Le commissaire n’aime pas l’ironie

— Mon avis, monsieur le substitut, si je puis me permettre de vous l’exposer, c’est que quand…

Le commissaire se tut, le regard en suspens, comme s’il regardait voler une mouche, mais ce n’était pas une mouche qu’il regardait dans l’air embrasé, c’était le visage du Petit Docteur et plus particulièrement deux yeux qui brillaient, exprimant une jubilation intense.

— Continuez. Je vous écoute, monsieur le commissaire…

— Excusez-moi, mais je me demande si certaines oreilles…

Le substitut avait compris. Ce n’était pas la première fois, depuis qu’on était sur les lieux, que le commissaire, qui était certainement un brave homme, mais du genre solennel et ennuyeux, tiquait sur la présence du docteur.

Le magistrat et le médecin se connaissaient pour s’être rencontrés à des tables de bridge. Ils étaient jeunes tous les deux. Le substitut, pourtant, était un peu étonné, lui aussi, de l’attitude de Dollent.

Ils étaient là une dizaine, dans la Maison-Basse et dans le jardin. Le garde d’Esnandes, près de la grille peinte en vert, empêchait les curieux de passer et n’avait pas grand-peine, car ceux-ci n’étaient guère plus nombreux que les enquêteurs. Il faisait très chaud. Il n’y avait pas une ombre. Les gestes de chacun étaient plutôt calmes.

Sauf ceux du Petit Docteur, qui n’avait jamais manifesté une telle pétulance.

— Je disais donc, monsieur le substitut, que quand nous connaîtrons l’identité de la victime, nous…

Dollent se contint. Ce fut dur. Il avait tellement envie de lâcher : « Des nèfles ! »

Ils s’y prenaient mal, les uns comme les autres ! Ils n’y comprenaient rien et ils n’y comprendraient jamais rien !

C’était la première fois qu’il assistait, lui, à une enquête de ce genre. Il n’était pas amateur de romans policiers. Il ne lisait pas le récit des crimes dans les journaux.

Et voilà que, tout d’un coup, il avait comme une révélation. Tous pataugeaient autour de lui et il avait envie de leur rire au nez, de dire, par exemple, au gros brigadier qui cherchait des empreintes sous le divan : « Soyez sérieux, brigadier ! À votre âge, et père de famille par surcroît, on ne se promène plus à quatre pattes…»

Certes, lui-même n’avait encore rien trouvé, mais il était sûr qu’il trouverait la solution du mystère. Il ne lâchait pas son raisonnement. Il ne cessait pas de penser.

— Si cet homme, ce Drouin, m’a téléphoné une première fois… S’il m’a téléphoné une seconde fois de Rochefort…

C’était déjà amusant d’être au milieu des enquêteurs et de se dire : « L’homme sur qui ils voudraient tant mettre la main, moi seul sais où il est en ce moment ! »

Car il avait laissé entendre à Drouin que son signalement avait été lancé partout. Donc, il ne bougerait pas. Il n’était pas assez bête pour se faire prendre à la gare ou à un arrêt d’autobus. Il était probable aussi qu’il ne se présenterait pas dans un hôtel, et le Petit Docteur l’imaginait errant dans les rues torrides de Rochefort, se glissant dans l’ombre propice et fraîche des petits bistrots en attendant la nuit.

— Mon avis à moi, pontifiait le substitut, c’est que nous nous trouvons en présence d’un crime passionnel. Deux hommes et une femme ! L’éternelle histoire des deux coqs et de la poule ! Sans doute vivaient-ils ici tous les trois, mais la victime se cachait-elle ? Vous avez envoyé sa photo à Paris par bélino, commissaire ?

— Nous serons fixés avant la fin de la journée.

Heureusement qu’on n’avait pas réclamé du Petit Docteur une autopsie complète, car elle n’eût rien eu d’agréable par cette chaleur. On avait déshabillé l’homme, un homme d’une force peu commune et qui portait sur l’avant-bras gauche un tatouage représentant une femme aux seins nus.

La constatation la plus intéressante, c’est que la mort remontait à peu près à la veille au soir, entre dix heures et minuit. L’inconnu avait été tué d’un coup de couteau en plein cœur, mais, avant ce coup définitif, d’autres coups lui avaient été portés, y compris des coups de poing.

Cela laissait supposer que l’homme n’avait pas été attaqué par surprise. Autant qu’on en pouvait juger, il y avait eu une dispute. Les adversaires en étaient venus aux mains, luttant d’abord à poings nus. Puis l’un d’eux avait saisi un couteau.

La scène avait eu lieu dans la cuisine, car, dans la chambre à coucher, elle aurait laissé des traces. D’ailleurs, on avait retrouvé entre les petits pavés rouges du sol de minuscules éclats de verre.

Donc Drouin, avant de partir, avait non seulement enterré le cadavre, mais encore il avait soigneusement remis les lieux en état. Puis… ce coup de téléphone ! C’était toujours à cela qu’il fallait en venir !

Il n’est pas très normal, quand on a tué un homme et qu’on l’a proprement enterré, de lui envoyer le docteur !

