II

Où certain jeune amoureux perdrait sans doute ses illusions en écoutant aux portes et où le Petit Docteur décide de se montrer beau joueur


— Dites-moi, portier… Je suis à la recherche d’un de mes bons amis, et je crois qu’il est descendu chez vous… Il habite, si je ne me trompe, l’appartement 658…

C’était au Métropole, le troisième hôtel que visitait Dollent cet après-midi-là. Il lui sembla que le portier avait un air plus malicieux qu’il n’était nécessaire et qu’il regardait quelque chose derrière lui. Au même moment, le Petit Docteur recevait une tape sur l’épaule et, bien qu’il eût la conscience assez tranquille, il tressaillit, fut désagréablement surpris, assez pour se rendre compte de l’impression que devait produire un tel geste sur un criminel.

Une voix joyeuse, à l’accent bruxellois très prononcé, grasseyait cependant :

— Je parie que c’est vous le docteur, n’est-ce pas ? Un bonhomme gras et court sur pattes, au teint fleuri, à la bouche en cœur, adressait un clin d’œil au portier :

— Merci, Jefke… Je vais m’en occuper…

Puis, continuant à tapoter l’épaule de Dollent :

— J’ai pensé, comme ça, que vous perdriez votre temps à interroger Jefke et tous les autres. Ces gens-là, c’est assez bavard… Alors, si vous voulez venir une fois avec moi boire un demi sans faux col…

— Je vous demande pardon, mais…

— Pardon ! C’est bête, mais j’oubliais de me présenter ! Inspecteur Snoek, de la Sûreté belge… Mon vieux camarade Lucas m’a passé un coup de téléphone – dites donc, heureusement que je ne l’ai pas reçu sur la tête, n’est-ce pas ? – pour me dire que vous alliez sûrement arriver et pour que je vous facilite…

Il entraînait le Petit Docteur à la terrasse d’un vaste café voisin de l’hôtel et commandait au garçon :

— Deux « formidables » !

L’instant d’après, on leur rapportait des verres qui devaient contenir chacun un litre de bière.

— Maintenant, si vous voulez me poser des questions…

L’inspecteur Snoek tirait un gros calepin de sa poche et le posait sur le guéridon de marbre, prêt à puiser dans ce calepin, eût-on dit, tous les renseignements imaginables.

— Qui occupait l’appartement 658 à l’Hôtel Métropole ?

— Vous ne le savez vraiment pas ? Alors, vous êtes un gros malin et je me demande comment vous êtes arrivé là ! C’est Kees Van der Donck, tiens !… Même qu’il a cet appartement pour ainsi dire à l’année… Le sixième étage du Métropole est plus ou moins réservé aux bons clients, à des banquiers, des gens de Bourse, des diamantaires, des industriels qui viennent à Bruxelles à jour fixe et qui aiment avoir leurs habitudes… On s’arrange pour que leur chambre soit libre quand ils arrivent… Il y en a même qui laissent des bagages toute l’année. Si vous allez faire un tour là-haut, vous verrez des malles tout le long du couloir…

— Van der Donck avait ses malles ?

— Deux grosses malles où il trouvait, quand il arrivait d’Amsterdam avec seulement sa petite serviette de cuir à la main, tout ce dont il avait besoin, des vêtements et du linge… Ils sont un certain nombre comme ça qui font le lundi la Bourse de Bruxelles, le mercredi celle de Londres, le vendredi celle de Cologne ou de Düsseldorf… À votre santé !…

Et le Petit Docteur constatait que les yeux de son interlocuteur à la familiarité bruyante étaient pleins de malice.

— Qu’est-ce que vous voulez encore savoir ?

Lydia Nielsen a-t-elle rendu visite au Hollandais dans son appartement du Métropole ?

Du coup, il reçut encore une tape, mais cette fois sur le ventre.

— Vous n’êtes pas bête, vous, vous savez, pour un amateur !… Seulement ça n’est pas possible, pour une fois, de vous répondre… Vu que presque toutes les nuits elle était à traîner dans l’hôtel comme une souris…

— Vous avez interrogé les gens du Pingouin ?

— Comme vous dites !… À votre santé !… Il paraît qu’il n’y en avait pas deux comme Lydia Nielsen pour dénicher les bonnes affaires… Vous comprenez ce que je veux dire ?… En dedans, froide comme un poisson dans un frigidaire… Mais en dehors, allumeuse comme pas une, à mettre le feu à un régiment de pompiers… Elle tenait les pauvres types en haleine jusqu’à des quatre ou cinq heures du matin et ils retrouvaient toujours sous la table deux fois plus de bouteilles de champagne qu’ils n’en avaient bu… Après, s’ils en valaient la peine, elle allait les retrouver à leur hôtel… Tantôt le Palace… Tantôt le Métropole… Les portiers de nuit avaient l’habitude de la voir arriver, encore en robe de soirée, au petit jour… Elle leur adressait un clin d’œil et se précipitait dans l’ascenseur…

— La nuit du 6 ? Questionna encore le Petit Docteur.

