III

Où le Petit Docteur devient bavard et où, pris soudain du goût de la réclame, il se promène dans les salles de rédaction


— Si je me suis permis de vous déranger, c’est que je suis persuadé que votre fille n’a pas tué Paul Cairol… La compagnie, désireuse de découvrir la vérité, m’a chargé de faire une enquête conjointement à celle de la police… J’ai cru que je ne pouvais pas agir plus sagement qu’en venant vous trouver le premier…

Un homme, assez lourd d’aspect, aux cheveux drus, aux yeux méfiants. Le Petit Docteur était dans son salon, quai des Chartrons, et les persiennes, que le soleil frappait en plein, ne laissaient filtrer que de minces rais de lumière.

— Vous êtes un vieux colonial, si je puis me permettre ce mot…

— J’ai soixante-deux ans, dont quarante de colonie… Je ne cache pas que je me suis fait moi-même, à force de labeur et de patience, à force de volonté aussi…

— Vous connaissiez le surnommé Popaul ?

— Je ne le connaissais pas et je n’ai jamais voulu le connaître. Si vous aviez vécu en Afrique, vous sauriez que ce sont les hommes comme lui, aventuriers vulgaires et jouisseurs, qui font le plus grand tort à la saine colonisation…

— Je vais me permettre de vous poser une question indiscrète, monsieur Lardilier… N’y voyez que mon désir d’arriver à la vérité… Étant donné ce que vous pensiez de cet imbécile de Popaul, je me demande pourquoi vous avez permis à votre fille…

— Je sais ce que vous allez dire… Vous n’avez sans doute pas d’enfant, docteur… Ma fille, dont la mère est morte il y a quinze ans, a passé la plus grande partie de sa vie à la colonie, où l’existence est plus libre qu’ici… Je n’ai plus qu’elle au monde… Inutile donc d’ajouter qu’elle est une enfant gâtée… Lorsque j’ai risqué une remarque au sujet de Paul Cairol, elle m’a répondu simplement :

« — Est-ce ma faute s’il n’y a que lui de rigolo à bord ?

« Et je la connais assez pour savoir qu’il eût été inutile d’insister…

— Vous avez donc assisté, à regret, au flirt qui s’ébauchait…

Le front de l’homme d’affaires se plissa.

— Pourquoi parlez-vous de flirt ?… Une jeune fille ne peut-elle jouer au palet ou à la belote avec un homme sans qu’il faille soupçonner autre chose ?… Si c’est là votre idée, docteur, j’aime mieux vous déclarer tout de suite que…

« Mais non ! Mais non ! Te fâche pas, mon petit bonhomme ! pensait Jean Dollent. Ma passion pour les affaires policières m’a valu plusieurs fois d’être mis à la porte de maisons comme celle-ci. Cette fois, il n’en sera rien. Je serai gentil tout plein ! »

Et, à voix haute, l’air candide :

— Excusez-moi… L’expression a dépassé ma pensée… J’ai simplement répété un mot que le commandant… Et l’autre se jeta là-dessus avec fureur.

— C’est d’autant plus chic de sa part, à votre commandant, que c’est lui qui n’a cessé de poursuivre Antoinette de ses assiduités !… S’il n’avait poursuivi qu’elle !… Mais il était toute la journée derrière les robes de ces dames et c’est lui qui, maintenant, se permet…

— Il est certain qu’il a un penchant pour le beau sexe… Mais je voulais vous parler de questions plus sérieuses…

Figurez-vous que je suis arrivé à la conviction que Popaul cachait quelque chose dans sa cabine et que c’est à cause de cette chose qu’il a été tué… Que j’arrive à le prouver, et voilà à peu près sûrement votre fille hors de cause, car il est assez peu probable qu’il s’agisse d’une lettre d’amour… Vous me comprenez ?…

— Qu’est-ce qui vous fait croire ?…

— Une idée en l’air, bien sûr… Mais j’ai comme des intuitions… Ainsi, je vous dirais…

Il était insupportable de verbiage et d’assurance. À le voir, il était difficile de croire que ce bonhomme prétentieux avait vraiment percé à jour des mystères réputés indéchiffrables.

