II
Où un déshabillage est suivi d’un second déshabillage, et où un troisième déshabillage met le Petit Docteur sur la trace de l’arsenic
— Vous ne trouvez rien ?
Il y avait un bon quart d’heure que l’auscultation se poursuivait, et chaque fois que le Petit Docteur faisait mine d’y mettre fin, Ernestine le rappelait à l’ordre.
— Vous n’avez pas pris ma tension artérielle…
Pour s’assurer qu’elle savait de quoi elle parlait, il demanda :
— De combien était-elle la dernière fois ?
— Minimum 9, maximum 14… Au Pachot…
Or, rares sont les malades, surtout à la campagne, qui savent si on leur prend la tension avec un Pachot ou avec un autre appareil.
— Dites donc, ma bonne dame, plaisanta le Petit Docteur, je constate que vous êtes bien au courant des choses de la médecine…
— Pardi ! répliqua-t-elle. La santé, ça ne s’achète pas au marché… Et si je veux vivre cent deux ans comme ma grand-mère…
— Vous avez lu des livres de médecine ?
— Dame, oui ! J’en ai encore fait venir un le mois dernier de Paris… Je me demande maintenant si je ne ferais pas bien d’envoyer mon sang à analyser, pour savoir si je n’ai pas d’urée…
Il en connaissait d’autres comme elle, pour qui le souci de leur santé était une hantise et en quelque sorte une maladie, mais les moindres originalités prenaient, dans ce château de l’arsenic, une tout autre valeur. Il n’avait pas envie de sourire. Il la regardait se rhabiller, et il pensait qu’en effet cette femme était taillée pour vivre de nombreuses années encore si…
— Dans vos livres, on parle des poisons, évidemment ?
— Bien sûr, qu’on en parle… Et je ne vous cache pas que j’ai lu tout ce qu’on en dit… Quand on a eu trois exemples sous les yeux, on tient à être sur ses gardes !… Surtout quand on est dans le même cas que les trois autres !
— Que voulez-vous dire ?
Ce n’était pas au hasard qu’elle avait lancé ce bout de phrase. Cette femme-là ne faisait rien au petit bonheur, mais prenait en toutes choses le temps de réfléchir.
— Qu’est-ce qu’on a découvert, quand la tante Duplantet est morte ? Qu’elle avait souscrit une assurance vie au profit de Monsieur… Et quand sa femme est morte ?… Encore une assurance vie ! Eh bien ! Moi, je suis assurée sur la vie aussi…
— Au profit de votre nièce, je suppose ?
— Non pas ! Au profit de Monsieur… Et pas pour une petite somme, mais pour cent mille francs…
Les bras de Jean Dollent en tombaient.
— Votre patron vous a assurée pour cent mille francs ? Il y a longtemps de cela ?
— Il y a bien quinze ans… C’était longtemps avant la mort de la tante Duplantet… De sorte que je ne me méfiais pas…
C’était avant la mort de la tante Duplantet… Cela fut casé aussitôt dans un coin de la mémoire du Petit Docteur.
— Vous comprenez que, dans ces conditions, je me demande toujours si ce n’est pas bientôt mon tour…
— Sous quel prétexte vous a-t-il assurée ?
— Sous aucun prétexte… Il m’a dit comme ça qu’un représentant d’assurances était venu le voir, que c’était intéressant, que cela ne me coûterait rien et que, s’il m’arrivait malheur, il y aurait au moins quelqu’un à qui ça profiterait…
— Vous aviez quarante ans quand cette police a été signée ?
— Trente-huit…
— Et il y avait déjà des années que vous étiez dans la maison ?
— Quasiment depuis toujours…
— Est-ce que, quand il était jeune, votre patron était déjà aussi triste et… comment dirais-je ?… aussi éteint ?
— Je ne l’ai jamais connu autrement…
— A-t-il toujours vécu aussi renfermé ?… Ne lui avez-vous jamais connu d’aventures ?
— Jamais…
— Vous êtes au courant de tous ses faits et gestes, n’est-ce pas ? Êtes-vous sûre qu’il n’a pas de maîtresse dans le pays ?
