I

Où le Petit Docteur tire une jeune fille d’une étrange situation et reçoit une récompense plus étrange encore


Plus tard, c’est vrai, le Petit Docteur devait, avec la passion farouche d’un collectionneur, rechercher toutes les occasions de résoudre des énigmes, ou plus exactement d’exercer le curieux don qu’il s’était découvert de démêler la simple vérité humaine dans les histoires les plus compliquées en apparence.

Mais il n’en était pas encore arrivé là. Il n’y avait qu’un mois que ses propres talents lui avaient été révélés, lors du crime de la Maison-Basse, et il s’était sagement contenté, depuis, de dispenser ses soins médicaux à sa clientèle campagnarde.

L’été continuait, radieux et chaud. Ce dimanche-là était plus radieux encore qu’un jour de semaine, avec une menace d’orage au fond de l’air, et le Petit Docteur avait poussé sa 5 CV pétaradante et brinquebalante jusqu’à Royan.

Or il y était à peine arrivé d’un quart d’heure qu’il était déjà amoureux !

Il est bon d’ajouter que cela lui arrivait au moins une fois par mois, souvent plusieurs fois, et que la plupart du temps l’objet de sa flamme n’en savait rien.

Avait-il gardé, à trente ans, une âme tendre de potache ? Était-ce un grand timide qui s’ignorait et fallait-il mettre sur le compte de cette timidité le fait qu’il restait célibataire ?

Aujourd’hui encore, il s’agissait d’une jeune fille. Les jeunes filles les plus « jeunes filles » avaient le don de le troubler jusqu’à le faire rougir et lui donner envie d’écrire des vers !

La plage, à quatre heures de l’après-midi, était couverte de corps bronzés, de shorts, de maillots et de peignoirs multicolores. Dans le kiosque, au milieu des jardins du casino, des musiciens jouaient des airs d’opérette et des familles buvaient des orangeades autour des petites tables d’osier.

Machinalement, en cherchant l’ombre, Jean Dollent, que tout le monde appelait le Petit Docteur, était entré dans la salle de boule où une trentaine de personnes s’agitaient près du tapis vert.

— Messieurs, faites vos jeux… Rien ne va plus !… Le sept !…

Le croupier exagérait en lançant gravement :

— Messieurs, faites vos jeux ! Les messieurs étaient ailleurs, dans la salle de roulette ou de chemin de fer. À la table de boule, il n’y avait guère que de petites jeunes filles dont les parents buvaient des rafraîchissements dehors, des jeunes gens et de rares vieilles personnes.

— Faites vos jeux… Encore le sept !…

C’est au moment où le Petit Docteur cherchait quelque monnaie dans sa poche qu’il aperçut la jeune fille en bleu pâle et, dès lors, on peut dire qu’il ne la quitta plus des yeux. Ce n’était pas une jeune fille : c’était la jeune fille, dans toute l’acception du mot, avec sa fraîcheur, sa grâce encore indécise, sa peau claire et duvetée, ses grands yeux de gazelle. Le Petit Docteur pensa vraiment à une gazelle !

Il en oublia de jouer pour l’admirer, et le sept sortit une troisième fois ; elle ramassa de ses doigts négligents les jetons que le râteau du croupier poussait vers elle. À quoi pensait-elle, en jouant de la sorte, avec si peu de conviction qu’elle semblait absente ? Ses parents à elle aussi étaient-ils quelque part autour du kiosque à musique ? Aucun des jeunes gens ne lui adressait la parole.

Elle était là, debout, seule dans la foule ; elle prenait un jeton ou deux ; elle les poussait sur le tapis. Puis elle regardait ailleurs et il parut plusieurs fois à Dollent que de l’angoisse passait dans ses prunelles comme, de temps à autre, les menaces d’orage passaient au fond du ciel.

Il ne la reverrait peut-être plus ? Tant pis ! Cela ne l’empêchait pas d’être amoureux, de ne s’inquiéter que d’elle et, pendant des jours et des jours, il en rêverait en allant soigner ses malades au fond des fermes de Marsilly.