— Il y avait déjà plusieurs jours que Van der Donck était à Bruxelles… L’après-midi, il a reçu des messieurs dans son appartement… Le soir, il est rentré de bonne heure, vers onze heures, et il a annoncé qu’il partirait au premier train du matin… Il a réglé sa note avant de monter se coucher…

— Et ses deux grosses malles ?

— Il n’en a pas parlé… Le portier de nuit, que j’ai questionné, croit se souvenir que Lydia est venue cette nuit-là, mais il ne pourrait pas le jurer… Il ne se rappelle pas non plus avoir vu partir le Hollandais… Ça n’a rien d’extraordinaire, étant donné que c’était l’heure où il a l’habitude d’aller dans un petit cagibi réchauffer son café… C’est tout ce que vous voulez savoir, docteur ?

Et Dollent, voyant luire plus que jamais les petits yeux de son compagnon, pensa : « Toi, mon vieux, avec tes airs innocents, tu te demandes si je vais ou non te poser certaine question… Voyons ! Est-ce celle-ci que tu attends ? »

Il dit à voix haute :

— Les deux malles sont toujours dans le couloir ?

— Une seule…

— Comment l’autre est-elle partie ?

— Garçon ! Vous donnerez d’autres « formidables » ! Comment l’autre est partie ? Eh bien ! Elle est partie par le train… Quand il est arrivé à la gare, vers six heures du matin, Kees Van der Donck a téléphoné au Métropole…

« — Vous enverrez la plus grande des deux malles à Paris ! Qu’il a dit.

« — À quel hôtel ? a demandé le portier.

« — En consigne à la Gare du Nord… Quant au bulletin, vous me l’enverrez poste restante…

« — Quel bureau ?

« — Bureau… Bureau 42…

« Maintenant, je crois bien que vous en savez autant que moi ! Vous avez quand même de la chance, n’est-ce pas, d’être le chouchou du commissaire Lucas !… Ici, en Belgique, si vous essayiez de faire comme ça votre petite enquête, je crois que les chefs vous enverraient pour une fois balader sur la Verte-Allée…

À neuf heures du soir, déjà, le Petit Docteur était à la gare du Midi et cherchait un coin dans le train de Paris. Pouvait-il prétendre que Lucas n’avait pas été chic ?

En apparence, il lui avait facilité sa tâche, puisqu’il avait envoyé au-devant de lui un policier belge qui lui avait donné tous les renseignements désirables.

Mais n’était-ce pas le traiter avec trop de condescendance, comme un enfant ? Déjà on fermait les portières. Un marchand de journaux courait le long du quai.

— Demandez Paris-Soir… L’Intran… Le Soir… La Dernière Heure…

Il prit toute la poignée, au hasard, et quelques minutes plus tard, comme on traversait la banlieue bruxelloise, il s’installait dans le wagon-restaurant et, en attendant le premier service, déployait le premier journal venu.

« L’affaire de Luna-Park.

« Un rebondissement inattendu.

« Un jeune Belge tire à bout portant sur le Hollandais Van der Donck.

— Nos lecteurs n’ont pas oublié l’étrange affaire de Luna-Park, que nous avons relatée dans nos précédentes éditions. Or, cet après-midi, vers trois heures, la mort de Lydia Nielsen a entraîné un nouveau drame, qui a eu pour théâtre le bar du Grand-Hôtel, boulevard des Italiens. »

Ce bar auquel, le matin même, le Petit Docteur était accoudé ! On lui servit le classique consommé madrilène, auquel il ne toucha pas.

« Un jeune homme venait de demander M. Van der Donck, et le portier crut bien faire en annonçant au visiteur que le Hollandais se trouvait probablement au bar.

« Ce qui rend la suite de cette affaire plus extraordinaire„ c’est qu’il y avait à ce moment, dans le hall de l’hôtel, un inspecteur de police, l’inspecteur Torrence, chargé de surveiller discrètement Kees Van der Donck…

« Il suivit le jeune homme des yeux… Il le vit parler au barman… Puis il le vit apostropher le Hollandais, qui consommait depuis un certain temps et qui, d’après le barman, commençait à être ivre.

