I
Où l’on constate tout de suite que l’Amiral n’est pas un véritable amiral et où l’on apprend qu’un homme peut disparaître en plein jour, au beau milieu d’une rue, sans laisser de traces
Les faits sont les faits et tous les raisonnements de la terre ne pourront jamais rien contre eux. Les gens de la petite ville eurent beau répéter, à propos de la disparition de l’Amiral :
— C’est impossible !
Il n’en restait pas moins vrai que l’Amiral avait disparu, en pleine rue, en plein jour, pour ainsi dire au vu de tous. Et l’Amiral n’était pas un de ces maigriots capables de se hisser le long d’une gouttière ou de passer par un soupirail, mais un bel homme dans les quatre-vingt-dix kilos, au ventre avantageux.
La ville, il est dangereux de la nommer, à cause des susceptibilités locales, mais on peut indiquer que c’est une de ces petites villes ensoleillées de Provence, situées dans le quadrilatère Avignon, Aix, Marseille, Nîmes.
Une de ces villes où tout le monde se connaît et où, quand quelqu’un, le panama sur la tête, se risque sur le trottoir embrasé, on entend murmurer derrière des persiennes :
— Tiens ! Voilà M. Taboulet qui va chercher sa femme à la gare. Heureusement qu’il a un haut chapeau, peuchère, pour cacher tout ce qui lui pousse sur le front…
Des maisons blanches. Des volets verts. Un mail ombragé par de clairs platanes. Des rideaux en perles devant les portes pour interdire l’accès aux mouches…
L’événement eut lieu le mercredi 25 juin, au plus fort des chaleurs, car il y avait un mois que le mistral n’avait pas soufflé. La plupart des messieurs avaient sorti leu complets de toile ou d’alpaga et on voyait même le percepteur et quelques autres arborer leur casque colonial.
Sur le coup de cinq heures de l’après-midi, comme chaque jour, l’Amiral quittait le Restaurant À la Meilleure Brandade, situé juste au coin de la route nationale et la rue Jules-Ferry.
Il faut savoir que la route nationale passe un peu dehors du centre de la ville, dans le haut. La rue Jules Ferry est en pente et conduit au mail, où se trouvent la poste et la Banque de France.
À soixante-huit ans, l’Amiral était encore vert. Son teint était fleuri, sa barbe soyeuse et, contrairement aux hommes d’aujourd’hui, il n’avait aucune honte de son ventre, qu’il portait au contraire avec une certaine fierté. Peut-être parce qu’il avait les cuisses grasses, il marchait les jambes un peu écartées, à petits pas pleins de majesté.
— Tiens ! Voilà Marius… s’était écrié un jour un Parisien qui passait près de lui avec de jolies femmes. L’Amiral n’en avait pas été vexé. Bien au contraire !
— Tu paries que c’est Tartarin ? Avait risqué un gamin qui n’était pas de la ville.
Et l’Amiral ne s’était pas fâché davantage. Ni Marius, Tartarin, il n’était pas non plus amiral. Mais, dans son jeune temps, il avait beaucoup navigué comme aide-cuisinier à bord des paquebots et, depuis lors, il continuait à porter une casquette d’officier de marine.
C’était lui qui avait fondé le Restaurant À la Meilleur Brandade. Puis, à soixante et des ans, il l’avait cédé à sa nièce qui avait épousé un homme du Nord, un Lyonnais et il vivait avec eux.
À cinq heures donc, l’Amiral descendait à petits pas la rue Jules-Ferry. Celle-ci n’a pas plus de trois cents mètres et, sur ce qui se passa en moins de dix minutes, on ne possède évidemment que des témoignages assez vagues.
— Il était juste cinq heures – j’ai regardé la pendule du magasin – quand l’Amiral est passé… affirma M. Pichon, le chapelier, dont le magasin, rue Jules-Ferry, est à côté du restaurant.
Donc aucune erreur quant au départ de cette étrange promenade, car nul n’a jamais mis en doute la parole de M. Pichon, ancien adjoint au maire et conseiller municipal, président du Comité des fêtes de la ville.
Et ensuite ?… Trois maisons plus bas, il y a le bureau de tabac tenu par la vieille Tatine. C’est en même temps une mercerie et un dépôt de journaux. Ce jour-là, comme Tatine avait ses rhumatismes, c’était Polyte, son fils, qui servait à la boutique.