— Le cinq…

Elle toucha le cinq. La chance, elle aussi, s’était attachée à elle. Puis elle toucha le quatre. Et maintenant, parmi les jetons blancs de cinq francs qu’elle tenait dans sa main, on apercevait des jetons rouges d’un louis et même une plaque de cent francs.

N’était-ce pas excitant de se demander qui elle était ? La fille de gros bourgeois, sans doute ? Une provinciale ? Une Parisienne ? Si elle séjournait longtemps à Royan, peut-être le Petit Docteur reviendrait-il et…

Elle s’ennuyait, c’était sûr. On ne joue pas avec cette nonchalance si on ne s’ennuie pas. En face d’elle, une grosse dame âgée lui jetait un vilain coup d’œil chaque fois qu’elle gagnait. La grosse dame avait l’air de dire : « Il n’y en a donc que pour cette péronnelle ? »

Car elle perdait, elle ; elle jouait farouchement, comptait et recomptait les billets de cent francs qu’elle avait posés devant elle, notait les coups comme une habituée de Monte-Carlo qui suit une savante martingale.

Un coup de tonnerre éclata brutalement, juste au-dessus du casino, aurait-on pu croire. En même temps, une averse tomba, une vraie trombe d’eau. Les musiciens, abrités, continuaient de jouer. Mais la foule s’éparpillait en tous sens. Un instant plus tard, la salle de boule était pleine, on se pressait, on se bousculait, tandis que les croupiers avaient toutes les peines du monde à maintenir de l’ordre autour des deux tables.

— Faites vos jeux… Le neuf…

Et le Petit Docteur se hissait sur la pointe des pieds pour ne pas perdre de vue sa nouvelle idole qui restait imperturbable.

Quelqu’un le heurta. Il se retourna vivement pour une remarque désobligeante, mais il ne la fit pas, s’excusa au contraire, car il s’agissait d’une dame aux cheveux blancs, une de ces petites vieilles encore coquettes, au visage sucré, qui se maquillent d’une façon touchante pour se donner une dernière illusion.

— Excusez-moi, dit-il.

Elle ne parla pas, mais hocha la tête en souriant. Cet incident sans importance était d’autant plus ridicule que, juste à cet instant, la jeune fille en bleu pâle regardait de son côté, si bien qu’il aurait pu, sans la vieille, rencontrer enfin son regard.

— Faites vos jeux… Rien ne va plus…

Aussi vite la pluie s’était mise à tomber, aussi vite elle cessa et, dehors, il y eut un grand silence, les arbres s’égouttèrent, la foule se rua dans les jardins comme elle était venue, il ne resta plus qu’une vingtaine de joueurs à la boule.

C’est alors que l’événement incroyable se produisit. Un quart d’heure, exactement, après la fin de cette pluie. Le Petit Docteur devait se reprocher, par la suite, de n’avoir pas suivi avec plus d’attention le jeu de la jeune fille. Gagnait-elle ? Perdait-elle ? Qu’importe, puisqu’il s’agissait en définitive de sommes insignifiantes ? En tout cas, elle toucha deux fois le quatre, puis…

Elle avait changé de place. Un moment, il avait craint de la perdre. Il était prêt à la suivre partout où elle irait, pour le seul plaisir de la contempler. Il ne craignait qu’une chose : la voir rejoindre un jeune homme à qui elle poserait la main sur le bras en disant tout naturellement : « Chéri…»

Mais non ! Elle restait dans la salle ! Elle tournait autour de la table ! Elle était maintenant derrière la grosse femme qui jouait avec acharnement et qui avait tiré de nouveaux billets de banque de son sac en fausses perles.

Jean Dollent fronça les sourcils. Avait-il réellement un instinct anormal ? Il sentit que quelque chose se préparait. La jeune fille, avec trop d’indifférence, regardait tout le monde autour d’elle, puis…

Il faillit éclater de colère. Non ! Cela n’était pas permis ! Surtout si naïvement, si maladroitement, si bêtement, pour tout dire ! La grosse dame désagréable était assise à la gauche du croupier. Elle suivait la boule du regard.

