IV
Où le Petit Docteur aurait préféré travailler pour son compte
Choisir le moment ! Toute la question était là ! Des quantités d’imbéciles, pendant ce temps, le regardaient avec une douce ironie parce qu’il promenait gravement une vieille demoiselle au maquillage aussi ridicule qu’insolent. Peut-être certains pensaient-ils : « Un malin ! Il fait la cour à la vieille pour avoir la jeune fille…»
Personne ne se doutait que jamais de sa vie il ne s’était senti aussi près d’une mort violente. Est-ce que Bernard s’en doutait, la nuit précédente, quand dans sa chambre il se déshabillait tranquillement ?
Choisir le moment ! Et le choisir de telle sorte que…
C’était affreusement compliqué. Le bar, par sa configuration, ne s’y prêtait pas trop mal ; le principal avantage qu’il présentait était de ne comporter qu’une seule porte, pas très large, en dehors de la petite porte de service située derrière le comptoir.
C’était l’heure creuse. La foule se baignait encore et n’arriverait pour l’apéritif que vers une heure. Seuls étaient là les quelques habitués qui continuent, à Royan, comme à Deauville ou à Biarritz, leur vie de Paris et qui, à peine levés, soignent par un violent cocktail leur gueule de bois.
— Trois Roses, Jef… Asseyez-vous, miss… Car c’est miss n’est-ce pas ?…
Son œil brillait. Il se souvenait du ballon rouge et bleu. Il était tellement content de lui, de tout ce qu’il avait découvert et du chemin assez subtil qu’avait pris sa pensée pour y arriver, qu’il en oubliait son angoisse.
— Vous fermerez la fenêtre, Jef… Il y a un courant d’air…
Ce n’était pas vrai, mais la fenêtre était une issue par trop commode, car cette fois on n’était pas au troisième étage mais au rez-de-chaussée.
Le journal, il l’avait toujours sous le bras. Son doigt trouverait facilement la page huit…
Voyons, combien y avait-il de personnes dans le bar ? Jef et son garçon… Un chasseur qui, n’ayant rien à faire, regardait chacun avec ennui… Deux jeunes gens sur les hauts tabourets… Un groupe de trois hommes à une petite table, des hommes d’affaires que les vacances n’empêchaient pas de se mettre l’esprit à la torture pour gagner de l’argent…
— Ce cocktail n’est pas trop sec, miss ?… Excusez-moi… Je voudrais demander à Mlle Lina… C’est bien son prénom, n’est-ce pas ?… Je voudrais lui demander, en souvenir, de me signer son nom sur une carte postale… Et je voudrais qu’elle choisisse celle-ci elle-même… Elle en trouvera chez le portier… J’ai conscience d’abuser, mais je suis un peu maniaque…
Ce n’était peut-être pas très malin ; seulement il n’avait pas le choix. Il fallait l’écarter à tout prix.
Elle s’éloignait, résignée, ou plutôt furieuse. Le chasseur restait près de la porte. Jef était costaud. Il devait avoir eu, dans sa vie, quelques algarades avec des ivrognes…
— Je disais, miss, que la lecture des journaux anglais… Quand je dis lecture… Mon anglais est devenu si mauvais… Heureusement qu’il y a les images…
Elle avait une main prise par son verre, dont elle sirotait lentement le contenu, et soudain, alors qu’il venait d’ouvrir le journal à la page huit, le Petit Docteur se conduisit comme un fou – du moins ce fut un moment l’impression de Jef et de ceux qui étaient là…
Sans crier gare, il saisit la main gauche de la vieille Anglaise tandis que, de l’autre main, il lui empoignait la chevelure et… l’arrachait d’un seul coup.
L’instant d’après, tous deux avaient roulé par terre, Dix secondes ne s’étaient pas écoulées qu’un coup de feu éclatait et qu’une balle allait s’enfoncer dans l’acajou du bar.