« Que se dirent les deux hommes ? On en est réduit aux conjectures. Toujours est-il que, l’instant d’après, le jeune homme, d’un geste vif, tirait un revolver de sa poche et faisait feu par deux fois, essayait de tirer encore mais, par bonheur, n’y arrivait pas, son automatique s’étant enrayé…

« Tandis que la victime se courbait sur le bar, atteinte dans le flanc droit par une des deux balles, l’assassin, qui est d’origine belge, se laissait arrêter sans résistance.

« À l’heure où nous mettons sous presse, l’état de l’homme d’affaires néerlandais est des plus satisfaisants, la balle n’ayant atteint aucun organe essentiel. »

— Vous dites, monsieur ?

Le Petit Docteur, surpris, leva les yeux.

— J’ai dit quelque chose ?

Et le maître d’hôtel du wagon-restaurant de retenir un sourire en s’excusant :

— Je vous demande pardon… J’avais cru que vous me parliez…

Qu’avait-il pu dire à voix haute, sans s’en apercevoir ? Il pensait, farouchement, dans le vain espoir de réunir toutes ces données, qui ne lui paraissaient pas coller ensemble.

Pourquoi Van der Donck, qui semblait très bien connaître Lydia, même au sens biblique du mot, feignait-il, à Paris, de la traiter comme une bonne fortune de rencontre ?

Pourquoi l’emmenait-il dans un hôtel de troisième ordre alors qu’à Bruxelles il n’hésitait pas à la recevoir dans sa chambre du Métropole, où il était cependant plus connu qu’en France ?

Pourquoi la jeune Hongroise, habituée à un certain luxe, suivait-elle son compagnon dans une chambre d’Hôtel Beauséjour où ne fréquentent que des péripatéticiennes de seconde zone ?

Pourquoi ?…

Il dévidait toujours, le front plissé, son chapelet de pourquoi, quand il descendit du train à la Gare du Nord. Il était une heure du matin. Le vaste hall était presque vide. Le Petit Docteur avait la tête lourde, et, mécontent de lui, il allait se précipiter vers son hôtel des environs de la gare d’Orsay pour se coucher.

— Alors ?

Il tressaillit. Il avait reconnu cette voix cordiale, à peine railleuse.

— Vous avez fait bon voyage ? Vous rapportez des tas de renseignements précieux ?

C’était le commissaire Lucas, qui lui prenait amicalement le bras et l’entraînait vers la sortie.

— Vous ne m’en voulez pas ?… Je me doutais que vous iriez à Bruxelles et j’ai voulu vous faciliter la tâche… En outre, c’est vous qui m’avez demandé, n’est-ce pas ? Pour étudier les méthodes de la police officielle…

« Eh bien ! Vous avez pu remarquer qu’il n’y a pas de méthode… Nous nous méfions, nous, des raisonnements et des théories… Patiemment, en bons fonctionnaires que nous sommes, nous réunissons, par les moyens ordinaires, le maximum de renseignements…

« Et il est bien rare si, parmi ces renseignements, il n’y en a pas un qui nous mette sur la piste… Un demi ?

— Merci ! Surtout pas de bière…

Il avait encore l’estomac gonflé des « formidables » de l’inspecteur Snoek.

— Je voulais vous mettre au courant de ce qui s’est passé en votre absence…

— J’ai lu les journaux ! Riposta, grognon, le Petit Docteur.

— Vous en savez donc à peu près autant que nous… J’ai essayé de faire subir au jeune René Fabry un premier interrogatoire, mais je n’ai rien pu en tirer… Ce jeune homme est têtu comme une mule… Il a décidé de ne parler qu’en présence de son avocat… En attendant, il est au Dépôt…

— Et Van der Donck ?

— À l’Hôpital Beaujon… je l’ai vu… Il ne comprend rien au geste de l’énergumène, comme il dit…

— Vous lui avez demandé quelles paroles René Fabry lui avait adressées avant de tirer ?

— Bien entendu… Et savez-vous ce qu’il m’a répondu ?

« — Cela vous apprendra à voler l’honneur des jeunes filles.

« Prenons quand même quelque chose, voulez-vous ? Si vous ne voulez pas de bière…

Et ils s’attablèrent à une terrasse. La nuit était tiède. Des couples passaient lentement dans l’ombre. Des taxis maraudaient. Des cars bondés d’étrangers montaient vers Montmartre.

Après une première fine à l’eau, le Petit Docteur en commanda une seconde et commença de se sentir mieux. Il lui semblait qu’il percevait avec plus d’acuité la vie qui l’entourait, la vie d’une grande ville de quatre millions d’habitants sans compter ceux qui, comme Lydia, comme Van der Donck, comme René Fabry, viennent des quatre coins du monde y régler leurs petites affaires.