— Vous avez beaucoup navigué, vous, monsieur Lardilier… Figurez-vous que, moi, c’est la première fois ce matin que je suis monté à bord d’un vrai paquebot… À part la Malle qui fait le service de Boulogne à l’Angleterre… C’est pourquoi je vous pose cette question : si vous aviez à cacher un petit portefeuille, ou un simple papier, dans une cabine de luxe comme celle de Popaul, quel endroit choisiriez-vous ?…

« Tout est là !… Lorsque je serai capable de répondre à cette question, ces messieurs de la police seront obligés de relâcher votre fille avec leurs excuses les plus plates…

— Un portefeuille ? répéta Lardilier. Quel genre de portefeuille ?

— Par exemple, un petit portefeuille en crocodile… Nous avons fouillé la cabine ce matin… Nous avons presque démoli la salle de bains et démonté la baignoire… Nous avons aussi fouillé la chambre du nègre…

— Et vous n’avez rien trouvé ?

— Rien ! Or, je me refuse à croire, comme le commissaire, que l’assassin a eu le temps de saisir le portefeuille en question et de s’enfuir avec… Le fait que votre fille a surgi…

— Ma fille affirme qu’elle n’a vu personne…

— Je sais… Je sais… J’ai lu sa déposition…

— Elle ne vous paraît pas sincère ?

— Absolument sincère… C’est-à-dire…

— C’est-à-dire ?…

— Rien… Vous n’avez pas répondu à ma question, monsieur Lardilier… Si vous deviez cacher un…

— Je ne sais pas, moi… Sous le tapis ?

— Nous avons regardé…

— Au-dessus d’une armoire ?

— Nous avons cherché…

— Dans ce cas… Excusez-moi… Il faut que je reçoive l’avocat de ma fille qui m’attend à deux heures… Quand je pense qu’on a eu le cynisme de l’enfermer comme une criminelle !… Je vous remercie de votre visite, docteur… Si je puis encore vous être utile à quelque chose… Un cigare ?

— Merci…

Trop de cigares ! Trop de whiskies ! Il est déjà assez pétulant comme cela ! Rarement il avait été aussi enjoué. Rarement il avait fait montre d’une bonne humeur aussi bruyante et il étonna le secrétaire de rédaction de la Petite Gironde par son bagou.

— J’ai pensé que vous ne seriez pas fâché d’avoir quelques renseignements sur le crime de cette nuit… La police officielle ne doit pas vous en donner beaucoup… Mais, puisque je suis chargé officieusement de l’enquête…

« Figurez-vous que je suis arrivé à la conviction que tout le drame tourne autour d’un bout de papier… Vous désirez prendre des notes ?…

« Donc, voici : Paul Cairol, dit Popaul, revenait du Gabon avec une fortune, plusieurs millions… affirmait-il.

« Il avait peur… Il savait qu’un danger le menaçait…

« Or, cette fortune de plusieurs millions était contenue dans un petit portefeuille en crocodile… Un jour, il a laissé tomber ce portefeuille dans la cabine du docteur et c’est ainsi…

« Je vais trop vite ?…

« Donc, quelqu’un, à bord, en voulait à ce portefeuille ou plutôt au document qu’il contenait…

« Pendant toute la traversée, ce quelqu’un a guetté, mais notre Popaul était sur ses gardes et n’a pu être pris un moment en défaut…

« Pourquoi, la dernière nuit… Ou plutôt, je vais poser la question autrement : Pourquoi Popaul, qui buvait au bar et menait un train joyeux, est-il soudain descendu en courant dans sa cabine ?

« N’est-ce pas qu’il se sentait soudain en défaut ? S’il avait eu le document sur lui, il n’avait rien à craindre…

« Alors, voici mon hypothèse… Après avoir laissé tomber le portefeuille chez le docteur, Popaul s’est aperçu qu’il était dangereux, surtout avec des vêtements de toile, de le garder sur lui…

« Il a cherché une cachette sûre… Il l’a trouvée, car c’est un homme d’imagination…

« Vous admettrez, n’est-ce pas, que son adversaire devait être de taille, lui aussi… Sinon, il eût été écarté tout de suite du champ de bataille…

« Autrement dit, la cachette sûre était une cachette que cet adversaire était incapable de trouver…

« Je pose à nouveau ma première question : Pourquoi, est-ce à Bordeaux, alors que le navire était à quai, que Popaul s’est soudain senti inquiet et s’est précipité vers sa cabine où il devait trouver la mort ?