Mais il n’était pas possible de ne pas sentir la main de la jeune fille qui se glissait tout contre elle et saisissait quelques billets !

Il l’aurait battue, cette jeune fille ! Est-ce qu’on vole quand on est aussi jolie, aussi fraîche, quand on a ce regard candide ?

« Et quand on se mêle de voler, mademoiselle, du moins le fait-on avec adresse ! »

Voilà ce qu’il avait envie de lui déclarer crûment !

Le scandale éclatait, bien sûr ! La vieille darne fixait la main pleine de billets de cent francs et poussait un cri. Le croupier n’avait pas besoin de changer de place pour saisir cette main coupable et la prendre littéralement en flagrant délit. Des gens, autour de la table, faisaient :

— Oh !… Oh !…

Le croupier, sans lâcher la main, lançait à son collègue :

— Veuillez appeler l’inspecteur…

Mais le plus inouï, c’était le visage de la jeune fille en bleu. Se rendait-elle compte de ce qu’elle avait fait ? Réalisait-elle sa position ? Était-elle capable de penser qu’elle venait de se déshonorer pour moins que rien ?

C’est tout juste si elle ne souriait pas ! Elle n’avait pas rougi ! Elle soupirait seulement, en désignant son poignet d’un mouvement du menton :

— Vous me faites mal…

Alors… alors… Le Petit Docteur ne se rendit pas tout à fait compte, lui, de ce qu’il faisait, ni des conséquences possibles de son geste. Il s’avança. Il bouscula des gens près de lui. Il se précipita vers le croupier, vers l’inspecteur qui arrivait.

— Messieurs, je vous demande pardon…

On le regarda avec étonnement et ce fut lui qui rougit d’être le point de mire de la foule.

— Tout ceci est ma faute… C’est une plaisanterie… une très mauvaise plaisanterie, j’en conviens…

Il n’avait que quelques secondes pour trouver une histoire plausible, mais n’était-ce pas dans ces cas-là qu’il avait ses meilleures trouvailles ? On l’écoutait, c’était déjà cela. L’attention s’était détournée de la jeune fille pour se porter sur lui.

— Tout à l’heure… J’ai parlé avec Mademoiselle… Nous parlions de Madame ici présente… Je la prétendais étourdie… Je vous demande pardon, madame… Mademoiselle, au contraire, affirmait qu’elle possédait beaucoup d’attention et de sang-froid… « Je parie, ai-je dit, que vous lui prendrez la moitié de l’argent qui est devant elle sans qu’elle s’en aperçoive…»

Les gens étaient surpris, intrigués, ne sachant s’ils devaient le croire ou non. Et lui, nerveux, prenait sa carte dans son portefeuille, la tendait à l’inspecteur :

— Docteur Jean Dollent, de Marsilly… D’ailleurs, si vous voulez bien me conduire au directeur, il me connaît… Cette jeune fille n’a fait que jouer un jeu stupide auquel je l’ai encore plus stupidement poussée…

— Venez par ici…

Les croupiers étaient satisfaits de mettre fin à l’incident et de continuer la partie. Comment se fait-il qu’on oublia la jeune fille ? Quand on arriva à la porte du directeur, on s’aperçut qu’elle était restée parmi les joueurs, comme si cette histoire ne l’eût même pas concernée.

— Vous n’avez pas besoin de vous inquiéter d’elle… Vous verrez que le directeur…

Dollent le connaissait, en effet, car il avait soigné son plus jeune fils. Il répéta sa comédie, se montra confus et, comme la grosse dame entrait, mal remise de sa fureur, il lui fit un grand coup de charme, s’excusant, ne comprenant pas comment il avait pu, surtout vis-à-vis d’une personne aussi distinguée…

Il avait hâte d’être dehors. Sa seule crainte était de ne pas retrouver la jeune fille. Est-ce qu’elle n’allait pas en profiter pour disparaître ?

