I

Comment un trop bon dîner, suivi d’une visite à Luna-Park, devait entraîner M. Van der Donck dans une série d’événements dramatiques


Quand le commissaire Lucas sortit du « rapport », c’est-à-dire de la conférence qui se tient chaque matin quai des Orfèvres entre le directeur de la Police judiciaire et ses chefs de service, il avait un mince dossier bleu à la main ; c’est ce dossier qu’il désigna de loin, avec un clin d’œil, au Petit Docteur, qui attendait sagement.

On était en août. Jean Dollent avait décidé de passer à Paris les quinze jours de vacances qu’il s’octroyait et d’en profiter pour s’initier aux méthodes de la Police judiciaire.

Par chance, le commissaire Lucas était originaire des Charentes et le Petit Docteur avait pu se faire recommander à lui par des amis.

— Venez me voir chaque matin vers neuf heures. Il y aura bien un jour ou l’autre une affaire qui vous intéressera…

Maintenant, Lucas entraînait son jeune compagnon vers le fond d’un immense couloir.

— Faisons semblant de bavarder… murmura-t-il en désignant une cloison vitrée derrière laquelle se trouvait une salle d’attente. Observez le bonhomme qui est là…

Dans la petite pièce, un homme était assis, grand, large, fort et sanguin, et son visage, laqué par la sueur, avait cette expression d’ennui que prennent tous les visages après une longue attente.

On devinait qu’il avait eu le temps de faire dix fois le tour de la pièce, de se lever et de se rasseoir, de contempler, dans leur cadre de bois noir, les photographies d’inspecteurs morts pour la patrie, et l’affreuse pendule Louis-Philippe qui trônait sur la cheminée.

Il en était au tapis vert de la table, qu’il fixait consciencieusement.

— Vous l’avez bien vu ?… Venez…

Une fois dans son bureau, Lucas questionna :

— Qu’est-ce que vous en pensez ?

— Heu !… Que c’est un homme du Nord… sans doute un étranger… qu’il n’a pas passé la nuit dans son lit et qu’il n’est pas d’un tempérament nerveux, car il supporte plus placidement que je ne ferais le supplice d’attente… Qu’a-t-il fait ?

Le Petit Docteur était un peu inquiet, retrouvant l’humilité de l’élève devant son instituteur.

— Comme vous y allez !… Pensez-vous donc que ne viennent ici que les gens qui ont fait quelque chose ?… Installez-vous dans ce coin… Ne bougez pas…

Le commissaire Lucas sonna, dit à l’huissier :

— Introduisez M. Kees Van der Donck…

Le soleil était déjà haut dans le ciel. La fenêtre grande ouverte laissait entrer les bruits des quais et comme le reflet de la Seine qui coulait entre ses murs de pierre. Des cars passaient parfois, pleins d’étrangers, et sur les grands boulevards, la veille, le Petit Docteur, plus habitué au calme de Marsilly et de La Rochelle, avait entendu parler toutes, les langues.

— Asseyez-vous, monsieur Van der Donck… Je m’excuse de vous avoir fait attendre et je vous remercie de vous être tenu avec tant d’amabilité à notre disposition…

— C’est une affaire très ennuyeuse… soupira le colosse, dont les yeux, dans un visage rose aux traits épais, étaient étrangement enfantins.

— Je vous comprends… Très ennuyeuse… Je vois, d’après cette fiche, que vous êtes Hollandais…

— D’Amsterdam… Importateur de produits coloniaux, en particulier de produits des Indes néerlandaises.

— Vous êtes à Paris depuis trois jours… Hier au soir, vous avez dîné seul dans un grand restaurant des Champs-Élysées…

— J’ai trop bien dîné, précisa le Hollandais, qui avait dans ses expressions de physionomie une naïveté savoureuse. Tout cela est la faute à la cuisine française et aux vins français… En Hollande, nous ne sommes pas habitués… Après dîner, j’étais très gai et, comme il faisait trop chaud pour aller au théâtre, j’ai voulu visiter Luna-Park… C’est vraiment très excitant… Il y avait beaucoup de jolies petites Parisiennes… Elles s’amusaient… Elles riaient très fort… Je riais aussi…

« C’est comme cela, en riant, devant les balançoires, que j’ai fait la connaissance d’Annette et de Simone… Je ne connais que leurs prénoms… Deux très gentilles demoiselles… Très gaies… Très spirituelles… Nous sommes allés sur toutes les attractions… Nous sommes entrés dans toutes les baraques… Et de temps en temps nous allions au bar pour nous désaltérer…

— Vous êtes allés souvent au bar ? murmura le commissaire, qui était l’homme le plus paisible et le plus souriant de la terre.