Le Petit Docteur savait bien que, tout seul, il ne pouvait avoir le dessus. Il savait aussi que Jef et les autres interviendraient. Il savait qu’il n’y avait qu’une seule issue et qu’ainsi il tenait le bon bout.
La perruque de miss Esther était quelque part sur le tapis et on voyait maintenant, aux prises avec Dollent, un être extraordinairement nerveux et musclé qui n’avait plus rien d’une vieille gouvernante.
— Appelez la police ! criait le Petit Docteur en frappant de toutes ses forces son partenaire au visage.
Car c’était un homme, cela ne faisait plus aucun doute.
Il haletait encore. Son veston s’était déchiré à l’épaule. Il avait le visage couvert de sueur, ce qui faisait ressortir l’ombre de sa barbe.
Le directeur de l’hôtel, qui avait mis son bureau à la disposition de « ces messieurs », le regardait d’un air féroce, tandis que le commissaire de police ne cachait pas son étonnement.
— Vous prétendez que cette vieille demoiselle… je veux dire cet homme… enfin cette personne…
— Il m’est difficile, monsieur le commissaire, de vous résumer en quelques minutes, alors que je suis à bout de souffle, des choses que j’ai mis des heures et des heures à penser, bout à bout, idée par idée… Tout est parti du vol du casino… Si vous aviez à commettre un vol…
— Je vous prie, docteur, de ne pas faire de personnalités…
Tous les mêmes, ces policiers ! Et personne pour comprendre ses méthodes à lui ! Tant pis !
— Je prétends, pour résumer, que la personne qui a commis ce vol l’a commis pour se faire prendre, c’est-à-dire pour être pendant un certain temps sous la protection de la police, donc pour se mettre à l’abri d’un danger…
« La preuve, c’est qu’après mon accès de don-quichottisme, cette jeune fille m’a traité d’imbécile, sauf votre respect, monsieur le commissaire…
« Vous me suivez ?
Ils ne le suivaient pas. Mais il parlait pour lui-même.
— Bernard Villetan est amoureux de la jeune fille… Il ne peut jamais l’approcher, à cause de la terrible gouvernante… Il en a le cafard… Il boit… Puis il tombe sur un journal… Il aperçoit une annonce et cette annonce lui donne une idée…
« Il faut réfléchir, messieurs… La garde que monte cette gouvernante autour de Lina a quelque chose d’anormal… Elle-même semble plutôt sortir d’une caricature du Punch que de la vie…
« Or, l’annonce… La voici… Je vous traduis le texte : Elle devenait chauve… Elle vieillissait de dix ans chaque mois… Les Perruques Sander…
« Et voyez les deux images… Avant et après… Avant, ce visage dur et masculin… Après, ces traits attendrissants et comiques de vieille coquette…
« Je suis sûr, messieurs, qu’à ce moment, Bernard a compris pourquoi on l’écartait de la jeune fille qu’il aimait… Il a compris aussi sans doute pourquoi celle-ci le fuyait…
« Miss Esther était un homme… Son amant ? Je n’en sais encore rien… Toujours est-il que Bernard réclame du papier à lettres… Il écrit… Il proclame sa découverte… Il glisse la missive sous la porte de Lina…
« Et cette lettre, bien entendu, tombe dans les mains de la fausse gouvernante, qui couche dans l’appartement…
« La même nuit, Bernard passera par la fenêtre de sa chambre, et c’est miracle qu’il vive encore…
« La même nuit aussi, je reçois un billet qui m’ordonne de m’éloigner…
« Comprenez-vous, messieurs ?
Non ! Ils ne comprenaient pas, mais la pseudo-gouvernante laissait peser sur le Petit Docteur un regard dur qui n’était pourtant pas exempt d’admiration.
— Je sais que je me mêle de ce qui ne me regarde pas… Je m’en excuse…
Le directeur hochait la tête comme pour approuver. N’était-il pas tranquille avant l’arrivée de ce petit médecin encombrant, toujours tendu comme un fil électrique et prêt à faire des étincelles ?
