I

Où il est question d’un curieux bonhomme qui se défend avec acharnement de croire aux fantômes et où le Petit Docteur n’est pas loin de se croire devenu « professionnel »


C’était rare, mais cela arrivait : pas un appel pendant la nuit. Aucun cas urgent parmi toute la clientèle. Si bien qu’à huit heures le Petit Docteur était assis paisiblement dans son lit, le plateau du petit déjeuner sur les genoux, quelques, lettres que le facteur venait d’apporter à portée de la main.

C’était trop beau ! Il n’avait pas achevé de boire son café au lait que la cloche de la porte d’entrée carillonnait – il s’était toujours promis de la remplacer par une sonnette moins bruyante, mais il était négligent – et qu’on entendait des voix assourdies dans le corridor, puis enfin le bruit plus désagréable de la porte de la salle d’attente N’ouvrant et se refermant.

Aucun doute possible : c’était un malade ! Et un cas assez urgent, puisque Anna ne l’avait pas fait revenir pour la consultation de neuf heures.

Le Petit Docteur se hâta de déchirer la dernière enveloppe posée sur la couverture, d’en lire le contenu. Déjà Anna surgissait.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Le père Canut…

— Qui était encore soûl et qui est tombé de vélo ?

— Il a le nez tout enflé…

— Qu’il y mette de la teinture d’iode… Il m’embête, à la fin, à tomber de vélo au moins une fois par semaine et à venir me déranger pour des égratignures…

« Dites donc, Anna…

— Quoi ?

— Qu’est-ce que je tiens dans ma main ?

— Est-ce que je sais, moi ? Un bout de papier…

— Regardez de plus près…

— Payez à l’ordre de…

Aima épelait avec quelque peine.

— Vous n’avez pas encore vu que c’est un chèque ?… Maintenant, lisez la somme : cinq mille… cinq mille francs, bien entendu. Enfin, si vous voulez savoir ce que les gens pensent de certains de mes talents que vous méprisez, lisez cette lettre pendant que je passe sous la douche…

— Mais le père Canut ?

— Il est bien où il est… Quand vous aurez lu, vous me préparerez ma valise avec mon complet de rechange et du linge pour plusieurs jours…

— Et je téléphonerai au docteur Magné pour qu’il s’occupe de vos clients… À ce train-là, il vaudrait mieux qu’il vienne s’installer définitivement ici…

— Lisez, Anna ! Insista-t-il par la porte ouverte de la salle de bains.

Et il se mit à chanter pendant que l’eau ruisselait sur son corps nu.


Monsieur,

Je m’excuse de m’adresser à vous et de vous déranger alors que vous ne me connaissez pas, qu’il ne s’agit pas non plus de votre activité professionnelle. Mais vous comprendrez mon audace quand vous aurez lu la suite.

J’habite depuis plusieurs années à Golfe-Juan, entre Cannes et Juan-les-Pins. La semaine dernière, j’ai rencontré avec plaisir un homme que j’ai connu jadis aux colonies où il était magistrat, le procureur Verdelier, actuellement en fonction à Nevers.

Nos relations ayant toujours été cordiales, je lui ai fait part de mes ennuis et du peu de secours que j’avais trouvé auprès de la police locale, et c’est alors qu’il m’a parlé de vous.

D’après ce qu’il m’a dit, il vous a vu à l’œuvre récemment, à Nevers, où votre intervention dans une enquête a donné des résultats extraordinaires.

Mon ami le procureur a ajouté, il est vrai, que vous n’étiez pas un détective professionnel, que vous ne vous intéressiez, pour votre plaisir, qu’à un petit nombre de cas et que vous exerciez régulièrement la médecine à Marsilly, près de La Rochelle.

Mais je veux croire que mon cas vous intéressera et c’est pourquoi je me permets de vous demander de venir ici le plus tôt possible.

Ne croyez pas que je sois fou. Certes, les gens d’ici me considèrent volontiers comme un original, mais cela tient, je crois, à ce que j’ai passé ma vie dans les coins les plus perdus du monde, ce qui n’a pu manquer d’influer sur mon caractère.

Depuis quelques semaines, il se passe, dans la villa que j’ai fait construire, des choses incroyables.