— Vous me permettrez, madame, de vous envoyer une boîte de chocolats en signe d’amende honorable…

Le directeur, heureux d’éviter le scandale, appuyait :

— Je puis vous affirmer que le docteur Dollent est un parfait galant homme et qu’il regrette sincèrement cette gaminerie…

Elle n’était plus là !

— Naturellement ! grommela-t-il entre ses dents.

Comment la retrouver parmi les quelques milliers de personnes s’ébattant joyeusement sur la plage et au casino ?

Là, il fut vraiment comme un collégien qui a perdu sa cousine. Il se mit à aller et venir en tous sens, se précipitant en avant dès qu’il apercevait une tache bleu pâle dans la foule.

Rien au casino ! Rien dans les jardins ! Près d’une heure s’était écoulée. Il avait chaud. Son col commençait à mollir exagérément quand, sur la promenade, il aperçut la robe bleu pâle paisiblement installée sur un banc.

À croire que la jeune fille n’avait plus rien d’autre en tête que d’admirer le coucher du soleil ! Elle était là, immobile et paisible, l’œil fixé sur la mer qui virait au violet.

Sur un autre banc, la vieille dame au maquillage savant, qui avait bousculé Dollent, suivait avec intérêt le défilé des passants.

Tant pis s’il se faisait rabrouer ! Il se précipita vers le premier banc, celui de la jeune fille. Il s’assit. Il balbutia avec maladresse :

— Je vous demande pardon d’être intervenu, mais j’ai trouvé inadmissible qu’une jeune fille comme vous…

Elle regarda de l’autre côté et il rougit, peut-être de colère.

— Je sais que vous ne m’avez rien demandé et que je passe sans doute à vos yeux pour une sorte de Don Quichotte… N’empêche que, sans mon intervention, vous seriez maintenant au poste de police et que vos parents…

Elle regardait toujours de l’autre côté, comme une honnête femme à qui le premier goujat venu adresse des propositions. Elle ne daignait pas lui répondre ! C’était comme s’il eût parlé dans le vide !

— Vous remarquerez, mademoiselle, que je ne vous ai pas demandé votre nom et que je n’ai agi ainsi que par…

Il remarqua qu’elle remuait son pied droit avec impatience. Mais c’était sa nuque qu’il fixait, une nuque admirablement galbée dont il aurait voulu embrasser les petits cheveux follets.

— Avouez que je pouvais espérer, sinon de la reconnaissance, du moins un tout petit peu de considération. Je me suis rendu volontairement ridicule et, si ma clientèle de Marsilly apprend…

Il lui sembla qu’elle souriait, mais c’était vague, car il ne découvrait d’elle qu’un profil perdu.

Il devenait vraiment furieux. Il sentait qu’il n’avait jamais été aussi ridicule de sa vie. Et voilà qu’il allait l’être davantage encore. La vieille dame maquillée de l’autre banc se levait, s’approchait d’eux.

« Sans doute une vieille Anglaise ! » se dit Dollent en détaillant sa menue silhouette nerveuse.

Elle s’arrêtait devant la jeune fille. Et elle prononçait :

— Vous savez bien, Lina, que je vous ai toujours défendu d’adresser la parole aux jeunes gens… Rentrez !…

Un regard de mépris pour le Petit Docteur. La jeune fille – elle s’appelait Lina donc ! – se levait et s’éloignait en haussant les épaules, accompagnée du dragon maquillé.

Sa mère ? Sa tante ? Plutôt une gouvernante, décida-t-il. Un chaperon comme on en donne aux jeunes filles que les parents ne peuvent pas accompagner en vacances.

Où était ce chaperon pendant l’incident du jeu de boule ? Dollent n’avait pas remarqué la petite vieille à cet instant. Il est vrai qu’il était trop occupé par la jeune fille et par l’autre vieille, la grosse qui avait été volée.

« Eh bien ! Mon vieux… comme leçon !…»

Car c’en était une, et une fameuse. Si, après cela, il se mêlait encore de ce qui ne le regardait pas…

La jeune fille et sa gouvernante s’éloignaient le long de la promenade. Il allait les suivre. Tant pis ! Il en avait trop gros sur le cœur.