Lydia était Hongroise…

Van der Donck était Hollandais…

Le jeune Fabry était employé de banque à Bruxelles… Et c’est à Paris que tous trois échouaient, c’est à Paris que, comme par hasard, se dénouait le drame qui avait commencé Dieu sait où, peut-être au Métropole de la place de Brouckère, peut-être au Pingouin…

— Garçon ! Une fine à l’eau…

Lucas lui jeta un petit coup d’œil en coin, mais le docteur n’y prit garde.

— Ce que je voudrais savoir… commença-t-il soudain, après avoir avalé la moitié de sa troisième fine.

Mais il se tut. Il haussa les épaules. Est-ce que son compagnon lui disait tout ce qu’il avait au fond de son sac ?

— Qu’est-ce que vous voudriez savoir ?

— Rien… Ou plutôt… L’Hôpital Beaujon est celui qui se trouve rue du Faubourg-Saint-Honoré, n’est-ce pas ?

Lucas fronçait les sourcils. Il aurait voulu savoir, lui, ce que le Petit Docteur avait derrière la tête.

— Eh bien ! Je vais me coucher…

— Moi aussi…

Ils trichaient tous les deux. La preuve qu’ils trichaient, c’est que le Petit Docteur prit un taxi et commanda à voix haute :

— Quai d’Orsay !… Au coin de la rue de Beaune… Lucas prit un autre taxi.

— Suivez la voiture qui est devant vous…

Place de l’Opéra, Jean Dollent ouvrit la glace qui le séparait du chauffeur.

— Hôpital Beaujon… En vitesse !…

Quand il y arriva, le faubourg Saint-Honoré était sombre et désert. Il sonna. La lourde porte s’ouvrit et le concierge le dévisagea.

— Je suis médecin… Je désire voir un de vos malades de toute urgence… Voulez-vous appeler l’interne de garde ?…

— Un instant… Si vous voulez attendre par ici…

Cela lui rappelait son internat à Bordeaux et il retrouvait les odeurs familières, les mêmes silhouettes blanches d’infirmières qui passaient sans bruit dans les couloirs.

Un jeune médecin en blouse blanche s’approchait enfin de lui.

— C’est vous qui voulez me parler ?

— Docteur Dollent… Je désirerais dire quelques mots à l’un de vos malades… Kees Van der Donck… Son état n’étant pas grave, je suppose…

— Vous tombez mal, mon cher confrère… Le Hollandais a été installé dans une chambre à part… Il y a des ordres pour qu’il ne puisse recevoir personne… J’ajouterai que la police doit avoir de bonnes raisons pour cela, puisqu’el a installé un inspecteur dans le couloir…

Depuis quelques instants, Dollent voyait le regard de son interlocuteur fixer quelque chose derrière lui et se retourna Lucas était là, placide et souriant.

— Vous auriez dû me dire tout à l’heure que vous désiriez un entretien avec Van der Donck… C’est moi qui ai donné des ordres pour que personne ne le dérange… Mais si vous y tenez…

Il montra sa carte à l’interne, qui ne put que s’incliner.

— Par ici…

Des couloirs. Des escaliers. Des lampes en veilleuse. Des infirmières encore et, tout au fond d’un couloir plus long que les autres, un homme assez jeune, le chapeau sur la tête, assis sur une chaise et fumant une courte pipe.

— Alors, Torrence ?

— Rien, patron…

— Tu as la clé ?

L’inspecteur la tira de sa poche et la tendit à son chef. Lucas ouvrit.

— Passez, docteur…

Dollent ne fit pas plus d’un pas dans la pièce. La fenêtre en était ouverte et il était en plein courant d’air. Non seulement le lit était vide, mais les draps ne s’y trouvaient plus. Attachés au pied d’une armoire, ils pendaient, noués les uns aux autres dans le vide extérieur.

— Désolant ! soupira le commissaire Lucas. C’est une histoire vraiment désagréable… De quoi vais-je avoir l’air demain, quand les gens apprendront que Kees Van der Donck, quoique blessé, a tenu à s’en aller par la fenêtre ?… Dites donc, Torrence… Vous n’avez rien entendu ?

— Rien, patron…

— Vous ne vous êtes pas absenté ?… Vous n’avez pas fait la cour aux infirmières ?…

— Je le jure, patron…

— Dans ce cas, vous êtes quand même fautif…

— Vous auriez dû prendre la précaution élémentaire de ne pas laisser ses vêtements dans sa chambre…

— Mais vous ne m’aviez pas dit…

— Avec vous autres, il faudrait tout dire, tout prévoir… Vous n’avez qu’à connaître votre métier, sacrebleu !… Vous pouvez aller vous coucher… Je ne crois pas indispensable de garder une chambre vide…

Cette fois, le Petit Docteur et Lucas se séparèrent au coin du quai d’Orsay et de la rue de Beaune, et Dollent alla réellement se coucher.


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