II

Du tête-à-tête mouvementé d’un monsieur qui ne se laisse pas impressionner et d’un Petit Docteur qui sent le plancher se dérober sous ses pieds.


Certes, il était arrivé à Jean Dollent de fréquenter cette grosse bourgeoisie provinciale souvent plus inaccessible que la noblesse d’autrefois. Pourquoi, dès lors, la maison des Vauquelin-Radot et les Vauquelin eux-mêmes l’impressionnaient-ils ?

Quand il sonna à la grille, il dut attendre longtemps et c’est en vain qu’il épia les rideaux de la façade : aucun ne bougeait. Martine n’était-elle donc plus aux aguets ?

Enfin la porte s’ouvrit. Le maître d’hôtel descendit avec majesté les marches du perron, traversa le court espace de gravier qui le séparait de la grille et fronça les sourcils.

— Vous désirez ? Questionna-t-il avec un regard qui semblait vouloir faire l’inventaire complet du Petit Docteur et de ses vêtements.

— Parler à M. Vauquelin-Radot…

— Je regrette, mais à cette heure-ci Monsieur ne reçoit pas. Monsieur travaille. Si vous voulez me laisser votre carte, il est probable que Monsieur vous convoquera…

— Je désirerais que vous lui passiez ma carte dès maintenant et je pense qu’il me recevra…

Le maître d’hôtel entrouvrit la grille, permit même, à regret, à cet intrus de pénétrer dans le hall, où régnait une douce pénombre. Puis il frappa discrètement à une porte de chêne sculpté, disparut dans une pièce, revint un peu plus tard, l’œil malicieux.

— Je vous avais prévenu. Monsieur regrette, mais il ne peut vous recevoir…

— Un instant… Voulez-vous me rendre ma carte ?…

Et, sous son nom, il écrivit : « qui a connu Marcel Vauquelin-Radot à Dakar. » Tant pis ! Peut-être n’aurait-il pas fait cela sans l’insolence du larbin, sans cette atmosphère de solennité qui régnait dans la maison et qui l’écrasait. Il se piquait au jeu.

— Reportez-lui cette carte et vous verrez que…

« Comme vous voudrez ! Sembla dire le maître d’hôtel. Tant pis pour vous !…»

Et ce fut en effet tant pis pour le Petit Docteur qui se jeta étourdiment dans la plus vilaine impasse où il se fût jamais débattu. Le début, pourtant, fut encourageant, et il crut marquer un point.

— Si vous voulez me suivre…

La porte ouverte découvrit une immense bibliothèque dont les hautes fenêtres donnaient sur le jardin. Robert Vauquelin-Radot, que le Petit Docteur avait vu le matin en tenue de cheval, était maintenant en robe de chambre de soie noire, assis devant un grand bureau, le dos à une cheminée où flambaient des bûches.

C’en était irritant… C’était trop parfait… Que des gens, à une époque aussi agitée, puissent encore vivre comme aux plus paisibles années de jadis… Le cheval du matin…Le domestique en gilet rayé… Cette cheminée monumentale et ces milliers de livres aux belles reliures… Ce jardin bien entretenu qu’on apercevait, et jusqu’aux cheveux soigneusement lissés, d’un argent somptueux, du maître de maison, jusqu’à sa robe de chambre trop riche…

Vauquelin-Radot ne se levait pas pour le recevoir. Il le regardait de loin s’avancer sur un immense tapis de la Savonnerie et il était d’un calme absolu. C’est à peine si une main soignée désigna au visiteur une chaise en face du bureau.

— Quel âge avez-vous, docteur ?

Dollent était venu pour questionner et non pour être interrogé. Aussi perdit-il quelque peu contenance.

— Trente ans…

— Vous avez fait votre médecine en France ?

— À la Faculté de Bordeaux…

— Il y a donc environ cinq ans que vous avez quitté cette ville ?… Dès lors…

Il jouait négligemment avec la carte de visite et il laissa tomber, non sans une nuance de mépris :

— Je me demande pourquoi vous avez jugé bon de me mentir… Il est impossible, en effet, que vous ayez connu mon pauvre frère à Dakar, puisque, au moment où vous auriez pu y être, il était déjà mort… Je regrette, docteur…

Il se levait pour marquer qu’il considérait l’entretien comme terminé, tandis que les oreilles du Petit Docteur devenaient cramoisies.

— Je vous demande pardon si j’ai usé d’un stratagème assez banal et, je le confesse, assez peu élégant, pour m’introduire chez vous…

L’autre coupait avec soin la pointe d’un cigare, sans en offrir à son interlocuteur.

— Je sais que je n’ai aucun titre pour me mêler à une affaire qui ne me regarde pas. Cependant, un homme a été tué et je suppose que, comme tout le monde, vous désirez que la lumière soit faite sur ce drame…

— La Justice a tout pouvoir pour…

— Je la respecte comme vous, mais, à plusieurs reprises, il m’est arrivé de découvrir la vérité là où les professionnels avaient pataugé. C’est pourquoi je me permets d’insister et de vous prier…

— Au regret, monsieur !…

C’était bel et bien un congé, donné cette fois sur un ton très sec, et le Petit Docteur, qui sentait le plancher se dérober sous lui, n’avait plus que la ressource de battre en retraite, quand la porte s’ouvrit sous une vive poussée :

Martine entra, vêtue de clair, la mine joyeuse, et s’écria :

— Tiens !… Dollent !… Comment allez-vous, ami ? Puis, tournée vers son oncle :

— Vous ne m’aviez jamais dit que vous connaissiez mon camarade Dollent !… Nous nous sommes rencontrés souvent chez des amis, lui et moi… Nous avons joué au bridge et au tennis ensemble… Alors, docteur, vous êtes venu me dire bonjour en passant ?… J’espère que vous resterez à déjeuner avec nous ?