Mais, au moment de se lever du banc, il abaissa machinalement le regard. Le banc était planté sur du sable fin. Et, sur ce sable, le soulier pointu de la jeune fille avait tracé, pendant qu’il lui parlait, un mot, un seul : Imbécile !

— Allô !… Marsilly ?… Allô ! C’est vous, Anna ?… Ici, c’est Monsieur… Je vous téléphone pour vous avertir que je ne rentrerai pas dîner… Non… Je ne rentrerai peut-être pas non plus coucher… Allô !… Vous dites ?… Mais si, vous avez dit quelque chose… J’ai bien compris et vous ne perdez rien pour attendre… Je parle sérieusement, vous entendez, et j’ai horreur de vos insinuations… Allô !… Si je ne rentrais pas demain… parfaitement, il est possible que je ne rentre pas demain !… vous téléphoneriez au docteur Magné… vous lui diriez que j’ai un empêchement et que, s’il y a des cas urgents dans ma clientèle, il veuille bien les voir… À charge de revanche… S’il vous questionne, répondez que je suis retenu par une affaire de famille… Non ! Inutile de préciser que c’est à Royan…

Il était huit heures quand il téléphonait de la sorte, de la cabine de l’Hôtel Métropole…

Un de ces hôtels confortables qui ne se parent pas du titre de palace et qui sont surtout fréquentés par des familles à leur aise. Du hall, il apercevait la vaste salle à manger avec toutes ses petites tables et, sur chacune, une lampe électrique à abat-jour de soie saumon.

À une des tables, Lina et sa gouvernante.

— Vous pouvez me retenir une chambre ?

— Pas sur la mer, monsieur. De ce côté, tout est complet. Mais nous nous arrangerons pour vous loger malgré tout… Vous dînez ici ?…

Certes, qu’il y dînait ! Et le plus près possible des deux femmes !

Et ce n’était plus parce qu’il était amoureux ! Il l’était peut-être encore, mais il avait désormais d’autres mobiles. Un déclic s’était produit dans son esprit, exactement comme dans l’affaire de la Maison-Basse. Qu’est-ce qui lui avait fait découvrir tous les ressorts du drame d’Esnandes alors que la police et les magistrats pataugeaient ?

Une première vérité, simple comme tout : On n’avait pu lui téléphoner à midi et demi de la maison puisque, à cette heure, le téléphone d’Esnandes ne fonctionnait pas.

Le reste avait suivi, comme un écheveau.

En l’occurrence, c’était presque aussi simple. Il y avait eu le coup de tonnerre et l’averse !

— En supposant qu’une jeune fille ait l’intention de voler dans une salle de jeu…

Ainsi qu’il l’avait fait dans l’autre affaire, il essayait de se mettre à la place de ses personnages. Voilà une salle où il y a une trentaine de personnes seulement. Donc, il existe peu de chances de faire un geste sans qu’il soit aperçu par quelqu’un !

Par contre, un coup de tonnerre providentiel éclate, une averse subite oblige les gens du dehors à s’abriter dans la salle de jeu. Ce ne sont pas des joueurs. Ils regardent vers la porte. Ils attendent la fin de l’ondée. Et ils sont tellement serrés les uns contre les autres qu’on ne distingue plus qu’une masse confuse.

« C’est à ce moment que je volerais ! » décida le Petit Docteur.

Or, Lina, elle, avait choisi le moment le plus calme, le plus vide, cinq minutes après, pour accomplir son acte insensé.

Pourquoi ?

Qu’est-ce qui l’avait empêchée de voler alors que c’était possible ? Qu’est-ce qui l’avait poussée à le faire alors que c’était pratiquement impossible ?

Lina mangeait sans le regarder, du bout des dents, comme mangent la plupart des jeunes filles. En face d’elle, au contraire, la gouvernante au corps nerveux, au menton pointu, dévorait les viandes rouges avec appétit.

Il était difficile de distinguer quelque chose dans le brouhaha joyeux de la salle à manger et pourtant, après quelques minutes, le Petit Docteur avisa une table placée juste en face de celle de la jeune fille. Contrairement à la majorité des tables, elle était occupée par un homme seul.

