II
Où le Petit Docteur, qui paraît diabolique, stupéfie le commissaire Lucas
Le commissaire Lucas, de la Police judiciaire, que Dollent avait avisé télégraphiquement, attendait à la gare, étonné de cette arrivée inopinée du Petit Docteur. Il le fut davantage encore devant la pétulance de celui-ci, qui exigea d’abord de se restaurer au buffet de la gare et qui montra un appétit étonnant pour un aussi petit homme.
— Dites-moi, commissaire, est-ce que vous avez le droit, si vous trouvez la porte d’un appartement ouverte, d’y pénétrer ?
— Pas si je ne suis pas appelé… Ou alors il me faudrait un mandat de perquisition, et personne ne peut m’en délivrer un à cette heure… L’aurais-je en main, il me faudrait encore légalement attendre le lever du soleil…
— C’est ennuyeux, grommela l’autre, la bouche pleine. Et si vous aviez la certitude qu’un crime a été commis dans l’appartement en question ?
— À la rigueur, je prendrais sur moi de…
— Alors, allons-y !
— Où ça ?
— 27 bis, rue Bergère… Chez un monsieur qui doit s’appeler Lavisse…
— Le collectionneur ?
— Je n’en sais rien.
— Il existe un Lavisse, collectionneur ; Etienne Lavisse, qui est connu des amateurs du monde entier… C’est un ancien expert en objets d’art qui vit seul au milieu de ses collections… Rue Bergère, cela ne peut être que lui, car je sais qu’il n’a jamais pu se décider à vivre à plus de cinq cents mètres de l’Hôtel des Ventes, où il passe ses journées…
Soudain il s’avisa, un peu tard, de l’étrangeté de la situation.
— À propos… Comment se fait-il que vous arriviez de votre trou de Marsilly pour m’annoncer…
— Allons toujours ! Je vous expliquerai plus tard… La concierge fut longue à leur ouvrir, plus longue encore à passer un jupon et un châle pour les recevoir.
— M. Lavisse ?… Non, je ne l’ai pas vu aujourd’hui… C’est même étonnant, maintenant que j’y pense, car il n’est pas descendu pour prendre ses repas, comme d’habitude, au restaurant qui fait le coin.
— Voulez-vous monter avec nous, madame ?
— C’est qu’il n’y a pas d’ascenseur, et que c’est au sixième…
Comme Georges Motte l’avait dit, la clé était restée sur la serrure et, quand on ouvrit la porte, on constata qu’il y avait de la lumière dans plusieurs pièces – les lampes allumées la nuit précédente par l’homme roux, et qu’il n’avait pas pensé à éteindre.
— C’est drôle… On dirait…
La concierge poussa un cri. Elle venait, la première, d’apercevoir sur le tapis du salon le corps inerte de son locataire.
Lucas ne put s’empêcher de lancer un drôle de coup d’œil au Petit Docteur… Comment celui-ci ?…
— Il a été frappé sauvagement à coups de couteau… constata le commissaire, après avoir examiné le corps… Dites-moi, docteur, pouvez-vous établir l’heure approximative de la mort ?
Et Dollent, sans se baisser, de laisser tomber :
— La nuit dernière, aux environs de minuit…
Puis il regarda la concierge :
— Vous avez quelque chose à dire, n’est-ce pas ? Un homme est venu hier à huit heures précises pour M. Lavisse.
— C’est exact… Même que…
— Qu’il était roux ! s’amusa de lancer le Petit Docteur.
— C’est vrai… Je l’ai dit à mon mari… Je n’avais jamais vu de cheveux aussi rouges… Il est resté tard… Quand il est descendu…
— À minuit…
— Est-ce que M. Lavisse recevait beaucoup ?
— Rarement ! Et jamais le soir. Il se couchait de très bonne heure. Pendant la journée, il lui arrivait de rentrer avec des messieurs d’un certain âge, souvent des étrangers qui s’intéressaient à ses collections…
— En est-il venu ces temps-ci ?
— Pas depuis trois ou quatre jours…
— Et hier, avant l’homme roux, personne n’a demandé M. Lavisse ? Vous n’avez pas remarqué dans les escaliers un homme et une femme ?… Une femme très jolie, très bien habillée… Une femme comme on en voit dans les films…
La concierge hochait négativement la tête.
— Je suis désolé, mon cher commissaire, mais je suis tenu par le secret professionnel. Plus tard, quand tout sera fini… Ce que je peux vous dire, c’est que c’est une affaire extrêmement délicate, et qu’il vaudrait mieux être prudent…
— Je pense que, quand nous aurons mis la main sur cet homme roux…
Lucas pouvait-il comprendre le fin sourire qui étirait les lèvres du Petit Docteur ?
Le lendemain, l’assassinat d’Etienne Lavisse faisait, à la Salle des Ventes et dans le monde des collectionneurs, l’effet d’une vraie bombe et, dès dix heures, il fallait établir un service d’ordre devant la maison de la rue Bergère.