« C’est tout… Vous pouvez vous servir de ces révélations ! Pour votre journal…

Dix minutes plus tard, il grimpait les escaliers de la France de Bordeaux et du Sud-Ouest, le journal concurrent, et il se montrait aussi cabotin que précédemment, recommençait toute son histoire, avec des enjolivures par surcroît :

— Je prétends que mon raisonnement nous amène fatalement à dire que…

Une journée exaltante, vraiment ! Ce beau bateau blanc dans le soleil, ces uniformes, ces officiers si aimables, et lui qui se sentait si léger, si subtil, et qui avait l’impression de jongler avec le sort des gens !

Jamais il ne s’était autant agité de sa vie. Sa chemise lui collait au dos. Bien qu’on fût déjà en septembre, le bitume semblait fondre dans les rues où le sol était mou comme un épais tapis.

— À la police ! cria-t-il au chauffeur de son taxi. Car il avait laissé Ferblantine sur le quai.

— Je me suis permis, commissaire… Voici… Je voudrais vous demander deux petits services… D’abord, que vous fassiez surveiller discrètement la cabine de Popaul et celle de son domestique…

— C’est déjà fait !

— Pourquoi ?

— Parce que c’est une règle…

Et le Petit Docteur sourit. Il avait de bonnes raisons, lui, de désirer la surveillance de ces cabines !

— La surveillance durera toute la nuit ?… Bon… Seconde demande, celle-ci plus délicate… Je suppose que vous avez gardé le nègre à votre disposition ?

— Victor Hugo est dans une cellule… Toujours nos principes… Tant qu’il n’est pas prouvé que…

— Eh bien ! Justement, je désirerais que vous le relâchiez… Entendons-nous, je ne vous demande pas de l’abandonner purement et simplement à son sort… Vous le relâchez… Vous mettez sur ses talons un ou deux de vos meilleurs inspecteurs… Je ne crois pas que Victor Hugo soit assez subtil pour leur échapper…

— Vous croyez qu’il vous conduira quelque part ?

Ce qu’il y avait d’extraordinaire avec le commissaire Frittet, c’est que chaque fois qu’il prenait cet air malicieux, c’est-à-dire chaque fois qu’il croyait avoir percé à jour les secrets desseins de son interlocuteur, il tombait à faux !

— On ne peut rien vous cacher… soupira le Petit Docteur sans ironie.

— Ce n’est pas mon opinion… Je suis persuadé que c’est du travail inutile… Victor Hugo est trop bête pour être un complice ou pour… Enfin ! La compagnie nous a tellement recommandé de faire tout pour vous être agréable… C’est tout ce que vous désirez ?

— Pendant que vous donnerez les ordres au sujet du nègre, j’aimerais me servir de votre téléphone…

Il appela le secrétaire de rédaction de la Petite Gironde, puis celui de la France de Bordeaux.

— Votre mise en pages est terminée ?… Vous paraissez dans une heure ?… Voulez-vous ajouter quelques lignes à votre article ?… Je vous assure qu’elles sont sensationnelles : Le nègre que Popaul avait emmené avec lui comme garde de corps et qu’il avait baptisé Victor Hugo sera relâché dans une heure au plus… Vous ne voyez pas l’importance ?… Croyez-moi ! C’est de la plus haute importance… Surtout si vous ajoutez que, ne parlant pas le français, il ira sans doute retrouver son interprète de ce matin dans certaine ruelle du port qui n’est fréquentée que par des Noirs… Vous dites ? Cela sera dans votre édition ?… Merci…

Et le Petit Docteur tira de sa poche un des magnifiques cigares de la compagnie, car il avait pris la précaution d’en emporter quelques-uns.


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