La police est venue et n’y a rien compris. Je crois qu’elle n’a pas été loin de penser à un dérangement mental de ma part.

Il n’en est rien. Mon ami le procureur Verdelier, qui est un homme calme et pondéré, vous le confirmera au besoin.

Deux fois par semaine, ma villa reçoit la visite d’un Inconnu qui bouleverse tout dans la maison et qu’il ne m’a jamais été possible de voir en face.

De quoi s’agit-il ? Je l’ignore.

Je ne crois pas aux fantômes.

Et pourtant…

Lorsque vous serez sur place, vous comprendrez mieux mon angoisse et c’est pourquoi je me permets de joindre à cette lettre un modeste chèque pour couvrir vos premiers frais.

Je compte sur vous. Vous avez, m’a-t-on affirmé, la passion des énigmes. Croyez que celle-ci est une des plus troubles qu’il soit donné de rencontrer.

Télégraphiez-moi l’heure de votre arrivée. Je serai à la gare. Les grands rapides ne s’arrêtent pas à Golfe-Juan, mais j’irai vous prendre à Cannes avec ma voiture.

En vous remerciant vivement d’avance, je vous prie de croire, Monsieur, à ma considération la plus haute.


Evariste Marbe,

Ancien administrateur des Colonies.


— Eh bien ! Anna ?

— Rien, monsieur…

— Quand je suis parti pour Nevers, vous m’avez reproché de perdre mon temps pour rien… Il me semble que, cette fois, mes talents commencent à rapporter ?…

— Si vous vous mettez à recevoir des lettres de fous ! Trancha Anna avec mépris. Qu’est-ce que je raconte au père Canut ?

— Qu’il se barbouille le nez de teinture d’iode et qu’il mette de l’eau dans son vin…

Il fut sur le point de faire des infidélités à sa vieille 5 CV Ferblantine, mais il constata qu’aucun train n’était pratique entre La Rochelle et la Côte d’Azur et il préféra, en fin de compte, s’élancer comme un frelon sur la grand-route.

Le lendemain – c’était un samedi – après avoir dormi quatre ou cinq heures à Marseille, il arrivait à Cannes vers dix heures, longeait la mer, aussi calme et aussi bleu qu’un baquet d’eau de lessive, et atteignait le port minus cule de Golfe-Juan.

On était en novembre. Il n’y avait personne. Le soleil était encore assez chaud.

— La villa de M. Marbe, s’il vous plaît ?

— Tout de suite après le Restaurant de la Rascasse, au fond du jardin…

Mais, avant que le Petit Docteur eût conduit sa voiture jusqu’à la grille de la villa ; un curieux personnage sortait du bistrot-restaurant. C’était un vieux monsieur tout petit, tout maigre, paraissant d’autant plus maigre qu’il était vêtu d’un pyjama flottant. La veste laissait entrevoir une poitrine brunie, abondamment couverte de poils gris.

Ses pieds nus étaient chaussés de pantoufles, son crâne coiffé d’un casque colonial tout déformé et tout sali.

— Psitt ! Psitt !… fit-il dans la direction de l’automobiliste. Et il se mit à courir.

— Excusez-moi si je me trompe… Vous n’êtes pas, par hasard, le docteur Jean Dollent ?… Mon ami le procureur m’a appris que vous aviez une amusante petite voiture… j’étais en train de prendre mon déjeuner… quand…

— M. Marbe ? Questionna le Petit Docteur, qui n’aimait pas ces allusions à Ferblantine.

— Moi-même… Très heureux que vous soyez venu… Mais, comme vous ne m’avez pas télégraphié, vous me surprenez en tenue du matin…

Il était terriblement nerveux. Tandis qu’il parlait, ses traits ne cessaient de bouger, de grimacer, ses yeux se plissaient, ses lèvres s’étiraient, ses doigts s’agitaient…

— D’habitude, en me levant, je viens en voisin casser la croûte à la Rascasse… Titin, le patron, est plutôt un ami… Que diriez-vous de quelques anchois avec un verre de vin de Cassis ?… Ensuite, nous irons chez moi et je vous raconterai…

Mon Dieu, pour être franc, il faut avouer que le Petit Docteur n’était pas très rassuré. Certes, il s’était découvert un certain flair pour les choses criminelles. Par deux fois, il avait trouvé la solution de problèmes auxquels la police officielle n’avait rien compris. Et à Nevers, à une erreur près, il avait reconstitué, par ses seuls moyens, une affaire particulièrement compliquée.