Deux experts, qui étaient en même temps des amis du mort, passèrent des heures à inspecter l’appartement, bibelot par bibelot, et c’est ainsi que le Petit Docteur, qui n’y connaissait rien en objets d’art, apprit que Lavisse n’avait pas une passion particulière, sinon celle de la qualité. C’est ainsi qu’il achetait aussi bien un tableau d’un peintre flamand que des émaux cloisonnés ou qu’un ivoire japonais.
Il était quatre heures de l’après-midi quand les experts purent enfin déclarer :
— Il manque les dix plus belles pièces, les plus faciles à transporter, celles aussi qui ont la plus grande valeur marchande… Au cours du jour, le montant du vol, si vol il y a, s’élève à quatre ou cinq millions…
— M. Lavisse était très riche ? s’étonna le Petit Docteur.
— Il ne possédait que sa collection. À part cela, il vivait chichement, voire pauvrement, prenant ses repas dans un prix-fixe. Il faut tenir compte aussi qu’à part ce qui a été emporté, tout ce que vous voyez ici représente beaucoup de recherches et de goût, certes, mais assez peu d’argent… Un demi-million à peine, en bloc…
— M. Lavisse avait-il de la famille ?
— C’était un vieux célibataire… Mais il a une sœur qui habite la Vendée…
Lucas prit note du nom et de l’adresse pour l’avertir, mais elle devait déjà l’être par les journaux et par la radio, qui avaient longuement commenté l’événement.
D’un bistrot, Dollent téléphonait à Marsilly, avait Anna au bout du fil, une Anna d’une férocité inconnue.
— Vous n’avez pas honte de me traiter comme ça ? criait-elle. Moi qui ne vous ai jamais rien fait, sinon vous soigner comme un enfant !… Me laisser seule dans la maison avec un assassin… Si ! Je sais ce que je dis… Si vous croyez que je n’ai pas lu les journaux et que je n’ai pas reconnu l’homme roux… Il ne doit pas y en avoir tellement de cette couleur… Aussi, pour ce qui est de lui servir des petits plats… Des haricots, oui, comme il en aura bientôt où je pense…
— Il est calme, Anna ?
— Je n’en sais rien…
— Qu’est-ce qu’il dit ?
— Il ne dit rien…
— Écoutez-moi, Anna…
— Je ne veux rien écouter et, quand vous reviendrez, je vous rendrai mon tablier… C’est tout ce que vous méritez… Quant à savoir ce qu’il fait, ce n’est pas possible, vu que j’entrouvre la porte juste assez pour pousser le plat par terre…
— Vous êtes sûre qu’il est toujours là ?
— Malheureusement ! Il fait assez de bruit en se promenant de long en large depuis ce matin…
Dans tous les journaux, on lisait en caractères gras : « La piste de l’homme roux.
Et il était à prévoir que la police allait recevoir des tas de lettres anonymes au sujet de tous les hommes roux de Paris et de la banlieue.
— C’est vous, Lucas ?
— Oui… Dollent ?… Non ! Absolument rien de neuf… Et d’ailleurs, étant donné la façon dont vous vous comportez avec moi, je me demande si je ne ferais pas mieux de vous laisser tomber…
— Et si je vous donnais le signalement d’une femme qui est mêlée à l’affaire ?… Écoutez… Genre vamp de cinéma…
« Ce n’est pas une blague… Genre vamp de cinéma… Accent étranger assez prononcé… Très bien habillée, avec une certaine excentricité… Une de ces femmes qui font se retourner tous les hommes dans la rue… Je voudrais savoir si elle n’a pas été remarquée ces derniers jours dans les environs de la Salle des Ventes et de la rue Bergère ?
— Bon !
— Merci… Au revoir…
Un taxi le conduisit à Saint-Mandé, où il ne tarda pas à trouver le pavillon, banal mais coquet, de Georges Motte. Il sonna à la porte. Une jeune femme qui cachait mal sa grossesse vint lui ouvrir, et il paraissait qu’elle n’avait pas fait de rapprochement entre son mari et le fameux homme roux.
— J’aurais voulu parler à Georges Motte… C’est un camarade de régiment…
— Malheureusement, mon mari est absent pour quelques jours. La compagnie l’a envoyé en province pour faire des vérifications…
— Vous ne savez pas où il est ?
— Pas exactement… Dans ces cas-là, il fait plusieurs villes, parfois le même jour… Mais entrez donc…
C’était propre. C’était gentil… C’était honnête, avec des meubles qui avaient dû être achetés, eux aussi, à tempérament.
— Je reviendrai dans quelques jours.
Ouf !… C’était la période de lassitude qui commençait… Il y avait des heures et des heures qu’il était tendu comme un arc… Il n’avait pas dormi…
Et, une fois sur les grands boulevards, il se sentit vacillant, la tête vide, la bouche pâteuse.
Il n’eut pas le courage de dîner, et il alla dormir dans le premier hôtel venu, après avoir mangé un sandwich dans le bar automatique du coin de la rue Drouot.
Toutes les polices de France étaient à la recherche de l’homme roux !