I

D’un monsieur qui a la manie d’acheter des pantoufles et d’un autre qui s’intéresse au rayon des fouets


Il arrivait vers six heures et quart, bedonnant, le front toujours humide, et il s’épongeait avec un mouchoir de couleur en faisant une première fois le tour du rayon.

C’était dans un des grands magasins des environs de l’Opéra. À cette heure-là, une marée humaine déferlait sur les trottoirs, et les voitures, dans la rue, avançaient par petits bonds, à dix de front.

Dans le grand magasin, les ascenseurs fonctionnaient sans répit, chacun s’agitait, bousculait ses voisins, exigeait d’être servi avant la fermeture.

Seul, cet homme placide, aux allures de modeste retraité, ne partageait pas la fièvre générale et paraissait ignorer que l’établissement fermait ses portes à six heures et demie.

Le rayon de pantoufles n’était pas loin de la porte C. Il s’asseyait, et Gaby, la vendeuse, poussait un soupir résigné.

— Qu’est-ce que ce sera aujourd’hui ? Questionnait-elle en essayant de garder au moins les apparences de la politesse commerciale.

C’était l’heure de se mettre de la poudre et du rouge, et non l’heure d’essayer des pantoufles à un maniaque.

— Je voudrais un article souple, dans les tons havane.

— Comme hier, alors ?

— Non… Celles d’hier ont une semelle trop épaisse… Il y avait une semaine entière que cela durait, que les choses se passaient chaque jour de la même manière. Le client regardait Gaby avec beaucoup de douceur, comme un amoureux timide. Il retirait sa chaussure gauche, tandis qu’elle apportait des boîtes.

— Ceci vous plaît ?

— C’est un peu clair… Vous n’auriez pas plus foncé ?…

Et Gaby savait – ses amies aussi – qu’il en serait ainsi jusqu’à la dernière minute. Il essaierait dix, vingt paires de pantoufles avant d’en choisir une et, quand la sonnerie retentirait enfin, il se dirigerait vers la caisse, son paquet sous le bras.

Gaby avait essayé d’un truc pour le décourager. Sa copine Antoinette, de la maroquinerie, avait été chargée de venir lui dire à voix haute, en présence du client aux pantoufles :

— Voilà ton fiancé qui passe…

Elle avait ajouté de son cru :

— Il est toujours aussi jaloux ?

L’homme n’avait pas bronché. C’était l’image de la placidité, de la patience, de la douceur.

Un autre truc, plus cruel, n’avait pas donné davantage de résultat : Gaby n’avait pas hésité à lui essayer, à grand renfort de chausse-pied, des pantoufles beaucoup trop petites, et il s’était contenté de grimacer.

Allait-il continuer pendant des semaines, pendant des mois, qui sait ? Pendant des années, à venir acheter chaque jour une paire de pantoufles, et invariablement quelques instants avant la fermeture ?

Gaby, maintenant, en avait les larmes aux yeux. Elle regardait la place à laquelle s’installait, d’habitude, son amoureux et elle expliquait au Petit Docteur :

— C’était avant-hier… Je ne savais plus quelles pantoufles lui proposer… J’avais une cliente grincheuse qui attendait avec un petit garçon… Je me suis baissée pour prendre des boîtes sous ce comptoir… Sans lever la tête, j’ai saisi le pied de mon client… J’avais une pantoufle bleue de l’autre main…

« Je ne sais pas pourquoi j’ai eu une drôle de sensation… J’ai levé la tête… J’ai cru qu’il s’était endormi, car il avait le menton sur sa poitrine…

« Je l’ai un peu secoué et j’ai failli le recevoir sur le dos…

« Il était écroulé, tout mou, comme un sac de sable… J’ai poussé un cri… Des gens sont accourus… L’inspecteur a dit :

« — De l’air !… De l’air !… C’est sans doute une crise cardiaque…

« Car nous voyons parfois des accidents de ce genre…

« Mais non ! En lui retirant son col et sa cravate, on a aperçu du sang sur sa chemise et on a constaté qu’il avait reçu une balle dans la poitrine…

« Ici, monsieur, oui !… En plein magasin !… En pleine foule !… Et personne n’a rien entendu !