— Souvent, oui… Aussi, ce matin, j’ai très mal à la tête… Il ne faut pas faire attention… Comment dites-vous ?… Gueule de… de boa ?

— Gueule de bois, oui…

— Cela veut dire gueule de serpent ?

— Pas tout à fait… Mais continuez…

— La dernière fois que nous sommes allés au bar, j’ai aperçu une jeune personne qui nous regardait et qui avait l’air de vouloir s’amuser aussi… Je suis allé l’inviter, même que j’ai renversé un guéridon en passant, parce que je ne marchais plus très droit…

— Et vous avez continué la fête avec vos trois compagnes ?

— C’est embarrassant à expliquer, monsieur le commissaire… Les deux autres, Annette et Simone, c’était pour rigoler, comme vous dites… Des petites jeunes filles qui habitent chez leurs parents… Tandis que la troisième… Lydia, elle s’appelait… Ce n’était pas une Française… Elle m’a dit qu’elle était danseuse… Moi, je ne sais pas…

— Bref, vers minuit, vous avez confié vos deux premières compagnes au métro et vous êtes resté seul avec Lydia…

— Nous sommes entrés à l’Hôtel Beauséjour, qui était tout près, avenue de la Grande-Armée…

— Une question. Vous êtes descendu au Grand-Hôtel, boulevard des Italiens. Pourquoi n’est-ce pas là que vous avez conduit votre compagne ?

— Oh ! Monsieur le commissaire… Au Grand-Hôtel, je suis un monsieur sérieux et je ne voudrais pas que…

— Continuons… Vous êtes resté environ une heure à l’hôtel… Je suppose que vous avez fait, avant de partir, un cadeau à votre compagne ?

Le Petit Docteur, qui ne quittait pas le Hollandais des yeux, le vit rougir, perdre un instant contenance.

— Je ne me souviens plus… Non, je ne crois pas…

— Et elle n’a pas réclamé ?

— Elle avait bu aussi… Nous avions bu tous les deux avant d’entrer à l’hôtel… Quand je suis parti, j’ai voulu marcher un peu… J’étais déjà tout près de l’Arc de Triomphe quand je me suis aperçu que je n’avais plus mon portefeuille…

— Dans quelle poche le mettez-vous d’habitude ?

— Dans la poche revolver du pantalon… Ici… Tenez ! Le voici…

— Vous êtes donc retourné à l’Hôtel Beauséjour. Vous êtes monté dans la chambre. Lydia était tout habillée…

— Oui… Sur le lit… Ou plutôt en travers… J’ai cru qu’au moment de partir elle s’était endormie… J’ai voulu la secouer… C’est alors que j’ai vu du sang et que j’ai compris qu’elle était morte… Son crâne avait été comme écrasé…

— Vous n’avez pas appelé ?

— Je suis descendu et je suis sorti…

— Pardon… Vous aviez retrouvé votre portefeuille ?

— Par terre, oui… Il était tombé de ma poche… Au coin de l’avenue, j’ai demandé à l’agent où était le poste de police… J’y suis allé… J’ai montré mes papiers au brigadier… Je lui ai annoncé que la demoiselle était morte…

— C’est tout ce que vous savez ?

— C’est bien assez, n’est-ce pas ? J’ai très peur que mon nom paraisse dans les journaux… En Hollande, les gens sont fort sévères sur la question des mœurs… Cela me ferait beaucoup de tort dans mes affaires si on apprenait…

— Vous comptiez rentrer en Hollande prochainement ?

— Dans deux ou trois jours…

— Peut-être devrez-vous attendre un peu plus longtemps… Je vous demanderai de ne pas quitter Paris avant que je vous fasse signe… Vous pouvez disposer, monsieur Van der Donck…

— Mon nom ne sera pas dans les journaux…

— Je n’en vois pas la nécessité quant à présent… Il sonna.

— Joseph ! Reconduisez M. Van der Donck…

« Voilà, docteur, le genre d’affaires qui nous tombent sur le dos l’été… Qu’est-ce que vous en pensez ?

Le Petit Docteur se grattait la tête, bien embarrassé.