Mais, cette fois, il avait bel et bien reçu de l’argent. Et, comme le chèque de cinq mille francs tombait à pic, il n’avait nulle envie de le rendre.

Que faire, pourtant, si c’était Anna qui avait raison et si ce M. Marbe était un fou, ou en tout cas un original ?

— Titin !… Je te présente un vieil ami… – clin d’œil à Dollent – un vieil ami que j’ai rencontré jadis et qui vient passer quelques jours avec moi… Pour bavarder… Parce que nous sommes de bons copains…

Nouveau clin d’œil qui signifiait : « Vous voyez ! Je garde votre incognito ! Ce n’est pas la peine que tout le pays sache ce que vous êtes venu faire…»

— Des anchois, Titin !… Et des olives !… Et une bouteille de cassis bien frais…

À croire que c’était une fatalité. Chaque fois que le Petit Docteur commençait une enquête, il était forcé de boire, pour une raison ou pour une autre. Et, cette fois, il s’agissait d’un vin qui n’avait l’air de rien au moment où on l’avalait, mais dont on ne manquait pas de sentir la chaleur sous le crâne quelques minutes après.

— Venez… Ma sœur n’est sûrement pas levée, mais cela ne fait rien… Nous bavarderons en attendant le déjeuner… Il ne faut pas faire attention à ma tenue… J’ai eu tellement chaud toute ma vie, dans les différentes colonies, que je ne me sens à mon aise qu’en pyjama…

La maison ressemblait exactement à l’homme ! Une heure après, le Petit Docteur en avait fait le tour. C’était une villa comme il y en a tant sur la Côte d’Azur, où l’on aurait pu retrouver des échantillons de tous les styles, y compris une vague esquisse de minaret et une cour intérieure, avec jet d’eau, comme en Afrique du Nord.

Confort : zéro !

Il y avait bien une salle de bains, mais la baignoire était pleine de cartons à chapeau et d’objets de toutes sortes, tandis que le chauffe-bain, de toute évidence, ne marchait plus depuis longtemps.

La salle à manger était humide. Le papier de tenture se décollait. Les meubles étaient tellement disparates qu’on avait plutôt l’impression de pénétrer dans une salle des ventes que dans une habitation particulière.

— Un jour, affirmait le bonhomme Marbe, je classerai tout cela… Pensez qu’il y a ici un véritable musée !… Des objets que j’ai rapportés de partout… J’ai débuté à Madagascar… Vous avez dû reconnaître des armes de là-bas, dans le hall du premier étage…

« Ensuite l’Indochine… Vous avez vu mes kriss gravés ?… Certaines pièces sont rarissimes…

« Un peu d’Afrique du Nord, comme tout le monde… Puis les Hébrides et Tahiti…

On comprenait, après avoir vu ce bric-à-brac, qui laissait à peine la place pour passer, qu’il préférât aller prendre ses repas au bistrot d’à côté…

— Ce sont des souvenirs auxquels je tiens… Quand je mourrai, je les léguerai au musée colonial…

Dans un grenier, parmi des souvenirs indigènes, le Petit Docteur avait remarqué des jouets d’enfant.

— Vous avez été marié ? Questionna-t-il en allumant une cigarette pour chasser l’odeur de toutes ces vieilleries…

— Chut !… À Tahiti… avec la fille d’un chef de district… Elle est morte, mais j’ai ramené mon fils… En ce moment, il est professeur de natation à Nice… Je ne vous ai pas encore parlé du véritable objet de votre visite… Venez par ici, que personne ne puisse nous entendre, car je me méfie même d’Héloïse…

— Héloïse ?

— Ma sœur… Elle vit avec moi… Elle est veuve, sans enfants… Pendant que je voyageais, elle était, elle, la femme d’un chef de gare dans le centre de la France… Maintenant, elle habite ici… Elle est très fatiguée…

« Venez dans mon bureau…

Et le bureau était encore plus encombré que le reste de la maison.