— Sûre ! Il ne sort pas ! Et s’il venait une femme ici, on la verrait…
— Il y a cependant une possibilité… Votre nièce Rose est jeune et jolie… Pensez-vous que…
Elle le regarda bien en face pour répondre :
— Rose ne se laisserait pas faire… D’ailleurs, lui, ce n’est pas l’homme à ça… Il n’y a que l’argent qui l’intéresse… Il passe son temps à dresser des inventaires de ce qu’il a dans le château, et parfois il est des journées entières à la recherche d’un objet sans valeur, une potiche ou un cendrier qui a disparu… Voilà sa passion !…
Il y avait longtemps qu’elle était rhabillée et qu’elle avait repris son dur aspect de cuisinière revêche. Elle semblait soulagée. Son regard proclamait clairement : « Maintenant, vous en savez autant que moi… Je n’avais pas le droit de me taire…»
Drôle de maison, en vérité. Construite pour loger une bonne vingtaine de personnes, avec des chambres à n’en plus finir, des coins et des recoins, des escaliers inattendus, elle n’abritait plus en tout et pour tout que quatre habitants, en dehors de l’horrible meute à poils roux.
Or, ces quatre êtres, au lieu de se grouper, ne fût-ce que pour se donner la sensation de la vie, semblaient s’être ingéniés à s’isoler aussi farouchement que possible.
La chambre d’Ernestine était tout au fond du couloir du second étage, dans l’aile gauche. Quand le Petit Docteur se mit en quête de celle de Rose, c’est en vain qu’il ouvrit toutes les portes au même étage. Les chambres étaient inoccupées et exhalaient une fade odeur de moisissure.
C’est au premier étage qu’il dut chercher. Là, il trouva sans peine la chambre de M. Mordaut. Entendant du bruit, il frappa.
— Je voudrais que vous me désigniez la chambre de votre domestique Rose, dit-il.
— Elle en a changé deux ou trois fois… Je crois que maintenant elle est au-dessus de l’ancienne orangerie… Quand vous serez au fond du corridor, tournez à gauche… C’est la deuxième ou la troisième porte…
— Et votre fils ?
— Je le garde à côté de moi… Il occupe la chambre de sa pauvre mère, et je suis obligé, par prudence, de l’enfermer chaque nuit… Est-ce que votre enquête avance, docteur ?… Cette vieille Ernestine vous a-t-elle donné des renseignements intéressants ?… C’est une honnête fille, je pense… Mais, comme beaucoup de ses pareilles à qui on laisse trop d’autorité, elle a tendance à en abuser…
Il prononçait toutes ces phrases sur un même ton lugubre.
— Enfin !… Si vous avez besoin de moi, je suis toujours à votre disposition… Savez-vous ce que je fais en ce moment ?… Entrez, si le cœur vous en dit… C’est ma chambre… Il y a un peu de désordre… J’étais occupé, quand vous avez frappé, à classer dans un album les photographies des trois femmes qui sont mortes dans ce château… Voici ma tante Émilie… Voici ma femme quelques jours avant notre mariage… Ceci, c’est elle quand elle était enfant…
« Elle n’a jamais été très jolie, n’est-ce pas ? Mais elle était douce, effacée… Elle brodait toute la journée… Elle ne sortait que pour se rendre à l’église… Elle ne s’ennuyait jamais… Quand je l’ai épousée, elle avait trente ans… C’était la fille d’un riche propriétaire des environs mais, comme elle sortait peu, on ne l’avait jamais demandée en mariage…
« J’aurais dû savoir que je porte malheur…
Dollent ne pouvait supporter longtemps le tête-à-tête avec cet homme morne et accablé, et il se dirigea vers la chambre de Rose. Il venait de faire un rapide calcul : Rose était depuis près d’un an dans la maison quand la tante Émilie avait succombé à l’arsenic ou à une maladie de Cœur.
Était-il possible d’imaginer une empoisonneuse de seize ans ?
Il écouta à la porte, n’entendit rien et tourna doucement le bouton. L’impression fut plus que désagréable. Il croyait s’introduire sans bruit dans une chambre vide, et soudain il voyait devant lui la jeune fille qui le regardait tranquillement.
— Eh bien !… Entrez !… s’impatienta-t-elle. Qu’est-ce que vous attendez ?…
Elle s’était doutée qu’il viendrait, c’était évident. Et elle avait préparé la place ! La chambre venait d’être mise en ordre, et le Petit Docteur remarqua qu’il y avait des papiers brûlés dans la cheminée.
— Alors, après ma tante, je suppose que c’est mon tour ? Railla-t-elle. Est-ce qu’il faut que je me déshabille aussi ?
Il fronça les sourcils. C’était elle qui venait de lui en donner l’idée.
— Ma foi, je ne serais pas fâché de vous examiner. On parle tant d’arsenic dans ce château qu’il serait peut-être intéressant de s’assurer que vous n’êtes pas en train d’en prendre à petites doses…
Avec une désinvolture méprisante, elle avait déjà passé sa robe par-dessus la tête, et elle découvrait une poitrine orgueilleuse, une chair aussi blanche, mais plus riche, que celle de sa tante.