— Vous passez, reprit Lucas, pour avoir un flair exceptionnel et pour suivre des méthodes toutes personnelles. J’ignore quels sont les crimes dont vous avez eu à vous occuper en province. En voici un qui est tout ce qu’il y a de plus classique. Qu’allez-vous faire ? Vous avez entre les mains les mêmes éléments que nous… Pardon ! J’oubliais un document… C’est le passeport de Lydia Nielsen, née en Hongrie, danseuse de cabaret, c’est-à-dire entraîneuse, vingt-deux ans, célibataire, venant de Bruxelles, où elle a fait un assez long séjour dans une boîte qui s’intitule le Pingouin… D’après son passeport, Lydia Nielsen était arrivée hier à Paris, ruais nous ignorons encore dans quel hôtel elle était descendue…

« Je vous donnerai le renseignement dès que je l’aurai, car la Brigade des meublés est en train de montrer sa photographie à tous les tenanciers d’hôtel…

« Quant aux causes de la mort, Lydia Nielsen a été frappée avec une rare violence en plein crâne, et la boîte crânienne a éclaté… Si vous n’êtes pas trop sensible, et comme médecin je suppose que vous ne l’êtes pas, je pourrai vous montrer une photographie où l’on distingue des lambeaux de cervelle sur le papier de tapisserie…

« J’allais encore oublier un détail… Si j’ai demandé à Van der Donck s’il avait fait un cadeau à sa compagne, c’est que, dans le sac de celle-ci, on n’a retrouvé, outre le passeport et de menus objets, qu’un billet de cinquante francs et de la monnaie…

« Je vous laisse travailler, docteur… Venez ici quand il vous plaira Tous mes dossiers sont à votre disposition, et je ne vous cacherai rien des progrès de l’enquête…

Il y avait un peu d’ironie dans les dernières phrases, mais une ironie cordiale, et le Petit Docteur ne pouvait décemment pas s’en froisser.

— À propos… Si je n’étais pas ici lorsque vous viendrez, demandez l’inspecteur Torrence, qui travaille toujours avec moi…

Eh bien ! Quand il se retrouva sur les quais, où la chaleur, à dix heures du matin, était déjà étouffante, le Petit Docteur ne sentait pas son entrain habituel. Cette affaire ne ressemblait pas à celles qu’il avait élucidées jusqu’alors, et peut-être aussi était-il impressionné par l’immensité de Paris qui grouillait autour de lui ?

Qu’est-ce que la police, de son côté, allait tenter ? Car il était évidemment inutile de faire la même chose qu’elle. Examiner avec soin la chambre de l’Hôtel Beauséjour, avant tout. Pour cette tâche, les spécialistes de l’Identité judiciaire valaient mieux que lui.

Questionner le gardien de nuit de l’hôtel et se renseigner sur tous ceux qui y avaient couchée cette nuit-là ? Rechercher la trace de Lydia dès son arrivée à Paris ? Le commissaire l’avait dit.

Ensuite ? Télégraphier à la police néerlandaise pour demander des renseignements sur M. Van der Donck ? Puis à la police belge pour en obtenir sur le séjour de la victime au Pingouin ?…

Il était vraiment découragé. Pour la première fois, il avait le sentiment de sa petitesse au milieu du vaste monde. L’atmosphère de Paris l’écrasait. L’énormité de la tâche qu’exige une enquête banale comme celle-là le faisait douter de ses possibilités, à lui qui n’avait que son cerveau pour lutter.

Il essaya bien d’employer son système habituel, celui qui consistait à établir, avant toute recherche et tout raisonnement, une base simple et nette, un certain nombre de vérités absolues.

— Van der Donck est arrivé à Paris il y a trois jours… Lydia est arrivée le jour même du crime…

S’ils se connaissaient d’avance et s’ils s’étaient donné rendez-vous, auraient-ils choisi un endroit aussi bruyant que Luna-Park et le Hollandais se serait-il trouvé, au moment de la rencontre, en compagnie de deux gamines ?

Lydia avait suivi son compagnon dans le premier hôtel venu. Il l’avait quittée après une heure, ce qui pouvait paraître normal. Et c’était encore normal qu’il fût revenu sur ses pas pour rechercher son portefeuille…

Lydia était-elle déjà morte quand il l’avait quittée la première fois ?

Dans ce cas, serait-il revenu et serait-il allé avertir la police, alors qu’il lui suffisait de disparaître sans rien dire ?

