»

Le fait est qu’elle devenait insistante.

— Vous n’êtes pas trop au soleil ? Vous ne voulez pas vous mettre à l’ombre de notre parasol ?

— Je vous-remercie… Non, vraiment…

— Royan est une plage délicieuse… En Angleterre, nous n’avons que des…

Le plus difficile, c’était de penser, de penser d’une façon forcenée, à toute vitesse, pour ne pas être pris de court, et en même temps de montrer un visage candide et souriant.

Surtout que Lina le regardait, le front dur, les yeux plus durs encore, et qu’il avait l’impression qu’en quelques minutes elle venait de vieillir de cinq ou six ans…

Où était la poupée idéale de tout à l’heure, la jeune fille rose et candide comme on n’en voit que sur les cartes postales ?

— Vous êtes médecin, m’a-t-on dit ? Susurrait la vieille.

— Médecin de campagne, oui…

— Cela doit être passionnant…

Pourquoi passionnant ? Et pour quelle raison, soudain, lui avait-elle ainsi adressé la parole ? Pour quelle raison semblait-elle ne plus vouloir le lâcher, quitte à jouer une interminable comédie ?

C’est ce qu’il se demandait. Il sentait qu’il fallait trouver la solution très vite, que tout dépendait de là. Il sentait aussi que Lina s’impatientait, le souhaitait à tous les diables, lui faisant comprendre que plus tôt il s’en irait et mieux cela vaudrait.

— Monsieur désire sans doute aller se baigner ? dit-elle. C’est l’heure de la pleine mer.

Un regard foudroyant de la vieille.

— Si vous désirez aller vous baigner, Lina, allez-y, mais ne vous occupez pas des grandes personnes…

Est-ce que ce n’était pas comique ? À condition de ne pas regarder du côté de l’hôtel, de ne pas voir un balcon parmi tant d’autres, d’où, la nuit précédente, un jeune homme plein de vie et d’entrain…

— Je suppose que ce n’est pas comme médecin que vous êtes ici, mais que vous prenez vos vacances ?

— C’est-à-dire que… Vous savez, dans notre métier… Tenez, cette nuit, j’ai failli être réveillé pour un accident qui s’est produit à l’hôtel…

Il les regardait tour à tour. La vieille ne bronchait pas. Lina attendait avec angoisse.

— On n’a pas pensé à moi et on a appelé un confrère de Royan… L’homme, d’ailleurs, n’est pas mort, ce qui est un miracle… Tomber d’un troisième étage !…

Deux enfants qui couraient et qui vinrent presque s’écraser sur lui l’empêchèrent de constater l’effet de ses paroles. Il entendit cependant l’Anglaise qui disait :

— C’est fou, le nombre d’accidents qu’il y a aujourd’hui… Vous restez quelques jours encore à l’hôtel ?

— Une nuit au moins…

— Dans ce cas, je me demande si, au nom des parents de Lina, mon devoir n’est pas de vous remercier en vous priant de dîner avec nous… Je ne sais pas si cela vous amusera…

C’était décidément impossible d’avoir une conversation suivie sur cette plage. Un ballon rouge et bleu, venu Dieu sait d’où, faillit atteindre la vieille demoiselle au visage et elle serra involontairement les genoux pour le rattraper dans son giron.

— … En toute simplicité, bien entendu, poursuivit-elle. Nous ne sortons jamais le soir et nous ne nous habillons pas…

C’était avec son pied, cette fois, que la jeune fille avait écrit sur le sable :

— Filez !

Elle y tenait ! Dollent n’avait aucune envie de s’en aller ! Depuis quelques instants, il était devenu très rouge. Il regardait le gosse s’éloigner avec son ballon rouge et bleu. Puis il regardait le terrible balcon.

Puis…

La brise qui venait de la mer avait tourné la page de son journal. Machinalement, il avait baissé le regard.

Maintenant, il relevait la tête. Il avait pâli. Il s’efforçait de prendre un air joyeux.

— J’accepte votre invitation, disait-il, mais à une condition. C’est que, de votre côté, vous consentiez à prendre toutes deux l’apéritif avec moi au bar de l’hôtel… Jef prépare les cocktails à la perfection…

— Je ne bois pas de cocktails ! Laissa tomber Lina.

— Taisez-vous ! Ordonna sa camérière. Monsieur est trop aimable, après ce qu’il a fait pour vous, de vous inviter par surcroît, surtout que vous ne lui témoignez guère de reconnaissance… Si vos parents étaient ici…

N’y eut-il pas comme un voile sur les prunelles de la jeune fille ?

— Nous acceptons, monsieur, continua la vieille. À quelle heure voulez-vous ?…

— Mais il me semble que maintenant… Si du moins cela vous convient…

— Lina ! Passez votre robe de plage… Je vous ai toujours répété que ce maillot est d’une indécence…

Et le Petit Docteur, en se levant, avait la gorge sèche, les mains moites. Manque d’habitude ! Certes, presque tous les jours il jouait la vie des autres. Mais c’était la première fois qu’il jouait la sienne !


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