— Réfléchissez !… Une jeune fille a si peur qu’elle préfère la prison… Une fausse gouvernante n’hésite pas à tuer l’homme qui a découvert une partie de son secret et à écarter par la menace un autre individu – moi-même ! – qui semble prendre le même chemin.
« Ce matin, quand je me suis installé sur la plage, l’homme que je ne peux encore appeler autrement qu’Esther – riez si vous voulez ! – comprend que je sais quelque chose… m’invite pour ce soir… Et, sans doute, aurais-je eu cette nuit le sort de Bernard Villetan…
« J’ajoute que, quand un ballon est tombé sur miss Esther, elle a serré les genoux, comme un homme, au lieu de les écarter, ce qui est le mouvement instinctif d’une femme…
« Vous y êtes, à présent ?
Ils n’y étaient toujours pas. Mais qu’importait ? Le Petit Docteur savait ! Il savait qu’il ne pouvait pas se tromper, que son raisonnement était sans une paille.
— J’ai écarté la jeune fille un instant… Vous remarquerez qu’elle n’est pas revenue et qu’elle a disparu…
— Cela ne nous dit toujours pas, docteur, pourquoi vous vous êtes occupé de…
Pouvait-il leur répondre : « Parce que, depuis l’affaire de la Maison-Basse, j’aime les problèmes criminels comme un collectionneur aime les vieilles faïences ou les tabatières anciennes ! »
Il se contenta de dire :
— J’ai soif !
Trois jours plus tard, Scotland Yard, qui avait reçu les empreintes digitales de la fausse miss Esther, envoyait un rapport qui peut se résumer ainsi :
« Empreintes de John O’Patrick… Longtemps acrobate et prestidigitateur dans les cirques… Y a connu Lina Powel, de mère française… Lina Powel faisait, depuis l’âge de douze ans, la danse des poupées… Après la mort de ses parents, survenue dans un accident de chemin de fer, s’est mise, à seize ans, en ménage avec John O’Patrick…»
Voilà donc pourquoi, en la regardant, le Petit Docteur avait toujours pensé à une poupée ! Elle n’avait pas d’âge ! Elle restait ce qu’elle avait toujours été sur la piste et sur la scène des music-halls…
«… Ont quitté tous deux le cirque à la suite de la mort d’un homme, l’Allemand Von Hoest, acrobate au trapèze, qui faisait la cour à Lina…
« O’Patrick fortement soupçonné d’être la cause de cette mort. »
Le couple gagne la France. Cirques et music-halls lui sont désormais interdits. O’Patrick est d’autant plus jaloux de sa compagne qu’il a vingt ans de plus qu’elle et qu’il n’est pas beau.
Faute de pouvoir monter un numéro, il invente le couple de la jeune fille et de sa gouvernante.
Écument les plages et les villes d’eaux…
Jusqu’au jour où Lina rencontre Bernard Villetan à Royan. Elle en a assez de cette vie. Elle voudrait se libérer. Mais son amant lui annonce qu’il la tuera à la première tentative.
Il en est capable. Il a déjà tué un homme pour elle.
Alors, un jour de lassitude, voulant échapper coûte que coûte à son pouvoir, elle profite de ce qu’elle est au casino pour voler, le plus maladroitement possible…
En prison, en somme, elle sera libre…
Le Petit Docteur avait repris le cours de ses consultations, de ses visites dans les bicoques et dans les fermes du pays.
Les aventures de Royan dataient déjà de six jours. Il tenait le téléphone d’une main un peu nerveuse.
— Allô… Ricou… C’est vous ? Dollent, oui… Et votre malade ?… Vous dites qu’il va de mieux en mieux ?… Oui… Comment ?… Où compte-t-il aller ?… En Espagne ?… Pourquoi ?…
Et quand il reçut la réponse, il raccroche lentement.
— Parce que, avait répondu le docteur Ricou, il a reçu un message mystérieux d’Espagne… Quelqu’un l’attend là-bas dès qu’il pourra voyager… Un jeune homme…
Parbleu ! La jeune fille en bleu !
Et lui, dans tout ça…