— L’Amiral est entré quelques minutes après cinq heures, comme les autres jours. Il a pris le journal et son paquet de cigarettes et il a dit :
« — Beau temps, fiston ! Cela me rappelle Madagascar…
Car, qu’il plût, qu’il ventât ou qu’il fît torride, cela rappelait toujours à l’ancien aide-cuisinier quelque pays lointain.
Au bas de la rue, juste où le mail commence, la partie de boules battait son plein. C’était d’ailleurs le but de la promenade de l’Amiral, qui, les autres jours, venait se camper sans rien dire près des joueurs, attendant une contestation dont il serait fatalement l’arbitre.
Près de la partie, l’horloge électrique de la poste, de sorte que chacun avait pour ainsi dire l’heure devant les yeux. Or, M. Lartigue, le marchand de poissons, qui venait de lancer le cochonnet et qui le trouvait trop loin, alors que son adversaire prétendait le coup régulier, leva la tête vers la rue Jules-Ferry.
— Dommage que l’Amiral soit encore trop haut dans la rue ! remarqua-t-il.
Et ils furent quatre pour le moins à voir l’Amiral bedonnant qui se trouvait à ce moment à mi-chemin, exactement en face du troisième bec de gaz.
Il était cinq heures cinq minutes. La partie continua. M. Lartigue, qui était râleur comme pas un, fit encore un coup douteux, chercha l’Amiral des yeux et s’étonna :
— Tiens ! Il a disparu…
En effet, la rue Jules-Ferry était vide, moitié ombre, moitié soleil, et il n’y avait littéralement pas un chat sur les pavés.
Il est à noter qu’aucune rue, aucune ruelle, ne débouche dans la rue Jules-Ferry.
L’Amiral n’était pas arrivé au bas de celle-ci.
Il n’était pas remonté non plus !
Quand le Petit Docteur descendit de voiture en face de la Meilleure-Brandade, il était couvert de sueur, de poussière d’huile et de cambouis, car il avait eu de sérieux ennuis avec Ferblantine, qui n’était plus de première jeunesse.
Dans la salle de restaurant, il ne vit d’abord qu’une petite bonne à l’œil noir d’Andalouse qui, lui sembla-t-il, l’examinait avec une audacieuse ironie.
— Il y a moyen d’avoir une chambre ?
— Je vais appeler M. Jean…
C’était le patron. Il surgit, en veste et toque blanches. Un grand garçon de trente à trente-cinq ans, plutôt maigre, qui ne respirait pas particulièrement la gaieté.
— On me dit que vous désirez une chambre… C’est pour quelques jours ?
Et le Petit Docteur, agressif, de répliquer :
— Comment savez-vous que c’est pour quelques jours ?
— Je n’en sais rien… Je disais ça pour parler… Vous voulez peut-être monter tout de suite pour faire un brin de toilette ?…
La bonne, qui s’appelait Nine, le conduisit au premier étage et le Petit Docteur continua à lui trouver un air ironique qui ne lui plaisait pas du tout.
N’avait-il pas eu tort d’abandonner une fois de plus sa clientèle de Marsilly pour relever un défi assez ridicule ? Car personne ne l’avait appelé. Il n’était au courant de cette affaire que par les journaux qui n’en avaient pas dit grand-chose. Par contre, dans son courrier de l’avant-veille, il avait trouvé une lettre anonyme disant :
Je parie que, tout malin que vous vous croyez, vous êtes incapable de retrouver l’Amiral.
Drôle d’hôtel ! À se demander de quoi les patrons vivaient, car on n’apercevait pas un client. Pourtant huit tables étaient dressées pour le dîner, comme si on eût attendu du monde.
À droite de la salle de restaurant, il y avait une salle plus petite, un café-bar où on ne voyait pas davantage de consommateurs.
Enfin, à la caisse, Mme Angèle, comme Nine l’appelait, c’est-à-dire la femme du patron, la nièce de l’Amiral.
— Il est possible de boire un verre, dans cette maison ? Ce fut M. Jean en personne qui vint le servir.
— Un pastis ?… Je ne sais si vous êtes amateur, mais celui-ci, c’est du vrai… À votre santé…
M. Jean s’était servi un pastis, lui aussi, et d’autorité il trinquait avec son client inconnu.
La boisson opaline ne le rendait pas plus gai et il soupirait en regardant sa terrasse ombragée d’un vélum orange et entourée de lauriers-roses dans des tonneaux verts.