— Martine !

Toujours ce calme qui donnait à Vauquelin-Radot vraiment de l’allure.

— Je vous serais obligé de rentrer dans votre chambre… Le docteur désire se retirer…

Elle perdit contenance, elle aussi, ce qui vengea un peu le Petit Docteur. Puis, au moment de sortir, elle le regarda avec l’air de dire : « Pourquoi ne m’avez-vous pas écoutée ?… Vous voyez à quoi cela vous a servi…»

Mais Dollent n’était pas au bout de ses peines. La jeune fille avait à peine disparu que Vauquelin-Radot laissait tomber :

— Vous habitez Marsilly, n’est-ce pas ?… Je me demandais ce que ma nièce était allée faire là-bas hier… Des amis ont reconnu ma voiture dans le village… Maintenant, je suis renseigné… Et c’est avec d’autant plus d’insistance que je vous prie de quitter cette maison. J’ignore ce que Martine vous a raconté… Je ne vous le demande pas et je ne désire pas le savoir… Je vous salue, monsieur !

Là-dessus, il pressa un timbre électrique dont on entendit la sonnerie quelque part dans la maison. Au même moment, la cloche de la grille résonnait. Le maître d’hôtel alla ouvrir avant de répondre à l’appel du timbre…

Des pas, des voix dans le hall. Les visiteurs devaient être des visiteurs de marque, puisque le larbin les laissait entrer du premier coup dans la maison La porte s’ouvrit.

— M. le juge d’instruction demande si Monsieur peut le recevoir…

— Faites entrer…

Dollent ne savait pas quel était le juge chargé de l’affaire. Il eut une lueur d’espoir et il ne fut pas déçu. Comme il se dirigeait vers la porte, il rencontra un grand garçon qui s’écria en le reconnaissant :

— Dollent !… Qu’est-ce que vous faites ici ?… J’aurais dû me douter que cette affaire vous passionnerait…

Un silence gêné. Derrière le juge, que Dollent connaissait depuis longtemps, venaient un greffier et un inspecteur de Rochefort.

— Je suis obligé de vous déranger encore une fois, monsieur Vauquelin-Radot, pour mettre au point certains détails… Je vois que vous connaissez mon ami Dollent… Vous avez donc entendu parler de son flair extraordinaire et je suppose…

— M. Dollent a forcé ma porte et je l’ai prié de bien vouloir se retirer ! Énonça froidement le maître de la maison.

La gêne devint générale. Le juge croyait devoir insister, malgré le coup d’œil de son camarade :

— C’eût pourtant été, pour l’enquête, un auxiliaire précieux et je me demande si, dans ces conditions…

— Je regrette, monsieur le juge. Un inconnu a été trouvé mort dans mon jardin et la loi ne me permet pas de vous refuser l’accès de ma maison, ni de vous empêcher de questionner mes domestiques et de m’interroger moi-même… Charbonnier, selon la vieille tradition française, n’en est pas moins maître chez soi, et je vais être forcé, si ce monsieur s’obstine, de le faire jeter dehors par mes gens…

Ce fut l’instant le plus désagréable de la vie du Petit Docteur. Il sentit son sang affluer à son visage, puis refluer vers son cœur, le laissant pâle et sans voix.

Il aurait pu… Qu’aurait-il pu faire ? Se précipiter vers cet homme et le gifler ? Mais, non seulement cet homme était chez lui, par conséquent dans son droit, mais encore, comme il avait deux têtes de plus que Dollent, le geste eût été ridicule.

Il sortit. Il se heurta au chambranle de la porte. Et il eut la désagréable surprise de trouver le maître d’hôtel qui devait avoir tout entendu et qui lui tendait ironiquement son chapeau en murmurant :

— Par ici… Si Monsieur veut se donner la peine… Sauter dans sa voiture ? Rentrer à Marsilly ? Essayer d’oublier cette humiliante aventure ?

D’abord, Ferblantine était restée en face de l’auberge et, quand il se trouva devant la terrasse, Dollent éprouva le besoin d’entrer pour boire un verre. Il n’en but pas qu’un, mais trois. Et, dès lors, ses dispositions d’esprit avaient eu le temps de changer. Son œil était devenu dur.

— À nous deux, monsieur Vauquelin-Radot !…

Mais par quel bout poursuivre une enquête dont les intéressés l’excluaient aussi catégoriquement ? Attendre la sortie du juge d’instruction et lui demander les renseignements indispensables ?

— Vous n’avez pas oublié mon fricandeau ?

— Ça mijote, monsieur… D’ici une heure… Vous ne sentez pas ce parfum ?…

Un homme traversait la place, une énorme poche de cuir sur le flanc, une casquette d’uniforme sur la tête. Il traînait les pieds en marchant.

— Louis !… cria-t-il en entrant. Une lettre pour toi… Une lettre et une facture… Dis donc, t’as des parents à Alger ? Tu me garderas le timbre pour la collection du gamin ?…

Le Petit Docteur, qui était abîmé dans ses réflexions, leva la tête, regarda le facteur rural aux longues moustaches rousses et l’expression d’hébétude disparut de son visage, ses prunelles se rétrécirent, son regard devint aigu, aigu.

— Qu’est-ce que vous prenez, facteur ?… J’en ai assez de boire tout seul…


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