— Allez-y ! lança-t-elle. Voulez-vous que j’enlève le reste aussi ? Tant que vous y êtes, ne vous gênez pas…
— Penchez-vous… Bien… Respirez… Toussez… Étendez vous, maintenant…
— Vous savez, j’aime mieux vous prévenir tout de suite que je suis saine comme un brochet…
Pourquoi un brochet ? Il ne comprit jamais pourquoi cet animal, dans l’esprit de Rose, représentait plus que tout autre la santé parfaite.
— Vous avez raison… Vous pouvez vous rhabiller… M. Mordaut m’a donné l’autorisation de questionner les habitants de la maison… Si vous le permettez…
— J’écoute… Je sais déjà ce que vous allez me demander… Du moment que vous sortez de chez ma tante… Avouez qu’elle vous a raconté que je couchais avec le patron…
Elle allait et venait, pleinement vivante, à travers la pièce, qui était une des plus gaies de la maison et qui, par exception, avait aux fenêtres des rideaux de couleur vive.
— Ma pauvre tante ne pense qu’à ça !… Parce qu’elle n’a jamais eu de mari ou d’amant, cette question la hante… Quand elle parle des gens du village, ce n’est jamais que pour imaginer des coucheries entre eux… Tenez ! Maintenant, elle doit être persuadée que je vous fais ou que vous me faites des propositions… Pour elle, du moment qu’un homme et une femme sont ensemble…
— J’ai constaté qu’Hector, en tout cas, vous regardait d’une manière qui…
— Le pauvre garçon ! Sûr qu’il tourne un peu autour de moi… Au début, cela m’a fait un peu peur, parce qu’il est assez violent… Mais j’ai vite compris qu’il n’oserait seulement pas m’embrasser…
Il regarda les cendres, dans la cheminée, murmura plus lentement :
— Vous n’avez pas d’amoureux, ou de fiancé ?
— Ce serait de mon âge, vous ne trouvez pas ?
— On peut connaître son nom ?
— Si vous le trouvez… Puisque vous êtes ici pour chercher, cherchez !… Maintenant, il faut que je descende, parce que c’est le jour des cuivres… Vous restez ici ?
Pourquoi pas ? Pourquoi ne pas jouer le même jeu cynique qu’elle ?
— Je resterai, oui, si vous n’y voyez pas d’inconvénient…
Elle fut dépitée, mais elle sortit, et il l’entendit s’engager dans l’escalier. Sans doute ignorait-elle qu’on peut lire l’écriture sur le papier carbonisé ? Elle n’avait pas pris la peine de disperser suffisamment les cendres, et il y avait entre autres une enveloppe qui, d’un papier plus épais que le reste, était restée presque entière. D’un côté, on distinguait encore le mot «… restante », ce qui laissait supposer que Rose recevait son courrier à la poste restante.
De l’autre côté, l’expéditeur avait écrit son adresse dont il subsistait : … Régiment d’infanterie coloniale… Puis, en dessous, la mention : … Côte-d’Ivoire.
Presque à coup sûr, Rose avait un amoureux, un fiancé ou un amant, et celui-ci, qui faisait partie des troupes coloniales, se trouvait en garnison sur la Côte-d’Ivoire.
— Je vous dérange à nouveau, monsieur Mordaut, alors que vous êtes tellement occupé par votre album de photographies… Vous m’avez dit ce matin qu’il vous arrive de ressentir certains malaises… Comme médecin, je voudrais m’en assurer, m’assurer surtout qu’il ne s’agit pas d’empoisonnement lent…
Résigné, le châtelain esquissa un amer sourire et commença, comme les deux domestiques, à se dévêtir.
— Il y a déjà longtemps, soupira-t-il, que je m’attends à subir le sort de ma femme et de ma tante… Quand j’ai vu Solange Duplantet mourir à son tour…
Il laissa retomber les bras avec lassitude. Contrairement à ce qu’on aurait pu penser en le voyant habillé, il était d’une constitution robuste et il avait une poitrine plus développée que la moyenne, couverte de longs poils, avec cette peau blême de ceux qui vivent toujours enfermés.
— Vous voulez que je m’étende ? Que je reste debout ? Vous avez ausculté mes domestiques ?
— Elles ne sont atteintes ni l’une ni l’autre… Mais… Ne bougez plus… Respirez normalement… Penchez-vous un peu en avant…
Cette fois, la consultation dura près d’une heure, et le Petit Docteur devenait de plus en plus grave.