— Enfin, monsieur le maire, vous ne savez absolument rien sur les habitants de cette maison ? Vous ne connaissez donc pas vos administrés ?

— Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ? C’est l’instituteur qui s’occupe de la paperasserie et qui me donne les pièces à signer. L’homme s’est inscrit sous le nom de Drouin et la femme n’a pas été inscrite du tout. J’ai pensé que c’était un faux ménage et je n’ai pas insisté. Ces histoires-là, ça ne nous regarde pas…

Les yeux du Petit Docteur brillaient toujours. Il savait, lui, que ce n’était pas si simple ! Et, têtu comme il l’était au bridge, il avançait petit à petit dans son raisonnement, le reprenait par le commencement dès qu’il arrivait à nouveau au point mort.

Il revoyait Drouin, avec son pantalon gris, son pullover jaune, sa barbe courte de peintre surréaliste. Bon ! Dans la maison, avec sa pipe, car il fumait la pipe… Et, comme il était grand, il devait se baisser pour franchir la porte basse…

La jeune femme toujours à demi dévêtue, la chair bronzée par le soleil comme un fruit juteux…

Il se surprenait à parler à mi-voix, à grommeler :

— Bon !… Bon !…

Il essayait de les faire vivre, de les animer dans leur cadre et il lui semblait que, quand il y serait parvenu, il comprendrait tout.

— Ils n’étaient que deux… Ça, c’est sûr… Tant pis pour le substitut et sa solution égrillarde de ménage à trois… L’atmosphère de la maison, c’était l’atmosphère d’un couple, d’un couple en pleine lune de miel, qui ne pense qu’à l’amour…

Quant à la jeune femme, elle n’avait pas le genre à se laisser étreindre par la brute au tatouage dont le corps, couvert d’un drap de lit, était maintenant étendu sur la table.

Dollent tressaillit. Une voix, celle d’un des policiers, disait :

— Je viens de trouver ceci, monsieur le commissaire…

C’est tout juste si le docteur ne lui arracha pas l’objet des mains. C’était un morceau plié qui contenait de la poudre blanche. Déjà le médecin avait mouillé son doigt de salive, l’avait trempé dans la poudre, en avait posé un peu sur la langue.

Le commissaire, mécontent, le regardait faire, les sourcils plus froncés que jamais.

— Il y a autre chose qu’il faudrait découvrir, déclara alors Dollent avec autorité, comme si on lui eût confié la direction des opérations. Et d’abord, où avez-vous trouvé ce sachet ?

— C’est justement ce qui est curieux… Il était caché tout au fond du placard, dans le linge intime de la demoiselle…

— Dans ce cas, c’est dans les objets personnels de l’homme que vous trouverez sans doute une petite boîte en carton qui porte une marque pharmaceutique…

L’inspecteur regarda son chef pour savoir s’il devait obéir. Le commissaire haussa les épaules avec l’air de dire : « Que voulez-vous que j’y fasse ? Il commande et personne ne proteste… Cherchez, si vous y tenez !…»

Il y a, chez ceux qui participent à ce genre d’enquêtes, un peu de la même joie malsaine qui pousse les gens, dans les salles de ventes, à tripoter les vieux objets, à ouvrir les tiroirs des meubles.

En effet, on pénètre brusquement, avec tous les droits, dans la vie d’une maison. On cherche à en découvrir les secrets. Le policier le plus balourd se met à manier du fin linge de femme, et il n’y a pas jusqu’à la correspondance dans laquelle il n’ait le devoir de fourrer son nez.

Ainsi, on constatait que si la jeune femme (dont on ne savait rien, pas même le nom !) était le plus souvent peu vêtue, elle n’en possédait pas moins une assez grande quantité de vêtements et que ceux-ci, sans être de luxe, étaient de jolie qualité et surtout du meilleur goût.

Drouin, au contraire, à moins qu’il eût emporté une valise avec lui, ce qui était improbable puisqu’il avait dû gagner La Rochelle à pied, ne possédait à peu près rien. Son pantalon gris devait être le seul, car il n’y en avait pas d’autre dans le placard. Par contre on retrouva son chandail jaune, mal lavé, dans une armoire à linge sale. On avait retrouvé aussi ses espadrilles, ce qui laissait supposer qu’il était parti avec sa seule paire de chaussures. C’était un garçon cultivé, les livres qui se trouvaient dans les rayons en faisaient foi.

— Je parie… lança soudain le Petit Docteur.

Depuis dix bonnes minutes que les policiers bouleversaient tout à la recherche de la petite boîte, il réfléchissait, et son regard s’était fixé sur un pot en grès contenant à peu près une livre de tabac.

— Cherchez sous le tabac… Cela m’étonnerait si…

Ce fut dès ce moment qu’on le regarda, non plus seulement avec curiosité, mais avec considération. En effet, l’inspecteur qui plongea la main dans le tabac ne la retira pas vide. Il tenait une boîte en carton. Sans s’en approcher, Dollent dit la marque.

— Elle doit être à moitié pleine ! Continua-t-il.