« Il était déjà mort que j’essayais de lui passer une pantoufle ! J’en suis malade, au point que j’ai demandé à changer de rayon… Chaque fois que j’aperçois cette chaise…


Quand le Petit Docteur était arrivé à Paris, le matin même, le commissaire Lucas avait déjà terminé une première enquête. Il avait conduit Dollent au second étage du magasin et s’était arrêté au rayon des jouets.

Ce rayon était tout au bord de la balustrade et on dominait une partie du rez-de-chaussée, entre autres le rayon de pantoufles.

— C’est d’ici qu’on a tiré… Vous voyez la chaise qu’occupait la victime… L’assassin était à cette place… J’ai interrogé tous les vendeurs… Ils se souviennent d’un homme encore jeune qui a rôdé assez longtemps autour du rayon… Un des vendeurs lui a demandé s’il désirait quelque chose et il a répondu :

« J’attends ma femme…

« Il était environ six heures et quart… L’inconnu paraissait s’intéresser aux panoplies… Il a pris en main plusieurs modèles de pistolets genre Eurêka…

« Comprenez-vous, maintenant, le mécanisme du crime ?… Il devait avoir en poche ou dans un paquet, ou encore dans une serviette, un pistolet à air comprimé, en tout cas une arme de haute précision, peut-être munie d’un silencieux…

« Pour tuer quelqu’un à cette distance, un revolver, fût-il de fort calibre, ne suffit pas… Une carabine eût été encombrante… Mais il y a des pistolets de tir qui tuent un homme à cinquante mètres et davantage…

« L’assassin manie innocemment des jouets d’enfant… C’est naturel à ce rayon… Il fait mine de viser et nul ne s’en étonne…

« La sonnerie annonçant la fermeture est puissante… À ce moment, le vacarme, dans le magasin, est à son comble… Personne n’entend le léger bruit d’une arme à air comprimé ou d’un pistolet à silencieux…

« La direction est affolée… Elle veut que le possible et l’impossible soient faits pour découvrir le coupable… C’est pourquoi elle nous a demandé si nous connaissions un détective privé, capable de poursuivre son enquête parallèlement à celle de la Police judiciaire…

« J’ai donné votre adresse… Vous voyez, docteur, que je ne suis pas jaloux de vos lauriers…

« Bonne chance !


Le directeur était jeune… Il arpentait nerveusement son bureau, jetait parfois un coup d’œil pas trop rassuré sur Jean Dollent, dont l’aspect était plutôt simplet. Pourquoi le Petit Docteur, afin de donner confiance, ne se décidait-il pas une bonne fois à se créer une originalité quelconque, à adopter un tic, une manie, à porter monocle ou à fumer des cigarettes extraordinaires ? C’est tout juste si, avec ses trente ans, sa petite taille et ses vêtements toujours un peu étroits, il n’avait pas l’air d’un étudiant !

— Écoutez-moi bien… La police paraît croire à un crime commis par un professionnel… Je le souhaite. Cependant, je ne vois pas pourquoi un professionnel s’en est pris à ce pauvre homme qui avait toutes les apparences d’un maniaque.

« Ce que je crains le plus, voyez-vous, c’est un crime de fou… Vous savez sans doute que les grands magasins, comme les rédactions de journaux et certains bâtiments publics, ont le don d’attirer les fous…

« S’il en est ainsi, si c’est un dément qui a tiré, du rayon des jouets, il est presque certain qu’il voudra recommencer… Les fous agissent par séries…

« Or, malgré toutes les précautions que nous pouvons prendre, il nous est difficile d’empêcher un tel geste de se reproduire…

« Déjà le récit que les journaux ont fait de cette affaire nous a porté un préjudice certain… Hier, la vente, au rayon des pantoufles et aux rayons avoisinants, a été presque nulle, et ce ne sont guère que des curieux qui ont défilé sans trop se rapprocher…

« Faites votre enquête… Je ne connais pas vos méthodes… On prétend que vous n’en avez pas… Voici un carton qui vous permettra de circuler à votre guise dans les magasins et d’interroger les membres du personnel…

« Il me reste à vous mettre en rapport avec Mlle Alice, de la bijouterie… Elle m’a fait, hier au soir, une déclaration qu’elle vous répétera… Je me méfie des dépositions de femmes… Je sais avec quelle facilité leur imagination travaille…

Il pressa un timbre.