— Figurez-vous qu’il y a quatre ans, que…

Ce fut peut-être parce qu’on le payait pour la première fois, que le Petit Docteur décida de payer d’audace et de jouer les vrais détectives.

Avec un calme que le vin de Cassis l’aidait à affecter, il trancha :

— Permettez ! Si vous le voulez bien, c’est moi qui poserai quelques questions…

Il n’avait jamais eu de carnet en poche, hormis son bloc à ordonnances. C’est celui-ci qu’il saisit avec l’assurance d’un policier blanchi sous le harnais.

— Nous disions que vous êtes à la retraite depuis quand ?

— Six ans… Je vais vous expliquer…

— Permettez ! Vous me donnerez ensuite toutes les indications qu’il vous plaira. Vous êtes à la retraite depuis six ans (il écrivit sur son bloc à ordonnances : six ans) et vous êtes venu aussitôt vous installer ici ?…

— Pardon ! Je n’ai pas dit ça… Quand j’ai quitté Tahiti, voilà six ans, je ne savais pas encore où me fixer… Je suis d’abord allé chez ma sœur, qui avait une toute petite maison à Sancerre…

— Vous y êtes resté combien de temps ?

— Deux ans… Je me demandais quel climat me conviendrait… Je n’avais plus l’habitude de l’Europe…

Sur le bloc à ordonnances s’inscrivit la mention : Sancerre : deux ans.

— Ensuite ?

— J’ai acheté ce terrain pour pas très cher…

— Combien ?

— Vingt-deux mille francs… À cette époque, c’était moins cher que maintenant… J’ai fait une affaire…

— Et vous avez fait construire ?

— Une modeste villa, pour ma sœur et pour moi…

— Votre sœur avait de la fortune ?

— Elle touche une pension de mille huit cents francs par mois…

— Et vous ?

— Trois mille cinq… J’étais administrateur de première classe… J’en arrive aux faits…

— Arrivez !

— Depuis trois mois…

— Mais avant ces trois derniers mois ?

— Rien… Nous avons vécu gentiment ici, ma sœur et moi… Une femme de ménage vient tous les matins… Je fais apporter la plupart des repas de chez Titin, en voisin… Je joue à la belote avec les gens d’ici… Je me promène…

— Et votre sœur ?

— Elle dort… Elle coud… Elle brode… Elle s’installe dans le jardin…

— Bon ! Depuis trois mois ?…

— Il y a des pas, la nuit, deux fois par semaine, dans la maison !

— Et vous n’avez jamais vu personne ?

— J’ai essayé. Je me suis relevé. Je me suis précipité avec une torche électrique, mais je suis toujours arrivé trop tard. Si j’étais seul à avoir entendu ces pas…

— Votre sœur… Rappelez-moi son prénom ?

— Héloïse… C’est un peu vieillot, mais…

— Elle les a entendus ?

— Tout comme moi… Surtout dans le grenier… D’ailleurs, on retrouve ensuite tous les objets bouleversés, la plupart du temps à des places différentes…

— Il n’y a que votre sœur Héloïse et vous qui couchiez dans la villa ?

— Absolument personne d’autre !

— Les portes en sont fermées chaque soir ?

— Et les persiennes… C’est ce que je disais à mon ami le procureur… Écoutez, docteur Dollent… Je ne suis pas un homme crédule, mais je suis un homme qui commence à être terrifié… J’ai vécu dans les cinq parties du monde… J’ai connu les indigènes de chacune d’elles, ainsi que leurs croyances… J’ai été appelé à m’occuper de certains cas de sorcellerie, au Gabon, entre autres… C’est vous dire qu’on ne m’impressionne pas facilement…

« Un petit verre de quelque chose ?… Non ?… Sans façon ?…

« Je continue… On ne m’impressionne pas facilement… Et les Anglais m’ont toujours fait rire avec leurs fantômes…

« Cependant, il y a un détail qu’il faut que je vous confie, puisque vous êtes appelé à découvrir la vérité…

« Il va vite, le frère ! » pensa le Petit Docteur.