Il ne lui avait pas fait de cadeau… Mais il avait bien spécifié que la jeune danseuse était presque aussi ivre que lui…

Pourquoi Lydia s’était-elle rhabillée, puisqu’on l’avait retrouvée entièrement vêtue ?

Si quelqu’un était entré dans la chambre pour la tuer, quel but poursuivait-il et pourquoi n’avait-il pas emporté le portefeuille qui, tombé sur le plancher, devait être très visible ?

Le Petit Docteur était arrivé sur les grands boulevards et il regarda avec admiration l’immense façade du Grand-Hôtel, hésita, franchit la porte tournante et se trouva dans le hall tout grouillant.

S’adresser au portier ? Pour demander quoi ? Des renseignements sur Van der Donck ? Il aperçut, à gauche du hall, un somptueux bar américain, et cette vue lui donna soif. L’instant d’après, hissé sur un haut tabouret, il commandait un cocktail et s’abîmait dans ses réflexions.

— M. Dollent !… On demande M. Jean Dollent au téléphone…

Un chasseur allait partout, répétant son appel, et le Petit Docteur fut un bon moment sans s’aviser que c’était à lui qu’on en voulait. Comment pouvait-on savoir qu’il était là ?

— Monsieur Dollent… La cabine 7, au sous-sol… à droite…

— Allô !… C’est vous, docteur ?… Ici, Lucas… Je vous demande pardon de vous interrompre dans votre enquête…

Dallent faillit lui répondre par une grossièreté, tant il se sentait mal parti.

— Je voulais vous signaler honnêtement que j’ai dans mon bureau un garçon assez intéressant… La photographie de Lydia avait à peine paru dans les journaux qu’il accourait… Voulez-vous sauter dans un taxi ?…

Cinq minutes plus tard, le Petit Docteur était au quai des Orfèvres. Dans le bureau de Lucas, il trouvait un grand jeune homme maigre, pâle, aux yeux fiévreux, aux doigts crispés…

— Entrez, docteur… Je vous présente René Fabry, employé de banque à Bruxelles… Vingt-deux ans, n’est-ce pas… monsieur Fabry ?

— Vingt et un… Lydia et moi…

Sa lèvre inférieure se soulevait, sa pomme d’Adam bougeait et il avait toutes les peines du monde à retenir ses sanglots.

— Voici… expliquait Lucas pour gagner du temps, M. Fabry était depuis près de deux mois l’amant de Lydia…

— Nous nous aimions ! Rectifia le jeune homme, les prunelles en feu.

— C’est cela ! reprit Lucas sans ironie apparente. Ils s’aimaient. Il paraît que Lydia n’était pas du tout la femme que l’on pourrait croire. C’était une jeune fille trop sérieuse, de bonne famille, qui n’acceptait de danser dans les cabarets que pour gagner sa vie…

— Son père était officier en Hongrie ! Intervint le jeune homme.

— Vous voyez, docteur ! Bien entendu, M. Fabry et Lydia ne vivaient pas ensemble. M. Fabry habite avec ses parents. Mais ils se voyaient fréquemment l’après-midi… Le soir, M. Fabry allait au Pingouin, mais il lui était impossible d’attendre sa compagne jusqu’à quatre heures du matin, à cause de son travail…

— Je savais qu’elle rentrait directement chez elle… Deux fois je l’ai suivie…

— Dites-nous maintenant comment vous avez découvert la disparition de Lydia…

— Je suis allé chez elle hier après-midi… Elle avait un appartement meublé dans le quartier de la Bourse… Sa logeuse m’a dit qu’elle venait de sortir avec une valise et qu’elle avait pris un taxi… La logeuse avait entendu ordonner :

« — À la gare du Midi…

« Or, pour où s’embarquerait-on, à la gare du Midi, si ce n’est pour Paris ?

« J’ai passé des heures atroces. Je n’ai pas dîné. Puis j’ai décidé de partir à mon tour. J’ai laissé un mot à mes parents. J’ai adressé une lettre à la banque, m’excusant de prendre ainsi mes vacances sans avertir… J’ai pris le train de minuit et je suis arrivé ce matin un peu avant sept heures à la Gare du Nord…

Voilant toujours à merveille son ironie, le commissaire dit au Petit Docteur :

— M. Fabry comptait retrouver sa maîtresse à Paris… Il n’avait pas son adresse… Il n’était pas même certain qu’elle y fût…

— Je l’aurais retrouvée ! proclama orgueilleusement le jeune homme. Je suis sûr que, si on ne me l’avait pas tuée…

— Vous n’avez donc jamais entendu parler d’un M. Van der Donck ?