— Vous avez toujours autant de monde que ça ? Plaisanta le Petit Docteur, qui éprouvait le besoin de se venger de la chaleur et des ennuis variés que lui avait donnés Ferblantine.
— Quelquefois moins… répliqua M. Jean du tac au tac.
Quelquefois plus aussi… Dans le temps, du temps du vieux, c’était bon… Les autos n’allaient pas si vite et avaient à tout bout de champ des pannes… Maintenant, elles filent à cent à l’heure et ne se donnent plus la peine de s’arrêter…
— Il y a longtemps que vous avez pris l’affaire ?
— Depuis mon mariage, voilà six ans…
Dollent fronça les sourcils, intéressé par le regard que son interlocuteur venait de lancer, de loin, à la jeune femme qu’on apercevait à la caisse.
« Tiens ! Tiens ! pensa-t-il. Voilà un monsieur qui n’a pas l’air très heureux en ménage. »
— En somme, fit-il à voix haute, vous regrettez de vous être installé ici…
— Je regrette sans regretter… Sans ces ennuis que nous avons depuis une semaine… Vous n’avez pas lu, dans les journaux ?
— Non.
— Le vieux, qui vivait avec nous, a disparu… Je suis allé avertir la police… Vous me croirez si vous voulez, mais ils ne m’ont pas pris au sérieux et c’est à peine s’ils ont fait un semblant d’enquête.
« — Monsieur Jean, m’a déclaré comme ça le commissaire, il disparaît chaque année, d’après les statistiques, trente mille personnes en France. On finit un beau jour par les retrouver… Tout au moins les neuf dixièmes… Vous pensez que si la police devait s’occuper de ces trente mille personnes qui ne se trouvent pas bien là où elles sont et qui s’en vont sans crier gare…
— Votre oncle n’était pas heureux ici ?
— Comme un coq en pâte, monsieur !
Pourquoi disait-il cela avec cet accent lugubre ?
— Contrairement à ce qu’on pourrait insinuer – il y a toujours des voisins malintentionnés ! – c’est lui qui avait réussi la bonne affaire… Car, quand sa nièce m’a épousé, M. Fignol, que tout le monde appelait l’Amiral, était quasiment ruiné… Seulement, ça, les gens ne le savaient pas… Il avait risqué de drôles de placements, qui devaient lui rapporter trente du cent et qui lui ont mangé tous ses sous… Le fonds de commerce était hypothéqué… Je l’ai repris et je me suis engagé à garder le vieux et à le nourrir jusqu’à sa mort… je lui donnais même un peu d’argent de poche pour ses cigarettes et ses parties de cartes…
— Il n’avait aucun argent personnel ?
— Vous croyez que pour un homme de son âge, qui n’a plus de passions, ce n’est pas assez de vingt francs par semaine ? Encore un petit pastis ?… C’est ma tournée… Enfin !… Maintenant, il a disparu et le malheur c’est qu’il y a la suite…
— Quelle suite ?
— Vous n’êtes pas du pays, n’est-ce pas ? Sinon, vous sauriez… Deux fois, en moins d’une semaine, l’hôtel a été cambriolé… Et qu’on ne me parle pas de la bande des Marseillais qui, paraît-il, écume la région… Comment les Marseillais auraient-ils aussi bien connu la maison ?… Au point qu’ils ont pu entrer, aller et venir, ouvrir les portes et les armoires sans qu’on les entende…
— Ils ont emporté beaucoup ?
— Tous les effets de mon oncle… Des vieux complets, des valises usées et qui ne valaient plus quatre sous, une serviette dans laquelle il gardait sa correspondance, qu’est-ce que je sais encore…
— Et la seconde fois ?
— C’est la seconde fois… La première, ils n’ont rien emporté… Ils s’étaient contentés de fouiller la chambre… Du coup, je croyais que la police allait enfin prendre l’affaire au sérieux… Eh bien ! Non ! Au contraire !