— Lorsque j’étais administrateur d’un district de Tahiti, j’ai fait édifier une maison en bois sur un terrain que les indigènes considèrent comme sacré… En effet, on y voyait encore la pierre qui servait jadis aux sacrifices humains…

« Je me moquais de leurs croyances comme je me suis moqué de celles des nègres d’Afrique ou des îles Salomon, ou encore de celles des Moïs…

« Tu verras, me disaient-ils (car là-bas ils tutoient tout le monde), les Tou-Papaou se vengeront…

« Ce qu’ils appellent les Tou-Papaou, docteur, ce sont leurs démons…

— Ils vous ont attiré des ennuis ? Questionna le Petit Docteur avec flegme.

— Là-bas, non… Mais depuis trois mois… Ne riez pas de moi… Je n’affirme rien… Encore une fois, je ne suis pas crédule… Je suis prêt à admettre que les événements qui m’ont fait vous appeler n’ont que des causes naturelles… Cependant, je ne peux pas m’empêcher, quand j’entends ces bruits la nuit, de penser aux menaces que me faisaient les indigènes…

« Qui aurait intérêt à venir se promener vers les trois heures du matin dans une maison comme celle-ci ? » Jamais rien n’a été emporté !

« Il ne s’agit donc pas d’un voleur !…

« Il ne s’agit pas non plus d’un assassin, car il n’aurait eu aucune peine à nous tuer, ma sœur ou moi…

« Que faire, dans la maison d’un pauvre retraité, pendant des semaines et des semaines ?…

— Pardon ! interrompit Dollent. Vous m’avez parlé de la police locale. Elle est venue ?

— Pendant une semaine. Des hommes ont monté la garde…

— Le résultat ?

— Néant ! Le visiteur nocturne n’est pas venu. Si bien que c’est moi qu’ils ont pris pour un fou… Mais j’aperçois ma sœur qui vient de descendre et qui nous attend… Elle est au courant des raisons de votre présence ici… Évitez seulement de l’affoler… Pour elle, ce sont bien les Tou-Papaou qui viennent me tourmenter et qui…

Une femme de cinquante à cinquante-cinq ans, grasse et placide, plus que placide, littéralement engourdie par le bon soleil du Midi.

— Je m’excuse d’être une mauvaise maîtresse de maison, docteur, mais il fait si chaud dans ce pays !… Vous prendrez bien un petit apéritif ?… Mais si !… Je les ai servis sur la terrasse, à l’ombre du figuier…

Il comprit pourquoi elle était aussi endormie. Elle buvait son apéritif comme quelqu’un qui en a l’habitude et elle se servait à nouveau, en resservant les autres.

— Mais si ! Cela n’a jamais fait de mal à personne… Du moment qu’on n’a rien à faire…

Le Petit Docteur était tout pointu, tout crispé par ses pensées, et il devait lutter contre l’engourdissement que lui donnait le soleil du Midi.

— Votre fils, monsieur Marbe… Vous le voyez souvent ?

— Il vient de temps en temps, quand il a besoin d’argent… Surtout, il ne faut pas vous faire d’idées fausses à son sujet… Les Tahitiens sont des gens comme nous… Sa mère était aussi claire de peau que ma sœur… Quant à lui, on ne peut le reconnaître des autres habitants de la Côte d’Azur, si ce n’est qu’il est plus beau…

— Pendant que vous étiez à Sancerre chez votre sœur…

— Il était au lycée, à Cannes…

— Encore une question… Le fantôme, si je puis l’appeler ainsi, a-t-il des jours de prédilection ?…

— C’est-à-dire… Au début, je ne m’en étais pas aperçu… Vous savez que, quand on est à la retraite, on vit sans s’occuper des dates et des jours de la semaine. Pourtant, j’ai fini par m’apercevoir que c’était le mercredi et le samedi que ses visites avaient lieu…

— Toujours ?

— Je crois… N’est-ce pas, Héloïse ?

— Je crois aussi… Je me demande si les fantômes connaissent les dates…

— Quel jour sommes-nous ?

— Samedi…

— Nous avons donc des chances d’avoir sa visite aujourd’hui ? J’espère, monsieur Marbe, que vous n’avez parlé de mon arrivée à personne ?

— Personne !

— Même pas à votre fils ?