— Jamais.

— Jamais non plus Lydia n’a fait allusion devant vous à un Hollandais ?

— Elle ne s’occupait pas des hommes. Une fois hors du Pingouin, où elle était bien obligée…

— Évidemment ! Évidemment… Et vous affirmez que ce n’était pas la femme à suivre à l’hôtel un homme qu’elle ne connaissait pas…

— Ça, jamais, et je défends… qu’on…

— Calmez-vous… Nous sommes tout disposés à vous croire, le docteur et moi… Étant donné vos relations avec la victime…

— Je l’aurais épousée… Et si mes parents avaient refusé leur consentement…

— Vous prétendez donc que Lydia aurait été victime d’un complot… C’est bien ce que vous m’avez dit tout à l’heure…

— Je répète qu’il n’y a pas d’autre explication possible… Peut-être s’occupait-elle de politique ?… Peut-être d’espionnage ?…

— Vous n’en savez rien ?

Il rougit, vexé de ne pas savoir.

— Non… Lydia était mystérieuse, comme toutes les Hongroises.

— Voulez-vous être assez aimable pour me dire à quel hôtel vous êtes descendu et où je peux vous toucher ?

— Hôtel de Maubeuge, près de la gare… C’est la première fois que je viens à Paris, et…

— Qu’est-ce que vous en pensez, docteur ?

— Et vous ? répliqua l’autre, bougon.

— La même chose que vous, c’est-à-dire rien encore… Avec une pointe de sarcasme, il ajouta :

— Il est vrai que nous, à la PJ, nous ne pensons heureusement pas beaucoup, n’est-ce pas ?… À propos… Nous avons retrouvé le domicile à Paris de notre jeune fille, que René Fabry n’est pas loin de nous représenter comme une ingénue… Elle est descendue à l’Hôtel Cristal, rue Fontaine, un hôtel, soit dit entre nous, qui est surtout fréquenté par des demoiselles de petite vertu, par des entraîneuses et par des messieurs pas très recommandables… Sa chambre a été fouillé… Dans son nécessaire de toilette, on a retrouvé une somme de dix mille francs en billets belges, ce qui semble écarter l’idée qu’elle ait suivi le premier passant venu pour le petit cadeau habituel…

« À part cela, rien d’anormal… Une malle de robes comme celles que portent ces demoiselles… Des tutus… Des fards… Des cartes postales envoyées par des amies de Stamboul, du Caire, de Tunisie, de Venise et de Cannes…

« Enfin, j’ai téléphoné personnellement à Amsterdam, où M. Van der Donck est très honorablement connu… Il est célibataire… Il voyage beaucoup pour ses affaires et pour son plaisir… On ne l’attend pas là-bas avant plusieurs jours, car c’est l’époque de l’année qu’il consacre à une tournée assez importante en Europe…

« C’est tout, docteur… Vous en savez autant que nous… Je voudrais pouvoir en dire autant…

— Qu’est-ce que cela signifie ? Riposta Dollent, les sourcils froncés.

— Que je voudrais être sûr d’en savoir autant que vous… Étant donné vos précédents exploits, il est impossible que vous n’ayez pas encore une opinion et que, de déduction en déduction…

Allons ! Ce n’était pas la peine de se disputer. C’était le souriant commissaire Lucas, fort de toute la machine policière qu’il sentait derrière lui, qui avait raison. Et le Petit Docteur, venu du fond de sa province, avait tort de vouloir lutter de vitesse et d’ingéniosité avec la police officielle.

— Je vous laisse à votre enquête, docteur… Bonne chance…

Dallent était déjà au fond du couloir et il allait s’engager dans l’escalier quand Lucas courut après lui.

— Psssstttt ! Un mot encore… J’allais oublier le plus important…

Il ironisait une fois de plus, c’était flagrant. Il tenait un bout de papier à la main.

— Voici ce qu’on a trouvé dans le sac de notre danseuse… Un bout de menu, comme vous voyez… Derrière, au crayon, un chiffre : 658… C’est tout… Vous avouerez que je ne triche pas avec vous, même par inadvertance…

— Vous pouvez me confier ce papier ?

— Avec le plus grand plaisir…

Une heure plus tard, à cause de ce bout de papier déchiré au bas d’un menu, le Petit Docteur était confortablement installé dans le rapide de Bruxelles, vexé cependant d’avoir dû se payer un pullman parce qu’il n’y avait pas d’autre train à cette heure-là.