« — Vous voyez, m’a-t-on répondu, que votre oncle n’est pas mort, puisqu’il est revenu chercher ses affaires…
« Remarquez que l’Amiral, avec ses quatre-vingt-dix kilos, ne pouvait pas monter les escaliers sans faire craquer toutes les marches ! Remarquez aussi que, d’après ce que j’ai vu, le ou les cambrioleurs sont entrés par une fenêtre du premier étage en grimpant le long d’une treille…
« Alors, je prétends, moi, monsieur – et j’ignore qui vous êtes – que si c’est pour avoir une police aussi fainéante que nous payons autant d’impôts, ce n’est plus la peine d’être contribuable français et… À votre santé…
« J’affirme, monsieur, que l’Amiral a été assassiné, parce que, s’il était vivant, on finirait par le retrouver, d’autant plus que la rue Jules-Ferry n’est pas longue et qu’on connaît tous ceux qui l’habitent…
— Il n’aurait pas pu être emmené en auto ?
— En auto ! s’écria l’autre avec pitié. Vous croyez, vous – mais vous êtes peut-être de Paris ? – qu’il passe toute la journée des autos dans la rue Jules-Ferry ?… À part le boulanger le matin, et l’agent d’assurances qui habite au 32, et qui a sa voiture… Non, monsieur !… Aucune auto n’est passée ce soir-là…
— Jean ! appela une voix féminine.
Le Petit Docteur se tourna vers la caisse et vit Angèle, la femme du patron, qui manifestait une véritable terreur. Près d’elle, un gamin à l’air éveillé attendait.
— Vous permettez ? Encore ma femme ! Elle ne peut jamais, se passer de moi. Si elle pouvait m’attacher avec une chaîne…
Il se dirigea vers la caisse sans enthousiasme. Le couple parla bas. M. Jean saisit une enveloppe qu’on lui tendait.
— Ça, par exemple !… Eh bien !… Qu’est-ce qui tu attends pour donner vingt sous à ce gamin afin qu’il s’en aille ?
Sans plus s’occuper de sa femme, il revint vers le Petit Docteur.
— Des manigances… gronda-t-il. Voilà maintenant que mon oncle serait censé m’écrire… Le plus fort, c’est que c’est bien son écriture…
Chers Jean et Angèle,
Ne vous inquiétez pas de moi. Je suis allé à la campagne. Je reviendrai dans quelques jours.
Marius Fignol.
— C’est le gamin qui a apporté cette lettre ?
— Oui. C’est le fils du facteur. En triant le courrier, celui-ci a reconnu l’écriture de l’Amiral et a envoyé son gosse tout de suite pour gagner du temps…
— Que dit le cachet de la poste ?
— La lettre a été mise à la boîte ici même, du bureau du mail…
Depuis un certain temps, le Petit Docteur observait M. Jean avec insistance, puis regardait vers la caisse. Mais ce n’était pas Angèle qu’il observait ainsi. C’était un encrier où l’on voyait des bavures d’encre violette.
— Dites donc… lança-t-il en tirant à son tour une lettre de sa poche.
— Quoi ?
— Pourquoi m’avez-vous fait venir ici ?
— Moi ?
— Oui, vous… Avouez que c’est vous qui m’avez adressé ce billet et que, si vous m’avez raconté tout ce que vous m’avez raconté, c’est que vous saviez parfaitement qui je suis…
L’hôtelier hésitait encore. Il avait rougi. Il saisissait son verre d’une main tremblante.
— Je ne comprends pas ce que vous voulez dire…
— Lisez !… Voulez-vous me montrer un spécimen de votre écriture ?… Tenez-vous à ce que je fasse intervenir un expert ?…
— Non… Ce n’est pas la peine… Je vous demande pardon, docteur… J’avais envie que vous vous occupiez de cette affaire, car j’ai beaucoup entendu parler de vous. J’ai pensé que, si je vous racontais les choses telles qu’elles sont, vous n’accepteriez pas…
Il détourna la tête, avoua :
— Je me suis dit aussi qu’un homme célèbre comme vous me réclamerait des ors et des ors… Je ne suis pas riche… Alors…
— Alors, vous avez trouvé le moyen d’obtenir gratuitement ma collaboration…
— Évidemment, je ne vous compterai ni la chambre, ni les repas… Ni même les petits verres !… Vous pourrez boire tant que vous voudrez… Et, si vous retrouvez mon pauvre oncle, je trouverai bien un ou deux billets de mille…
Bon ! Un avare ! C’était net ! Non seulement un avare, mais un avare assez astucieux, assez compliqué pour trouver la combine de la lettre anonyme.
— Vous restez, n’est-ce pas ?… Je m’excuse d’avoir fait ça… J’étais affolé…
— Vous permettez que j’échange quelques mots avec votre femme ?
Il y eut comme un nuage dans les prunelles de M. Jean.