— Il y a dix ou douze jours que je ne l’ai pas vu ! Vous avez entendu ce que j’ai dit à Titin… Je vous ai donné pour un vieux camarade… Vous m’excuserez… Mais il m’est difficile de ne pas penser que si le fantôme, comme vous dites, n’est pas venu quand la police était ici, c’est qu’il était prévenu d’une façon ou d’une autre… La police du Midi est particulièrement bavarde…

Là-dessus, M. Marbe s’interrompit :

— Que diriez-vous d’une bonne bouillabaisse que, nous mangerions chez Titin ?

— Je ne refuse pas…

— Vous êtes armé ?

— Pour aller chez Titin ? s’étonna candidement le Petit Docteur.

— Non ! Pour cette nuit… Car je suppose que nous allons monter la garde cette nuit afin de surprendre mon… notre… Enfin l’individu qui…

— Vous me jurez qu’on ne vous a jamais rien volé ?

— Je le jure !

— Vous vous en seriez aperçu, malgré le désordre de la maison ?

— Je m’en apercevrais si on me volait seulement une flèche nègre. Vous parlez de désordre, mais vous ne vous rendez pas compte qu’il n’est qu’apparent, que je sais où chaque objet se trouve…

— Vous n’avez jamais reçu de lettre de menaces ?

— Jamais…

Y avait-il eu vraiment hésitation ? Le Petit Docteur n’aurait pas osé le jurer.

— En somme, pour résumer tout ce que vous m’avez appris, vous étiez heureux, votre sœur Héloïse et vous…

« Depuis quatre ans vous viviez dans cette villa… Vous n’aviez aucun ennemi… Vous jouiez à la belote… Votre fils, que vous avez eu à Tahiti, donnait des leçons de natation à Nice…

— Seulement depuis un an ! Intervint M. Marbe.

— Soit… Et, depuis trois mois, un quidam ou des esprits viennent deux fois par semaine bouleverser votre maison au cours de la nuit…

— Rigoureusement exact…

— Le quidam – mettons que ce soit un quidam – n’a rien emporté… Et jamais il n’a eu l’idée d’attenter à votre vie ou à celle de votre sœur… Avez-vous un soupçon de l’endroit par où il entre ?

— Par la porte !

— Hein ?

— Je dis par la porte… Il est impossible qu’il en soit autrement… Ou bien il a une clé, ou il est capable de passer à travers les cloisons… En tout cas, depuis trois mois, nous dormons les fenêtres fermées…

— Si nous allions manger la bouillabaisse ? soupira le Petit Docteur.

Qu’était-il venu faire dans cette galère ? Tout cela pour épater Anna ! Et si son M. Marbe était fou ? Et si…

Il eut une idée de derrière la tête. Est-ce que le procureur de Nevers, vexé de son intervention, n’avait pas donné son nom à M. Marbe dans le seul dessein de voir le Petit Docteur se couvrir de ridicule ?

Pourtant, il y avait quelques éléments, pas beaucoup, mais assez caractéristiques, que Jean Dollent classait dans sa tête, tandis qu’à la terrasse de la Rascasse on leur servait la bouillabaisse :

M. Marbe était en retraite depuis six ans…

Il avait vécu deux ans chez sa sœur…

Il avait acheté un terrain et fait construire une villa…

— Dites donc ! fit soudain Dollent à l’adresse de Titin qui servait en personne. Qu’est-ce que ça vaut, une villa comme celle-là ?

Et Titin de répondre sans hésiter :

— Quatre cent cinquante… N’est-ce pas, monsieur Marbe ?… S’il m’avait écouté, il l’aurait payée trente mille de moins… Mais ce qui est fait est fait… Un peu de jus, monsieur le docteur ?… Un bout de rascasse ?… Une pomme de terre ?… Mais si !… C’est la pomme de terre qui absorbe tout le safran qui donne le goût… Qu’est-ce que je vous servirai après ça, monsieur Marbe ?… Trois jolis loups grillés au fenouil ?…

Le Petit Docteur, avec son chèque de cinq mille francs qu’il avait déjà déposé à sa banque en passant, était bien embêté. Et il y avait toujours ce soleil, ce vin dont son verre était sans cesse rempli, cette savoureuse bouillabaisse qui le faisait boire !


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