« Trente-cinq ans ? Quarante ans ? » se demanda Dollent avec quelque envie.

Car il avait toujours regretté d’être petit et maigre. L’inconnu, au contraire, était grand, bâti en athlète. Il avait le visage hâlé et on devinait que c’était un de ceux qui, à l’heure du bain, nagent si loin que, de la plage, on ne voit plus que le point blanc ou rouge de leur bonnet.

— Je parie…

Eh ! Oui, parbleu… Il ne se trompait pas… Il suffisait d’un peu de patience pour s’apercevoir que, quand elle ne se croyait pas observée, Lina lançait un long regard à l’inconnu…

… Et que celui-ci, éperdu de joie, lui rendait son regard en dix fois plus chaud, puis baissait le nez vers son assiette…

Dès lors, qu’est-ce qu’il faisait là, lui ? De quoi avait-il l’air, sinon d’un gêneur d’autant plus ridicule qu’on ne l’avait pas invité ?

Le dîner fini, Lina et sa gouvernante disparurent dans l’ascenseur. Quant au jeune homme, il fuma une cigarette dans le hall, puis se dirigea vers le bar de l’hôtel.

— Qui est-ce ? demanda Dollent au portier.

— Vous ne le connaissez pas ? Bernard Villetan, le fils des roulements à billes Villetan, champion de hors-bord… Il a encore gagné une course cet après-midi… Il vient ici toutes les années.

Évidemment que, quand on est le fils d’un riche industriel et champion de hors-bord… Qu’attendait le Petit Docteur pour s’en aller et lui céder la place ?

— Je voudrais encore vous poser une question… La jeune fille… Hum !… La jeune fille en bleu pâle… Vous voyez qui je veux dire…

— Mlle Lina ?

Et le portier fit un clin d’œil, questionna, malicieux :

— Vous avez remarqué ?

— Ma foi…

— Moi aussi… Seulement, il y a la gouvernante… La camérière, comme elles disent. Mlle Esther… Si elle s’apercevait de quelque chose, elle qui est un véritable dragon…

— Qui est Mlle Lina ?

— Je n’en sais rien… C’est la première année qu’elle descend ici… Il y a déjà un mois qu’elle est chez nous… Son nom de famille… Attendez…

Il consulta ses fiches.

— Grégoire… Lina Grégoire, venant de Paris… Encore de l’industrie ou du gros commerce, pour se payer une gouvernante anglaise…

— Vous savez son âge ?

— Je vais consulter sa fiche… Un instant…Dix-neuf ans…

— Je vous remercie…

Cinq francs de pourboire. Ce n’était peut-être pas beaucoup, mais le Petit Docteur n’était pas riche, n’étant pas né dans les roulements à billes et n’ayant pas eu de gouvernante anglaise pour passer ses vacances dans un des meilleurs hôtels de Royan.

Il était triste, le Petit Docteur. Il avait envie de s’en retourner dans sa maison de Marsilly, mais il hésita à cause d’Anna, sa bonne, qui se moquerait de lui et qui triompherait sans doute : « Alors, monsieur ? Ça n’a pas marché comme vous vouliez ? »

Il retourna au casino et ne vit ni Lina ni le jeune Roulement à Billes. Il joua cinquante francs à la boule et les perdit, tandis que le croupier le regardait de travers et surveillait les sacs à main de ces dames.

Il rentra se coucher à l’hôtel. On ne lui avait trouvé qu’une chambre qui, en temps ordinaire, devait être une chambre de domestique, presque sous les toits. Il ferma la porte à clé, ouvrit la fenêtre, éteignit la lumière et chercha le sommeil.