Il découvrait une jouissance nouvelle. Pour rien au monde il n’eût voulu ne pas avoir reçu le coup de téléphone du matin. Il jubilait. Il regardait en coin son commissaire bougon, son substitut très homme du monde, et il articulait :

— Vous pouvez être sûr que, ce qu’il y a dans cette boîte, c’est du bicarbonate de soude…

Pour dire toute la vérité, il faut ajouter que, quelques instants plus tard, comme le magistrat s’émerveillait, le commissaire risqua à mi-voix :

— Il ne faut pas oublier qu’il est venu ici avant nous… qu’il est resté, nous a-t-il avoué, près d’une heure seul dans la maison…

— Vous ne voulez pas insinuer…

— Évidemment !… Néanmoins… Hum !

La sonnerie du téléphone retentissait, Paris était au bout du fil.

Il devait être cinq heures de l’après-midi. Peu à peu, chacun avait pris ses aises, et les hommes, sauf le substitut et son greffier, avaient retiré leur veston. On oubliait tout à fait que c’était un cadavre qui était étendu sur la table de la cuisine.

Un policier avait louché vers les bouteilles d’apéritif, car il avait très soif, mais il n’avait pas osé, et le maire d’Esnandes avait proposé :

— Je vais faire chercher quelques bouteilles de vin blanc chez moi…

C’était le garde qui y était allé. Les bouteilles étaient débouchées sur la table de la chambre-studio. Le greffier, en sueur, s’arrêtait de temps en temps d’écrire pour boire une gorgée.

Le commissaire, qui venait d’avoir une longue conversation téléphonique avec Paris et qui avait pris des notes, en rendait compte au magistrat.

— L’homme a été identifié tout de suite, comme je le pensais. J’aurais même juré qu’il ne m’était pas absolument inconnu. C’est Jo le Boxeur…

Ce nom ne disait rien aux autres.

— Un mauvais sujet qui fréquentait surtout les bars de la place des Ternes. Une demi-douzaine de condamnations… Il est sorti pour la dernière fois de Poissy voilà trois mois…

— Trois mois ! répéta le docteur, comme pour bien se mettre un chiffre dans la tête.

« Qu’est-ce que cela peut vous faire ? » semblait dire le regard sévère du commissaire.

Et il continua :

— J’ai demandé, comme vous l’avez entendu, si on avait vu Jo à Paris ces derniers temps… Comme interdit de séjour, il n’aurait pas dû y être… Néanmoins, il a été aperçu plusieurs fois, et la semaine dernière encore, dans les parages de l’Etoile…

— Donc, il n’était pas caché ici ! dit le Petit Docteur avec satisfaction.

— Je n’ai jamais prétendu qu’il était caché ici !

— Mais vous l’avez pensé !

— Peu importe ce que…

— Messieurs ! Messieurs ! Ne nous disputons pas, intervint le substitut, car on pouvait croire que commissaire et médecin allaient en venir aux mains.

— Si ce monsieur continue à me narguer…

— Je jure que je ne nargue pas !

— Continuez, commissaire… Donc, Jo le Boxeur était à Paris ces derniers temps… Il est probablement venu ici par le train… Qu’est-il venu faire ?

Et le docteur incorrigible de laisser tomber :

— Voilà la question ! Il n’est sûrement pas venu dans l’intention de recevoir des coups de couteau et de se faire enterrer derrière une haie…

— Supposons qu’il soit venu retrouver cette femme… risqua le magistrat, qui tenait à son idée.

Non ! Ce n’était pas cela. Le Petit Docteur le sentait. C’était à la fois plus simple et plus compliqué. Il y arriverait. Il y mettrait peut-être le temps, mais il était sûr d’y arriver.

— Quel a été l’objet de sa dernière condamnation ? demanda-t-il.

— Si je n’étais pas interrompu tout le temps, je l’aurais déjà dit… Un tenancier de boîte de nuit a été tué, rue Fontaine…

— Il y a combien de temps ?

— Deux ans… Crime crapuleux, qui avait le vol pour mobile… Plusieurs hommes, on n’a jamais su au juste combien, deux au moins, se sont laissé enfermer le soir dans le cabaret… Ils en voulaient à la caisse… Quand le patron est resté seul, ils se sont jetés sur lui… Le patron s’est défendu… Des coups de feu ont été tirés… Seul Jo le Boxeur a été pris… Il n’a été condamné que comme complice, car ce ne sont pas ses empreintes digitales qui ont été retrouvées sur le revolver abandonné dans la salle…

Au moment, on vit une chose assez inattendue. Le Petit Docteur remettait son veston. Il avait l’air bien content, bien gentil. À croire qu’il n’avait jamais été question de crime, ni d’assassin, qu’il venait simplement de rendre visite à des clients charmants ou à des amis.

Il tendait la main à la ronde, et il prononçait avec un sourire désarmant :

— Eh bien ! Messieurs, si vous n’avez plus besoin de moi, j’irai retrouver mes malades…

Mais il n’arrêta pas sa petite auto trépidante devant chez lui où cependant, de la rue, on voyait l’antichambre pleine de malades somnolents.


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