— Je ne voudrais rien affirmer avant de m’entretenir avec des confrères plus calés que moi… Cependant, les malaises que vous ressentez pourraient provenir d’un empoisonnement arsenical…
— Je vous le disais !
Il ne s’indignait pas ! Il ne s’effrayait pas non plus !
— Une question, monsieur Mordaut… Pourquoi avez-vous assuré Ernestine sur la vie ?
— Elle vous en a parlé ?… C’est bien simple… Un jour, un agent d’assurances est venu me trouver… C’était un garçon habile, capable de trouver d’excellents arguments… Il m’a représenté que nous étions plusieurs dans cette maison, et presque tous d’un certain âge…
« J’entends encore son raisonnement…
« — Quelqu’un mourra fatalement le premier… disait-il. Ce sera triste, certes… Mais pourquoi cette mort ne servirait-elle pas à vous permettre de restaurer le château ?… En assurant toute votre famille…
— Pardon ! interrompit le Petit Docteur. Hector est assuré aussi ?
— La compagnie n’assure pas les anormaux… Donc, je me suis laissé séduire… Et, pour augmenter les chances, j’ai assuré Ernestine aussi, malgré sa solide santé…
— Encore une question. Vous êtes vous-même assuré ? Cette idée parut frapper M. Mordaut pour la première fois.
— Non, dit-il rêveusement.
— Pourquoi ?
— Oui, pourquoi ?… La vérité, c’est que je n’y ai jamais pensé… Sans doute ne suis-je qu’un sordide égoïste… Dans mon esprit, c’était nécessairement moi qui devais survivre…
— Et vous avez en effet survécu !
Il baissa la tête, tenta timidement :
— Pour combien de temps ?
Fallait-il le prendre pour une loque humaine et le plaindre ? Fallait-il au contraire considérer toutes ses attitudes comme le comble de l’habileté ?
Pourquoi avait-il sans hésiter laissé le champ libre au Petit Docteur ?
Pourquoi lui avait-il parlé des symptômes qu’il ressentait ?
Un homme capable d’empoisonner trois femmes, dont la sienne, n’était-il pas capable aussi, pour sauver sa tête, d’avaler une quantité de poison insuffisante pour donner la mort ?
Jean Dollent, en quittant la chambre, se souvenait des paroles du commissaire Lucas.
— Des assassins, disait l’homme de la PJ, il y en a de toutes les sortes, des jeunes, des vieux, des doux et des violents, des gais et des tristes… On tue pour des quantités de raisons, l’amour, la jalousie, la colère, l’envie, la cupidité… Bref, tous les péchés capitaux y passent…
« Mais les empoisonneurs sont presque toujours d’une seule espèce… Si l’on examine la liste des empoisonneurs et des empoisonneuses célèbres, que remarque-t-on ? Il n’y en a pas un de gai… Pas un n’a mené, avant son crime, une vie normale…
« Toujours, il y a une passion à la base, une passion intérieure assez violente pour dominer les autres sentiments, pour inspirer cette cruauté atroce qui consiste à regarder sa victime mourir à petit feu…
« Une passion physique… Et, dans ce cas, il faut plutôt parler d’un vice, car il ne s’agit pas de l’amour…
« Ou alors l’avarice la plus sordide…
« Des empoisonneurs ont dormi des années sur une paillasse de mendiant qui contenait une fortune…
Une heure s’écoula. Le Petit Docteur, accablé d’une sorte de dégoût que sa curiosité seule rendait supportable, errait dans le château et dans le parc, où les chiens ne lui faisaient plus la guerre.
Il était près de la grille, et il se demandait s’il n’allait pas pousser jusqu’au village, ne fût-ce que pour changer d’air, quand il entendit un remue-ménage du côté de la maison et un grand cri d’Ernestine.
Il se précipita, dut contourner en partie le château. Non loin de la cuisine, il y avait une sorte de grange qui contenait encore de la paille et des outils aratoires.
Dans cette grange, Hector était étendu, mort, les yeux vitreux, le visage convulsé, et le Petit Docteur n’avait pas besoin de se pencher pour décider :
— Arsenic à haute dose…
Près du cadavre, qui était couché dans la paille, une bouteille brune portant les mots : Rhum de la Jamaïque.
M. Mordaut se retournait lentement, une étrange lueur dans les yeux. Ernestine pleurait. Rose, un peu à l’écart, comme quelqu’un que les morts impressionnent, tenait la tête basse.