— Faites entrer Mlle Alice.

C’était une grande fille pâle, de celles qui, comme disait le directeur, ont facilement l’imagination vagabonde, et elle devait lire bon nombre de romans ou se passionner pour les vedettes de cinéma.

— Voulez-vous répéter à Monsieur…

Elle était troublée et elle fut un bon moment à parler avec une volubilité extrême.

— Voilà… Quand j’ai vu la photo dans les journaux… Car, quand la catastrophe est arrivée, c’était mon jour de congé. Hier, j’ai vu la photographie du pauvre homme dans les journaux et je l’ai tout de suite reconnu…Avant de s’en prendre à Gaby, c’est à moi que… qu’il…

— Que voulez-vous dire ? Il vous a fait des propositions ?

— Non… Mais pendant plusieurs jours… Je pourrais retrouver le nombre de jours exact… Il est venu à mon rayon…

— À six heures et quart ?

— Entre cinq et six heures… Cela arrive souvent que des clients viennent pour nous et nous nous en apercevons tout de suite, car ils ne font que de petits achats sans importance… Vous comprenez ?… Lui est venu avec une chaîne de montre… Il voulait un porte-mousqueton… J’en ai essayé une dizaine et il a fini par en acheter un… Le lendemain, il est revenu… Le porte-mousqueton n’était plus à la chaîne… Il m’a déclaré qu’il l’avait cassé et je ne l’ai pas cru, car c’était un article solide… Il a chipoté longtemps… Il ne se décidait pas… Il a fini encore une fois par acheter…

— Et il est revenu le lendemain ? Toujours à la même heure ?

— Oui… pendant quinze jours, il est venu chaque après-midi et il m’a chaque fois acheté un porte-mousqueton…

— Dites-moi, mademoiselle Alice, vous n’avez pas pensé que c’était un voleur de grands magasins comme, paraît-il, il y en a tant ?

— J’y ai pensé… Aussi je l’ai bien observé… J’ai même demandé à l’inspecteur de ne pas le perdre de vue pendant que je le servirais…

— Et… ?

— Non !

— Dites-moi encore… Où se trouve votre rayon…

— Eh bien ! Oui… C’est au premier étage… Juste au-dessus du rayon des pantoufles… Et juste en dessous du rayon des jouets d’enfants… Cela m’a frappée, hier, quand j’ai lu le journal… J’ai demandé à être entendue par la direction…

Quelques instants plus tard, Mlle Alice étant sortie, le directeur annonçait au Petit Docteur :

— Je me méfie, comme je vous l’ai déjà dit… Néanmoins, j’ai signalé cette déposition à la police et je lui ai demandé de faire une enquête discrète sur cette vendeuse… En effet, depuis plusieurs semaines, des objets de valeur disparaissent de son rayon…

— C’est anormal ?

— Nous comptons sur un pourcentage de vols qui est à peu près constant, sauf à la période des fêtes où, bien entendu, les spécialistes ont la partie belle… Mais la valeur et le nombre des objets dérobés ces derniers temps à la bijouterie sont particulièrement élevés et…

C’était un peu effrayant, quand on sortait, tout là-haut, du bureau du directeur, de se pencher sur cet immense vaisseau, plus vaste que n’importe quelle cathédrale et d’où montait un bourdonnement continu de foule. Par quel bout le Petit Docteur allait-il bien pouvoir…

Il haussa les épaules, prit un ascenseur, se trouva bientôt rue de la Chaussée-d’Antin et, froidement, comme d’autres avalent une pilule ou un cachet d’aspirine, il vida deux verres de fine.

Puis il se dirigea vers la rue Notre-Dame-de-Lorette et chercha le 67. Il allait frapper à la loge de la concierge quand, par le carreau, il aperçut le commissaire Lucas occupé à interroger cette femme.

Car le mort était identifié. Il s’appelait Justin Galmet, quarante-huit ans, sans profession, domicilié depuis vingt ans rue Notre-Dame-de-Lorette.


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