— La police, elle, n’a pas besoin de regarder à l’argent, soupirait-il en pensant à ce qu’il venait de payer et à ce qu’il dépenserait dans la capitale belge.

Ce en quoi il se trompait lourdement, ainsi que Lucas n’aurait pas manqué de le lui dire s’il eût été là. Et Lucas aurait sans doute ajouté : « Pensez que mes hommes, quand ils prennent un taxi, sont presque toujours sûrs qu’il ne leur sera pas remboursé ! »

Du moins Dollent avait-il conscience de s’être servi, ne fût-ce qu’un instant, de sa faculté de raisonnement. La preuve, c’est que les autres, ceux de la PJ, n’avaient rien vu d’intéressant dans ce bout de papier.

Les parties imprimées, portant sans doute le nom du restaurant, avaient disparu. C’était un bas de page. On lisait entre autres choses : Mayonnaise de crevettes : huit francs.

Du coup, le Petit Docteur avait sourcillé. Il n’était allé que deux fois en Belgique, mais il se souvenait du goût des gens de ce pays pour la mayonnaise et pour ces plats intitulés mayonnaise de crevettes, mayonnaise de homard, mayonnaise de crabes…

Un saut à Montmartre, avant de prendre le train. Il entre dans un restaurant.

— Dites-moi, maître d’hôtel, y a-t-il des restaurants qui affichent au menu des plats comme celui-ci : mayonnaise de crevettes…

Le plus drôle, c’est qu’il tombait sur un maître d’hôtel bruxellois et que celui-ci lui lançait avec un savoureux accent :

— C’est belge, ça, n’est-ce pas !…

Quant au numéro… Le Petit Docteur n’aurait pas volontiers expliqué à Lucas le processus de sa pensée… Celui-ci lui rappelait un voyage à Rome… Il occupait, à l’Hôtel Excelsior, la chambre 432… Le préposé à l’ascenseur lui avait expliqué que les centaines, dans les palaces, représentent l’étage… Ainsi toutes les chambres du premier ont des numéros commençant par cent… Au second, deux cents… Et ainsi de suite…

Lors de ce voyage-là, Dollent avait rencontré dans une boîte de nuit une charmante danseuse – elle n’était pas Hongroise mais Grecque – et il l’avait suppliée de venir passer la nuit avec lui.

— Nous ne pouvons pas sortir avant la fermeture… lui avait-elle répondu. Attendez-moi… Buvons quelque chose…

En deux heures, il en avait eu pour sept ou huit cents lires de souper au champagne. Et il n’était que trois heures du matin !

— À quelle heure a lieu la fermeture ?

— Pas avant cinq heures… Six heures et plus s’il reste du monde…

Il n’était pas assez riche pour demeurer si longtemps, au train où allaient les dépenses.

— Promettez-moi de venir me retrouver… avait-il insisté avec espoir, car la petite Grecque paraissait la sincérité même.

— Où ?

— Hôtel Excelsior…

— Inscrivez le numéro de votre chambre…

Quelle nuit ! Jusqu’à sept heures du matin, il avait attendu, en pyjama de soie, tournant en rond dans la chambre, voyant naître peu à peu le jour, monter le soleil au-dessus des toits.

La petite Grecque n’était jamais venue !

— Dites-moi, garçon…

Le garçon du pullman venait de servir le thé.

— Combien y a-t-il à Bruxelles de grands hôtels comportant au moins six étages…

— Il y a le Métropole…

— Je connais…

— Puis le Palace, près de la gare du Nord… L’Astoria… Le…

Il notait au vol. Il arriva à huit hôtels. Mais l’instant d’après il n’y en avait plus que sept, car le garçon revenait sur ses pas pour annoncer qu’il s’était trompé et qu’un de ces hôtels n’avait que cinq étages.

Que pouvait bien faire le commissaire Lucas pendant ce temps-là ? Et quelle tête ferait-il si, le lendemain, le Petit Docteur revenait avec…

Il en était tout fiévreux ! Revenir, par ce même train mœlleux, avec la solution du problème, débarquer à la Gare du Nord, sauter dans un taxi, lancer négligemment à Lucas :

— C’est fait…

— Qu’est-ce qui est fait ?

— Tout… Voilà la solution de cette affaire…

Les yeux mi-clos, le Petit Docteur rêvait, un léger sourire sur les lèvres, tandis que défilaient les premières maisons de Schaerbeek.


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