— Étant donné, se répétait-il, que le vol n’était possible qu’au moment de la cohue provoquée par le coup de tonnerre et l’averse…

Il tenait à son idée. Puisque ça lui avait réussi une fois de suivre farouchement une idée jusqu’au bout, il n’y avait pas de raison pour…

Malheureusement, il avait commis une faute. Lors de l’affaire de la Maison-Basse, il avait beaucoup bu, sans le vouloir. Cette fois, il l’avait fait exprès, pour retrouver l’inspiration. Et, avant de monter dans sa chambre, il avait encore avalé un whisky au bar, lui qui ne buvait jamais de whisky. Cela lui valait une étrange somnolence. Il était à la fois lucide et engourdi. Il ne dormait pas, mais ce n’était pas non plus l’état de veille absolu. Longtemps un moustique l’agaça. Puis ce fut un bruit léger qu’il ne parvenait pas à déterminer, comme le grattement d’une souris quelque part dans un coin de la chambre.

Pourquoi cette Lina avait-elle…

Soudain, il se leva en sursaut. Il était certain que la souris était là, près de sa table. Il cherchait le bouton électrique. Il ne le trouvait pas. Il perdit quelques secondes. Enfin, il tint la poire, pressa le bouton d’ivoire, et la lumière inonda la pièce.

Rien ! Pas de souris ! La fenêtre toujours ouverte sur un ciel pâle. Sa montre marquait deux heures du matin. Il était sûr de n’avoir pas dormi, de s’être assoupi tout au plus. Il voulut boire un verre d’eau. Avant de se coucher, il avait mis son veston (il était soigneux, car il n’avait que deux complets) sur le dossier d’une chaise.

Or, au revers de son veston, tranchait une tache blanche, une feuille de papier attachée par une épingle…

Quelqu’un était donc entré dans la pièce tandis qu’il était étendu sur son lit, et c’était ce quelqu’un qui avait fait ce bruit à peine perceptible de souris trottinante.

On n’avait pu entrer par la porte, qui était fermée à clé et dont le verrou était tiré. Pour entrer par la fenêtre…

Il se pencha. Il était au cinquième étage. Pour arriver jusqu’à lui, il aurait fallu se hisser le long du tuyau de gouttière et effectuer un rétablissement ahurissant…

Toujours en chemise, car il n’avait pas apporté de pyjama, il revint vers son veston et lut enfin le billet, rédigé en lettres majuscules :

Si vous vous obstinez à vous mêler de ce qui ne vous regarde pas, il vous arrivera malheur. Si, au contraire, vous rentrez sagement chez vous, vous recevrez un joli cadeau.

Pas de signature, comme de juste ! Ce qui était le plus hallucinant, c’est que le quidam qui avait écrit ça avait trouvé le moyen de pénétrer quelques minutes plus tôt, sans faire de bruit, sans trahir sa présence autrement que par un grattement de souris, dans la chambre où le Petit Docteur se trouvait et ne dormait pas !

Il aperçut soudain un appareil téléphonique à la tête de son lit. Il se souvint qu’il y avait le téléphone dans toutes les chambres.

— Allô ! Donnez-moi Mlle Lina Grégoire, s’il vous plaît…

La sonnerie retentit trois fois. Enfin une voix endormie fit péniblement :

— Allô ?… Qui est là ?…

Il raccrocha, appela la gouvernante. La voix fut plus sèche, l’accent anglais très prononcé.

— Allô !…

Il raccrocha encore.

— Donnez-moi la chambre de M. Bernard Villetan, s’il vous plaît…

Pas de réponse. Il rappela la téléphoniste, demanda le portier.

— Allô ! M. Villetan n’est pas à l’hôtel ?

— Pardon, monsieur. Il est toujours au bar. Si vous voulez que je l’appelle… Mais j’aime mieux vous prévenir qu’il a fêté sa victoire avec ces messieurs du Yacht Motor Club et qu’en ce moment…

— Je vous remercie !

Malheur ou joli cadeau ?

Il n’était pas question d’hésiter : il resta ! Et toute la nuit il rêva qu’il était chargé de voler les billets posés devant une vieille joueuse de boule et qu’il étudiait le meilleur moyen d’arriver à ses fins.

Pouvait-il se douter que, pendant ce temps-là, un crime se commettait à quelques mètres de lui ?


Загрузка...